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Publié le 18 septembre 2012 Mis à jour le 18 septembre 2012

Aube ou crépuscule des biens communs sur le web ?

La connaissance fait-elle partie des "biens communs" ? C'est ce qu'espèrent certains économistes, tandis que les plus importants fournisseurs de services en lignes profitent des données que nous leur confions.

En 2011, on a pu lire sur le blog de Benjamin Sonntag, entrepreneur web et expert Linux, un fervent plaidoyer en faveur de la légalisation des partages hors marché en oeuvre dans certaines communautés privées actives sur Internet, qui s'appuient sur les dispositifs de partage peer-to-peer. B. Sonntag  a observé pendant plusieurs mois différentes communautés privées fort discrètes de partage de données en ligne. Il y a repéré des règles d'organisation garantissant l'entretien et la conservation des données, l'équité d'accès de tous les membres à ces données, et enfin la production de nouvelles données venant enrichir le patrimoine commun.

Ces communautés de partage ne sont donc pas, comme on veut souvent nous le faire croire, peuplées d'individus égoïstes qui ont trouvé le moyen d'obtenir gratuitement des données vendues par des distributeurs qui en ont légalement le droit, ni des cyniques qui s'asseyent sur le droit de la propriété intellectuelle. Seulement des gens unis par un objectif commun les aidant à nourrir leur passion, sans créer de véritable mal au système de protection des oeuvres par le droit d'auteur, puisqu'ils ne tirent aucun bénéfice monétaire de leur exploitation et aident même à vivre des oeuvres sorties depuis longtemps des catalogues des éditeurs. 

Jean-Michel Salaün, professeur à l'Ecole Normale Supérieure de Lyon et à l'université de Montréal, chercheur en sciences de l'information, a lu le billet de Benjamin Sonntag et a même publié un billet à ce sujet. Mais il aboutit à une conclusion tout à fait différente : pour lui, la légalisation des pratiques en oeuvre dans les communautés qui promeuvent le partage hors marché des biens, risquerait tout simplement de faire disparaître les dites communautés et les pratiques qui vont avec, rapidement remplacées par une exploitation commerciale des données autrefois partagées gratuitement. Salaün appuie ses dires sur la théorie économique de l'exploitation des biens communs formalisée par Elinor Ostrom, économiste américaine récemment disparue, ayant reçu le prix nobel d'économie en 2009, précisément pour ses travaux sur les biens communs.

Que sont les biens communs ?

Les biens communs sont des biens collectifs gérés par une communauté. Tous les membres en tirent des bénéfices et se partagent les coûts d'entretien et d'usure. Un pâturage communal par exemple, est ouvert à tous les éleveurs, qui veillent à l'entretenir pour qu'il demeure productif et subissent aussi sa baisse de productivité après quelques années. Mais ce mécansime de gestion de biens communs est fragile et E. Ostrom parle ici de "tragédie des biens communs".

Si l'on reprend l'exemple du pâturage communal, il suffit qu'un éleveur y fasse pâturer un plus grand nombre de bêtes que les autres pour en tirer plus de bénéfices, alors que les coûts d'entretien et d'usure restent partagés par tous. Le bénéfice est donc individuel, et le coût collectif. Ce qui conduit presque immanquablement à la disparition du bien commun, à moins que ne se substitue à la gestion communautaire un des deux autres mécanismes habituels : soit la distribution de droits de propriété (coût et bénéfice étant alors supportés par les propriétaires ), soit la gestion publique (le coût étant supporté par la puissance publique, et les bénéfices répartis entre les usagers).

Les biens numériques sont-ils des biens communs ?

Les biens circulant sous format numérique sur Internet représentent-ils une nouvelle forme de biens communs ? Non, dit Salaün. C'est le mode de gestion de ces biens qui les transforme en biens communs, dans les communautés examinées par B. Sonntag. Ces communautés disposent en effet de règles de fonctionnement strictes, élaborées par les membres eux-mêmes : "L'exemple des communautés privées sur le web illustre la parenté entre les communautés du web et les sociétés étudiées par E. Ostrom. L'auteur du billet cite sept règles qui sont autant de protection et que je traduis ainsi : fonctionnement par parrainage, coresponsabilité "familiale", non publicisation de l'accès, réciprocité dans le partage, discussions communes, financement non-commercial, outils spécifiques (logiciels maisons). Ces règles sont le prix à payer pour la qualité des échanges et de l'accumulation d'un patrimoine commun.". Faites disparaître les communautés, et vous ferez disparaître les biens communs. Non que les biens eux-mêmes disparaissent; mais ils seront alors librement accessibles aux tenants soit de l'économie de marché, soit de la gestion par la puissance publique. 

Et Salaün nous alerte sur ce qui est déjà en train de se produire dans les espaces gérés par Google ou Facebook, par exemple : des biens privés (créés ou mis à disposition par leurs propriétaires) deviennent publics en étant affichés sur le web et accessibles à tous; on pourrait penser que, les utiisateurs ayant apparemment le droit de gérer la circulation et le partage non-marchand de tous ces biens, ils deviennent communs. Mais ce n'est pas le cas, parce que les fournisseurs du service s'arrogent le droit d'utiliser ces biens à des fins marchandes : ils monétisent les données personnelles, en tirent des profils d'utilisateurs revendus à prix d'or aux publicitaires, font croître leur valeur en bourse en fonction du nombre de leurs utilisateurs, etc. Et nous assistons ici, selon J.M. Salaün, à une nouvelle tragédie des biens communs, puisqu'un utilisateur accapare les bénéfices d'un service dont l'entretien (ie : la publication de nouvelles données, leur mise en valeur...) est supporté par tous. 

Doit-on pour cela conclure que les pratiques de partage non-marchand de données en ligne sont condamnées à rester aux marges du système économique, qu'aucune chance n'est donnée aux promoteurs des biens communs numériques ? Pas nécessairement. C'est du moins le pont de vue de Christian Laval qui, dans une remarquable intervention effectuée lors de la session 2010-2011 du séminaire Du public au commun à Paris, engage à refonder les cadres de la pensée économique, cette dernière se réduisant actuellement à l'opposition classique entre biens publics et biens privés.

Le bien commun comme principe dominant de l'organisation sociale

L'apparition d'Internet et de la quantité phénoménale de données qui y circule a selon C. Lacroix introduit un nouvel élément qui n'entre pas dans cette pensée binaire. Il s'agit des communs de la connaissance : "La connaissance, en un sens très large, est alors conçue comme une « ressource partagée » non seulement entre universitaires et scientifiques mais entre tous les coproducteurs susceptibles d’intervenir sur des réseaux qui peuvent s’élargir indéfiniment. Si Wikipedia est devenu l’exemple le plus visible de ces nouveaux types de ressources, il en existe de multiples formes correspondant à des communautés de coproduction digitale de toutes formes et de toutes tailles. Le mouvement des logiciels libres ou celui des« creative commons » en sont d’autres tout aussi significatifs". Cette connaissance s'incarne dans des biens, des oeuvres, des données. Toute tentative, de la part des tenants de la propriété privée comme de ceux des biens gérés par la puisssance publique, pour limiter ou contraindre la circulation de ces biens, aboutira nécessairement à une perte de créativité.

Christian Laval milite fermement pour un renouvellement de la pensée économique, prenant en compte et encourageant la gestion collective des biens communs de la connaissance par des communatés auto-régulées enfin reconnues. Il clôt son intervention sur ces fortes paroles : "La question que pose cette nouvelle économie des communs reste pour nous la suivante. Est-ce que les communs auto-gouvernés dont nous parle cette économie politique sont voués à rester des enclaves à l’intérieur d’un vaste ensemble hybride de productions de biens marchands et de biens publics administrativement produits, un peu à la manière dont les socialistes dits utopiques avaient envisagé leurs créations locales et isolées, ou bien ces « communs » dessinent-ils un tout autre horizon, celui du commun au singulier comme principe dominant d’organisation sociale fondée sur la co-production de biens et de services dans des unités obéissant à des règles et à des normes définies démocratiquement ?" 

La situation actuelle alimente davantage les inquiétudes exprimées par J.M. Salaün qur l'espoir nourri par Christian Laval; cat l'abandon tacite de nos données personnelles aux fournisseurs des services les plus en vue se fonde sur notre adhésion à l'économie de l'attention, selon les termes de J. M. Salaün. Nous sommes prêts à bien des compromissions pour récolter quelques manifestations d'intérêt et nous sentir devenir "populaires". Sans voir que nous nourrissons ainsi l'ogre qui finira par nous dévorer. 

Alors, il est sans doute préférable de continuer à agir hors des places les plus violemment éclairées du web, si l'on accorde plus d'intérêt à notre contribution au flux de connaissances  qu'à notre degré de popularité. En espérant que ce manque de lumière annonce l'aube plutôt que le crépuscule des biens communs. 

Références

Communautés privées : légalisez les partages hors marché ! Benjamin Sonntag, Benji's Blog, 23 août 2012.

Communautés privées et tragédie des communs du savoir. Bloc-notes de Jean-Michel Salaün, 24 août 2012.

La nouvelle politique des communs : apports et limites. Contribution de Christian Laval pour la séance du séminaire du 9 mars 2011. Site Du public au commun, 6 mars 2011.

Photos :

1 : woodleywonderworks via photo pin cc

2 : Nina Matthews Photography via photo pin cc

3 : VinothChandar via photo pin cc


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