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Publié le 29 septembre 2014 Mis à jour le 29 septembre 2014

Paolo Freire aujourd'hui

"Personne n'éduque autrui, personne ne s'éduque seul, les hommes s'éduquent ensemble par l'intermédiaire du monde."

Paolo Freire est un pédagogue brésilien qui a inspiré des générations d'éducateurs et de formateurs spécialisés en alphabétisation. Pédagogie des opprimés, écrit en 1969 alors qu'il vivait au Chili et publié d'abord en anglais aux Etats-Unis en 1974, constitue son ouvrage le plus connu.

Paolo Freire conçoit l'alphabétisation comme une prise de conscience et une reprise en main de leur destinée par les classes dominées. A ses yeux, l'éducation formelle est avant tout un système de domination : elle est l'un des instrument utilisés par les puissants pour maintenir leur domination, avec le concours actifs des dominés qui ont intériorisé leur pseudo-infériorité. 

 

Alphabétisation = libération

La méthode d'alphabétisation de Paolo Freire, mise en oeuvre non par des formateurs - sachant mais par des "animateurs culturels", se déploie en trois temps : 

- L'étude du contexte, conversations à bâtons rompus pendant lesquelles s'opère une première sélection de mots significatifs.

- Une recherche plus approfondie de mots et de thèmes qui serviront de matériau de base à l'alphabétisation proprement dire. Ces mots et ces thèmes doivent être inscrits dans la réalité sociale des apprenants, évoquer pour eux des choses importantes et générer des émotions. Ce sont les "mots générateurs".

- On passe en suite à la phase d'alphabétisation proprement dite. Elle commence par une étape de motivation, les apprenants s'appropriant les mots générateurs et donc s'impliquant dans le processus d'apprentissage. Elle se poursuit avec la fabrication du matériel pédagogique, avec des cartes qui relient les mots générateurs à des illustrations de la vie des personnes et d'autres qui montrent les mots découpés en syllabes. Ces syllabes sont ensuite utilisées pour créer d'autres mots.  

On l'aura compris, cette méthode puise sa force dans le fait que l'enjeu de la maîtrise de la langue est étroitement lié à un enjeu de libération sociale, ce qui génère une grande motivation chez les apprenants. Mais cela fonctionne t-il ?

 

Des résultats en demi-teinte

En fait, pas si bien que ça. La méthode a connu un immense succès d'abord dans les pays d'Amérique latine puis dans plusieurs pays d'Afrique, adoptée par des gouvernements issus des luttes (d'indépendance, ou contre les dictatures), mais son utilisation a eu des effets modestes, voire contre-productifs. Les limites de cette méthode ont été pointées à plusieurs reprises :

- Inscription de l'alphabétisation dans un schéma binaire dominant / dominé, qui considère les opprimés comme une entité unique et indifférenciée, alors que les groupes sont traversés de problèmes et contradictions internes.

- Risque de manipulation de la part de l'animateur, qui reste finalement le sachant et est le seul à savoir où il doit conduire les membres de la communauté.

- Difficulté à choisir la langue d'alphabétisation, notamment dans des pays où sont parlées plusieurs dizaines ou centaines de langues : comment s'alphabétiser dans une langue non écrite ? La tentation est grande alors de se rabattre sur la langue "officielle", c'est à dire celle de l'ancien colonisateur...

- Lorsque la méthode de Freire a ét adoptée par les institutions et gouvernements, les objectifs d'émancipation sociale se sont perdus. L'alphabétisation est redevenue fonctionnelle.

- A l'inverse, dans des contextes de mécontentement social, des communautés ont largement exploré les phases de conscientisation et ont délaissé les objectifs pratiques d'alphabétisation.

 

Freire 2.0

Il serait stupide pourtant de reléguer Freire au musée des utopies des années 60 et 70. Si sa méthode a montré ses limites, sa philosophie, elle, reste bien vivante et nous aide à décrypter certaines des stratégies et aspirations éducatives à l'oeuvre dans l'espace éducatif mondial.

Nous illustrerons ce postulat par trois exemples. Les deux premiers touchent spécifiquement à la formation en ligne.

- La mission éducatrice qui est en fait une stratégie de domination. La diffusion de cours en ligne dans tous les recoins de la planète constitue t-elle une contribution majeure à l'éducation des peuples du monde, ou une stratégie de domination d'une partie du monde sur l'autre, un instrument de soft power qui impose sa propre distinction entre ce qui a de la valeur et ce qui n'en a pas ? Compte-tenu de la réactivité des ensembles culturels francophones, hispanophones et sinophones aux initiatives nées aux Etats-Unis, la réponse coule de source. 

Rien n'empêche toutefois ceux qui refusent cette dictature intellectuelle porteuse d'impérialisme de créer leurs propres supports, à l'image des communautés culturelles prônées par Freire qui créaient leur propre matériel pédagogique. Les moyens de communication permettant d'aller au-delà des communautés initiales, eux, restent pourtant l'apanage des puissants... 

- Le prof : transmetteur ou animateur ? Les enseignants restent dans leur majorité très attachés à leur rôle de transmetteurs du savoir, alors que celui-ci est désormais disponible dans un espace et un temps détaché de celui de l'école (au sens générique). Le changement de rôle de l'enseignant fait partie des défis majeurs auquel toute stratégie d'intégration des TICE reste confrontée. En formation professionnelle, la figure du formateur - facilitateur a, en revanche, été intégrée depuis de nombreuses années. Dans les cours en ligne, on voit la même dichotomie à l'oeuvre : à côté des "profs stars" on trouve des collectifs pédagogiques qui ne s'appuient pas sur la personnalisation. Car l'on sait que si les vedettes font venir les participants, rien en revanche ne garantit que ceux-ci apprennent bel et bien...

- L'éducation transformera le monde non en reproduisant l'ordre établi, mais en permettant aux plus démunis d'accéder à la connaissance et donc au pouvoir. Nous rejoignons ici le premier point, mais sous son aspect positif. Tout le monde est capable d'apprendre, à condition d'adopter la méthode adaptée. Ken Robinson et Sugata Mitra, par exemple, militent et agissent pour une éducation qui libère le potentiel intellectuel et créatif des enfants plutôt qu'il ne le bride, de manière à répondre aux besoins de la société; dans son Barefoot College, Bunker Roy accompagne les adultes pauvres et peu ou pas scolarisés dans l'acquisition de connaissances et compétences de haut niveau, indispensables à la société. 

Même si la méthode de Paolo Freire a vite montré ses limites et s'est largement améliorée en se transformant partout où elle avait servi de source d'inspiration, sa pensée continue de nous interpeler sur le sens de nos actes éducatifs : reproduisons-nous un ordre établi fortement inégalitaire, ou notre action est-elle porteuse de renforcement des capacités pour les plus faibles ? Quelle valeur accordons-nous aux savoirs et savoir-faire de ceux qui ne maîtrisent pas la culture dominante ? Nous positionnons-nous plutôt en transmetteurs ou en facilitateurs ?  Et de quel droit, avec quelle légitimité ?

Des questions à se poser régulièrement... 

Références : 

UNESCO. "A propos de Paolo Freire. Brève note d'introduction aux différents "Paolo Freire" (1921-1997)." Non daté, consulté le 29 septembre 2014. http://www.unesco.org/most/freire_paulo.pdf.

Ojokheta, K.O. "La méthode d’alphabétisation de Paulo Freire." DVV International. Non daté, consulté le 29 septembre 2014. http://www.iiz-dvv.de/index.php?article_id=285&clang=2.

Ramos Idunate, Gilberto. "Éducation populaire latino-américaine. Paulo Freire et la praxis d’une pédagogie réflexive" Academia.edu. Non daté, consulté le 29 septembre 2014. http://www.academia.edu/3742315/Education_populaire_latino-americaine._Paulo_Freire_et_la_praxis_dune_pedagogie_reflexive.

Barefoot college : http://www.barefootcollege.org/ 

Vaufrey, Christine. "D'où vient la véritable innovation éducative ?" Thot Cursus. Avril 2011. http://cursus.edu/dossiers-articles/articles/6828/vient-veritable-innovation-educative/#.VCme2yl_uZ4.

Guemadji Gbedemah, Tété Enyon. "La gouvernance scolaire : passer du modèle industriel au modèle manufacturier." Thot Cursus. Janvier 2012. http://cursus.edu/dossiers-articles/articles/17960/gouvernance-scolaire-passer-modele-industriel-modele/#.VCmfWSl_uZ4.

Illustration : Paolo Freire. Slobodan Dimitrov, Wikimedia Commons, Licence CC BY-SA.


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