Marie-Anne Paveau est professeure en sciences du langage à l'université Paris 13. Elle tient aussi un blog intitulé "La pensée du discours" sur Hypothèse, plateforme de carnets de recherche en sciences humaines et sociales. Et elle s'y trouve bien seule. Non que la plateforme n'abrite d'autres carnets de chercheurs. Mais parmi ceux-ci se trouvent bien peu de carnets de linguistes.
Madame Paveau est donc partie à la recherche de ses collègues linguistes sur la toile. Elle en a trouvé quelques-uns... trop peu, selon elle. Et dans un billet intitiulé Le désert des blogs francophones, elle s'étonne de cette réalité : pourquoi y a t-il si peu de linguistes blogueurs francophones sur la toile, alors que les linguistes blogueurs anglophones se comptent par milliers ? La discipline aurait-elle du mal à passer du papier au numérique ?
Cette première hypothèse se trouve confirmée par une autre découverte réalisée par Marie-Anne Paveau : trois revues de linguistiques en français seulement (sur 35 revues recensées sur les portails Cairn, Persée et Revues.org) ne sont publiées qu'au format électronique. Toutes les autres font d'abord l'objet d'une publication papier, avant que leurs articles ne soient, plus ou moins exhaustivement, numérisés et mis en ligne.
Il est tentant alors de se laisser aller à une mention ironique de plus sur les enseignants "old school" dont les linguistes seraient les plus fiers représentants, sachant à peine envoyer un courriel et limitant leur usage d'Internet à la consultation des horaires de train; madame Paveau ne tombe pas dans ce piège. Dans un autre billet consacré cette fois aux blogs de linguistique anglophones, elle pousse au contraire la réflexion du côté de la fonction qu'assure le fait de publier sur un blog lorsqu'on est chercheur, en s'appuyant là sur les témoignages de chercheurs blogueurs.
Le blog permet une écriture "abondante", à l'inverse des publications académiques qui sont régies par des normes très strictes liées à leurs enjeux et leur pérennité supposée. Sur un blog, on peut écrire à chaque fois qu'on en a envie. Il encourage également la fluidité dans l'expression d'une recherche en cours, et même une certaine impertinence à l'égard des canons de la recherche et de leurs gardiens.
Cette abondance et cette fluidité sont adaptées à l'expression de travaux qui n'ont pas encore trouvé leur forme définitive. Mieux encore, les contenus s'y modifient en fonction des formats de documents dans lesquels ils s'expriment : un série de billets de blogs peut dfonner naissance à un livre, après enrichissement; un livre ou une présentation réalisée lors d'un séminaire peuvent se transformer en billet de blog, là encore après subi quelques indispensables modifications (épargnez-nous s'il vous plait les communications recopiées telles quelles sur vos blogs, mesdames et messieurs les chercheurs !).
M. A. Paveau voit ici une des raisons essentielles à la faible présence des chercheurs sur la toile : "Je pense que cette géniale notion d’abondance numérique explique partiellement la rareté des blogs de recherche scientifique : l’abondance, c’est la fluidité incontrôlable, le détournement de l’appellation contrôlée, la qualité sans la norme NF, la crédibilité sans estampille. La créativité de l’abondance numérique contre l’idéologie de l’excellence scientifique".
Le blog permet évidemment de communiquer avec autrui. C'est même sa fonction première. Nous ajouterons qu'il est intéressant de mettre en regard la faible attractivité de la linguistique parmi les étudiants et encore plus dans le grand public et sa présence plus que discrète sur la toile. Ceci est d'autant plus paradoxal que le web déborde de mots ! Pourquoi reste t-il aveugle au regard expert sur sa matière première ? Ce n'est pas le cas d'autres mediums, telles les images par exemple, qui font l'objet d'analyses pointues et nombreuses dans l'espace francophone, notamment par l'équipe fédérée autour d'André Gunthert.
Ces quelques éléments nous incitent à considérer le chercheur, et le linguiste francophone en particulier, comme un individu dont l'identité professionnelle s'exprime principalement dans des travaux achevés, fortement normés, et réservés à un petit cercle de pairs. C'est un bien mauvais cadeau à faire aux sciences, que de s'obstiner à se présenter ainsi : en effaçant ses traces, en privilégiant le produit final sur le chemin qui y a mené, le chercheur apparaît comme un être lointain, dont les préoccupations et les manières de travailler ne rejoignent pas celles d'un public plus large. Comment alors espérer attirer des profils plus diversifiés qu'à l'heure actuelle vers les métiers de la recherche, et prétendre que les dites recherches ont une quelconque valeur pour la société ?
Paveau M.-A., 15 juillet 2012, Linguistique et numérique 1. Une discipline hors ligne ? La pensée du discours [carnet de recherche], http://penseedudiscours.hypotheses.org/?p=10050, consulté le 18 septembre 2012.
Paveau M.-A., 15 juillet 2012, Linguistique et numérique 2. Le désert des blogs francophones, La pensée du discours [carnet de recherche], http://penseedudiscours.hypotheses.org/10212, consulté le 18 septembre 2012.
Paveau M.-A., 8 août 2012, Linguistique et numérique 3. Blogs anglophones : l’abondance, La pensée du discours [carnet de recherche], http://penseedudiscours.hypotheses.org/?p=10271, consulté le 18 septembre 2012.
(Merci à Mme Paveau de nous fournir le format et l'intitulé exacts des références à ses billets !)
Illustration : dalbera via photo pin cc