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Publié le 14 mai 2013 Mis à jour le 14 mai 2013

Super compétents mais quasiment illettrés

Des cadres illettrés en entreprises ! Ce n'est pas une fiction mais une réalité beaucoup plus fréquente qu'on ne le pense.

Les diplômes ne reflètent toujours les compétences réelles de leurs titulaires. Après tout, l’habit ne fait pas toujours le moine, me diriez-vous. Cependant, s’il est parfois banal de rencontrer un bachelier en philo incapable de raisonner, le scénario d’un cadre d’entreprise ne maîtrisant pas les bases de l’écriture et/ou de la lecture demeure encore difficilement envisageable. On continue d’imaginer les illettrés comme étant des personnes analphabètes, destinées à (ou exerçant) un métier n’exigeant pas de compétences particulières en lecture ou en écriture. Et pourtant, la réalité semble toute autre. L’illettrisme touche aussi bien les cadres d’entreprises que leurs agents d’entretien. Étonnant certes, mais pas faux en tout cas. Qu’est-ce qui dès lors, peut bien expliquer cela ? Comment ce phénomène se manifeste-t-il au quotidien ? Est-ce tellement préjudiciable à l’entreprise?

Un phénomène assez méconnu mais pourtant bien réel.

 

De prime abord, il importe de préciser que parler "d’illettrisme" des cadres ne revient pas à les réduire à des analphabètes au sens premier du terme. Car, comme le souligne Paul Bélanger, professeur à la  faculté des sciences de l’éducation de l’UQAM, dans une entrevue pour l’émission Dessine-moi un dimanche (du 10 mars 2013) de Radio Canada, « il ne s’agit pas de gens qui ne savent au départ ni lire ni écrire. Ce sont des personnes qui dans leur travail quotidien ne sont pas très régulièrement appelées à écrire ou lire». Un phénomène qui touche « à peu près 25 % de la population ayant déjà une formation post-secondaire et encore 5% pour les personnes ayant une formation universitaire ». Des personnes pour la plupart incapables d’utiliser la communication écrite au quotidien ou qui le font de manière approximative.

Abondant dans le même sens, le journaliste Shahzad Abdul, dans un article paru dans Le Monde, explique alors qu’il s’agit de ce qu’on pourrait appeler un « illettrisme de retour » qui découle du fait qu’à force de ne pas écrire régulièrement, ces cadres finissent par perdre l’usage de l’écriture. Il se focalise ici sur le cas d’un trader qui avoue n’avoir « quasiment jamais écrit, malgré des études à l’INSEEC une école de commerce parisienne ».

Mais, comment est-il possible d’arriver à un tel niveau d'emploi sans disposer de compétences aussi essentielles que la lecture et l'écriture ?

Des causes diverses

 

Elles sont nombreuses et nous retiendrons trois facteurs clés comme étant à l’origine de ce phénomène :

Du problème psychologique…

Shahzad Abdul dans ce même article, rappelle que d’après le psychologue et chercheur Georges Marandon, l'illettrisme chez les cadres relève aussi d'un blocage psychologique. «C'est la manifestation (…) d'un problème, d'une souffrance par une attitude réfractaire. Le sujet se met en situation de refus de progresser par rapport à des apprentissages fondamentaux, à ses yeux survalorisés ou symboliquement surinvestis par l'environnement contre lequel il se défend ». Une vérité qu’accentueraient certaines réalités de nos systèmes éducatifs.

La remise en question du système éducatif …

Ce phénomène remet à l’ordre du jour le sempiternel problème de l’adaptabilité des systèmes éducatifs (scolaires ou universitaires) aux besoins réels des entreprises et par ricochet de nos sociétés. L’enseignement supérieur technique estimé (à tort ou à raison)  un peu trop « spécialisé » est souvent pointé du doigt. Car, dans les écoles et autres instituts d’où sortent ces cadres, l’on a tendance à se focaliser essentiellement sur les aspects « techniques » estimant généralement qu’ils sont plus importants pour eux que les aspects d’ordre « littéraire » par exemple, que l’on peut parfois estimer un peu superflus. Un phénomène qui empire une fois arrivé dans le monde professionnel.

Les réalités du milieu professionnel

Une fois dans l’entreprise, il est bien plus difficile de rectifier le tir. Nombreuses sont les personnes qui arrivent à passer entre les mailles du filet lors du recrutement, l’accent étant surtout mis sur les compétences « techniques » et les diplômes auxquels les recruteurs se limitent généralement. Elles se retrouvent ainsi facilement hissées au niveau de cadres dépourvus de compétences pourtant essentielles, ce qui affecte certainement la qualité de leur travail.

Or, la numérisation des fonctions a provoqué un retour massif de l'écrit : chacun doit désormais rédiger lui-même ses courriels et ses rapports. L'outil informatique dans ce cadre n'est pas vécu comme une libération, mais comme un instrument de torture, qui contraint à faire soi-même (et mal) ce que l'on déléguait jadis à d'autres.

Commentant un Article paru sur Lefigaro.fr en 2010, Christal le soulignait déjà: « Dans la Société où j'ai travaillé, 90 % des cadres et membres de la Direction Générale ne savaient pas écrire correctement, ni s'exprimer d'une manière correcte. Heureusement, les secrétaires étaient au poste, avant publication des "horreurs". Avec les messages et e-mails écrits directement par les chefs de service, on découvre réellement un désastre ».

S’offrir les services de leur secrétaire, demander de l’aide à un collègue, recopier un texte pré-existant sont autant de ruses auxquelles ces cadres ont régulièrement recours pour s’émanciper des contraintes de rédaction et de lecture. Cependant, cela ne fonctionne pas tout le temps et ces incompétences, même si elles semblent assez négligeables, peuvent avoir des répercussions sur le bon fonctionnement l’entreprise.

Des réalités préjudiciables aux entreprises ?

 

A priori, pas tellement. Jusqu'ici, le sujet reste tabou et on privilégie les stratégie de contournement. Mais les carences rédactionnelles ne pourront peut-être pas continuer longtemps de passer inaperçu... D'où, l’importance de recruter davantage de profils littéraires dans les entreprises comme le recommande Delphine Jouenne  dans cette tribune. D’après cette consultante en stratégie marketing qui a une formation intiale en lettres classiques, les littéraires ayant « conscience du poids des mots, de leur sens et de leur histoire » savent donc  « mieux que quiconque comment les utiliser ».

Un point de vue appuyé par Jean-Marie Chastagnol qui, commentant cette même tribune affirme : « Les littéraires n'ont pas seulement la maîtrise du langage et des mots, ils aident les spécialistes des techniques à se faire comprendre, écoutent, traduisent en langage clair ce qu'ils observent à l'intérieur et à l'extérieur de l'entreprise, questionnent les non-dits, proposent de nouveaux points de vue, proposent des expressions pour agréger des intentions partagées jusqu'alors isolées ». Des profils qui ont donc tout autant leur place au sein des entreprises, car après tout : « un matheux ne peut pas comprendre qu'en vendant une voiture, on vend une part de rêve d'irrationnel » comme l’affirme cet autre internaute.

Comment venir à bout de ce phénomène ?

 

Face à tout ceci, il est urgent d’agir. Et recruter de plus en plus de littéraires dans les entreprises comme le préconise Delphine Jouenne, ne saurait suffire.

Conscients de la gravité de ce problème, les Etats et les associations ont décidé de le prendre à bras-le-corps. Ainsi, en France par exemple, le gouvernement a déclaré l’illettrisme comme une cause nationale pour l’année 2013. Cependant, si au niveau national, il demeure assez difficile pour les cadres de trouver des formations de mise à niveau adaptées à leurs profils, celles-ci étant généralement réservées en priorité aux personnes n’ayant pas fait de grandes études, des associations comme B’A’BA qui luttent contre l’illettrisme au sein des grandes entreprises sont les bienvenues.

Paul Bélanger pour sa part affirme qu'avec une formation de deux fois 80 heures, il est parvenu à réactiver les connaissances de base des salariés de l'entreprise qui avait fait appel à ses services. Enfin, le Belge Bernard Fripiat anime des stages d'amélioration de l'orthographe qui visent aussi à dédramatiser la situation de ceux qui n'osent même plus écrire un courriel, de peur de se tromper. 

En  attendant le printemps des littéraires dans les grandes entreprises, nous devrions peut-être nous rappeler avec Paul Bélanger que « La communication est une compétence essentielle. Elle est liée à notre dignité de citoyens ».  À méditer peut-être.

RÉFÉRENCES :

Radio-Canada.ca | Information, radio, télé, sports, Arts et divertissement. "Dessine-moi un dimanche." 10 mars 2013. http://www.radio-canada.ca/audio-video/pop.shtml#urlMedia=http://www.radio-canada.ca/Medianet/2013/CBF/DessinemoiUnDimanche201303100910_2.asx.

Abdul, Shahzad. "L'illettrisme des cadres, un phénomène méconnu et tabou." Le Monde.fr. 16 février 2013. http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/02/16/l-illettrisme-des-cadres-un-phenomene-meconnu-et-tabou_1833722_3224.html.

Landré, Marc. "L'illettrisme reste tabou dans le monde du travail." Le Figaro. 1er décembre 2010. http://www.lefigaro.fr/emploi/2010/11/30/01010-20101130ARTFIG00620-l-illettrisme-reste-tabou-dans-le-monde-du-travail.php.

Jouenne, Delphine. "De l'intérêt de recruter des littéraires au sein des entreprises ! | Le Cercle Les Echos." Bienvenue | Le Cercle Les Echos. 24 avril 2013. http://lecercle.lesechos.fr/entreprises-marches/management/rh/221171254/linteret-recruter-litteraires-sein-entreprises.

Fripiat, Bernard. "L'orthographe, ce n'est pas sorcier !" YouTube. 9 mars2008. http://www.youtube.com/watch?v=ty4XMHjWsDI.

Illustration : Nejron Photo, Shutterstock.com


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