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Publié le 17 avril 2012 Mis à jour le 17 avril 2012

Henri Boudreault : la formation professionnelle dans la peau

Rencontre avec un spécialiste québécois de la formation professionnelle, à l'audience internationale

Rencontre avec Henri Boudreault, Ph.D., enseignant, didacticien, chercheur, conférencier, blogueur, consultant en formation professionnelle, professeur à l'UQAM en enseignement professionnel et technique et membre-fondateur du CRAIE, centre de recherche appliquée en instrumentation de l'enseignement.

Henri Boudreault est l'un des organisateurs du congrès du 25e anniversaire de la formation professionnelle au Québec, qui se tiendra vendredi le 20 avril à l'Université du Québec à Montréal. Il a évoqué pour nous, dans les locaux du Collège Montmorency, à Laval, où se tiennent certaines de ses classes de l'UQAM, ce quart de siècle en formation professionnelle au Québec.

Henri Boudreault, d'abord, qu'est-ce qui fait la particularité de la formation professionnelle aujourd'hui au Québec ?

Depuis 1986, ce qui a foncièrement changé dans la formation professionnelle, c'est qu'on vise le développement de compétences unifiées. Cet enseignement de compétences globales a remplacé les objectifs modulaires, morcelés, d'avant la réforme.

Avant les années 1970 et 1980, on formait des tâcherons, c'est-à-dire qu'on enseignait une suite de tâches à effectuer par le futur ouvrier, tâches conformes au milieu de travail et qui pouvaient être exécutées comme sur une chaîne de montage. Aujourd'hui, les emplois de service ont pris le dessus dans les milieux de travail au Québec. Par conséquent, la formation professionnelle doit viser, chez l'apprenant, la compréhension de situations complexes de travail, l'utilisation de protocoles, la pose de diagnostics. L'élève doit acquérir la capacité -la compétence- de s'adapter aux situations ainsi que le savoir-être nécessaires à la pratique d'un métier lié au service à la clientèle. Et l'enseignant doit créer des situations d'apprentissage où l'élève trouvera son compte, où il trouvera une motivation pour faire les apprentissages, ce qui ne va pas sans défi.

Formateur, ça ne s'invente pas !


Comment peut-on créer des situations favorables à l'apprentissage de ces nouvelles compétences ?

Dans les cours où j'enseigne à des professeurs et à des futurs formateurs, ils sont ébranlés quand on leur dit que, pour assurer l'apprentissage de leurs élèves, ils doivent moins parler, moins enseigner. On sait que plus du tiers des professeurs en formation professionnelle quittent cet emploi au cours des premiers 18 mois d'enseignement, et que le taux de divorce est élevé chez eux. L'une des causes vient du fait que, provenant du milieu de travail, les nouveaux arrivés connaissent mal l'enseignement, les tâches, les horaires, les défis de la communication et de l'animation d'un groupe d'élèves -tout comme la population en général. Bien que des aptitudes et des habiletés en communication puissent servir le nouvel enseignant, il faudra que celui-ci apprenne la science de la pédagogie et son nouveau métier. Le besoin de formation des maîtres et la nécessité de réfléchir sur la pédagogie en formation professionnelle ne fait pas de doute.

Il faut 15 ou 20 ans à un professeur pour changer sa façon d'enseigner et s'approprier l'enseignement des compétences pour arriver à ce que les étudiants deviennent des acteurs de la classe et pour ne pas perdre toute sa force en donnant des cours magistraux, méthode la moins efficace pour faire apprendre. Pour ma part, je considère que je dois aussi apprendre tout en enseignant, apprendre au moins une chose des élèves à chaque leçon pour avoir l'énergie de poursuivre. La première étape, pour l'enseignant, est de prendre conscience de ses propres attitudes. Pour enseigner une compétence qui comprend non seulement des savoirs et des savoir-faire mais aussi des savoir-être (l'attitude étant un élément-clé des métiers de service), le professeur doit devenir un modèle. Alors que les parents présentent à leurs enfants les comportements acceptables en société, le professeur doit posséder et démontrer les attitudes professionnelles qu'il veut enseigner et qui sont recherchées par les employeurs : initiative, autonomie, débrouillardise, politesse, ponctualité, etc. Les professeurs à qui j'enseigne mentionnent souvent le besoin de pratique préalables à l'enseignement. Bien sûr, s'il faut des années pour parfaire ses méthodes d'enseignement, les professeurs doivent procéder petit à petit, une modification à la fois.

Les commissions scolaires ont aussi un rôle à jouer dans l'évolution de la formation professionnelle ; elles doivent donner les moyens d'un enseignement de qualité et faire en sorte que leur offre de formation soit différente et compétitive. Face  aux formations et qualifications en entreprises d'Emploi-Québec et aux formations offertes par les entreprises elles-mêmes (dont ce n'est pas l'objectif premier mais qui se voient parfois dans l'obligation d'enseigner elles-mêmes face aux besoins criants des employés), les commissions scolaires doivent miser sur la valeur ajoutée de leur offre de formation scolaire et de l'approche par compétences : la faculté, pour les diplômés, de s'adapter aux contextes, la capacité de raisonnement, l'habileté à prendre des décisions, les savoir-être. Elles doivent avoir les moyens de créer des environnements de travail artificiels, où l'on pourra interrompre le travail (contrairement aux formations en entreprise) pour enseigner et s'assurer des apprentissages.

Au lieu de compter et de miser sur cette valeur ajoutée, je constate qu'on prend des voies d'évitement, qu'on choisit les solutions les moins coûteuses à court terme, le e-learning, la formation à distance, sans réflexion approfondie. Ces outils ne garantissent pas l'acquisition des compétences professionnelles essentielles aujourd'hui. Les TBI (tableaux blancs interactifs), les présentations PowerPoint, peuvent n'être que les pendants des acétates et cours magistraux d'hier, qui peuvent être tout aussi peu stimulants si on ne crée pas d'abord la motivation d'apprendre chez l'élève. Les nouvelles technologies ne contribuent pas nécessairement à l'acquisition des compétences ; pour être utilisées efficacement, on devrait pouvoir répondre par l'affirmative à au moins l'une des trois questions suivantes : permettent-elles d'apprendre plus vite ? Permettent-elles d'apprendre mieux ? Permettent-elles d'apprendre de nouvelles choses ?

Les "troubles de l'enseignement"


Pouvez-vous nous parler des outils et des méthodes que vous utilisez dans l'enseignement des compétences en formation professionnelle ?

Je commence toujours un cours en demandant aux élèves ce qu'ils savent déjà de la compétence à enseigner. Je pars des acquis antérieurs et je me suis rendu compte que, la plupart du temps, ils connaissent déjà 80% de la matière ; je suis là pour les faire se poser les bonnes questions afin d'ajouter, corriger et compléter les 20% manquants. Dans l'enseignement de compétences, il s'agit de créer une situation d'apprentissage flexible dans laquelle, après avoir pris conscience de son ignorance concernant cette compétence essentielle à son futur professionnel, l'étudiant sera motivé à poser des questions pour parfaire ses connaissances. Ainsi, on pourra éviter qu'il ne fasse que mémoriser de la matière pour un temps très limité, et il apprendra véritablement parce qu'il veut trouver des réponses à ses propres questions. Pendant l'évaluation, on demandera à l'élève de comprendre tout aussi bien le processus qui l'a mené à la compréhension que la solution trouvée pour résoudre le problème.

Je publierai prochainement un article, sur mon blogue consacré à la didactique, non pas sur les troubles de l'apprentissage, mais sur les troubles de l'enseignement, sur ces pratiques d'enseignement qui peuvent engendrer des problèmes d'apprentissage. Par ailleurs, je suis à préparer une autre publication sur ce qui fait l'identité des apprenants. À partir de la définition de 40 caractéristiques qui font l'identité des élèves, on pourra apprendre à créer un contexte, des conditions favorables afin que les apprenants s'y retrouvent.  Les méthodes modernes d'enseignement en formation professionnelle existent ; elles ont beaucoup changé en 25 ans bien que les étudiants soient toujours les mêmes. Éduquer est une science et les enseignants en formation professionnelle doivent apprendre les méthodes modernes de l'enseignement.

Au cours d'une tournée du Québec faite il y a 25 ans pour parler de la réforme et de l'approche par compétences, je constatais que les enseignants en formation professionnelle considéraient comme une perte de temps le fait de parler de pédagogie. La journée consacrée à ce sujet était pour eux une journée perdue. Aujourd'hui, les enseignants en formation professionnelle sont avides de discussion et intéressés à réfléchir sur la question. Ça aura pris plus ou moins une génération pour voir l'incidence de la réforme. Le congrès de cette semaine permettra de mesurer le chemin parcouru et de porter un regard sur ces 25 années pendant lesquelles on a vu une ouverture de la part des professeurs face à une réalité plus complexe.  

Retour sur 25 ans d'évolution

 

Quels sont, pour vous, les points majeurs qui ont marqué l'histoire de ces 25 années de formation professionnelle québécoise ?

Plus que des jalons, j'y vois une évolution constante depuis 1986. Les premiers pas, dans les premières huit années, ont été de faire sortir la formation professionnelle des polyvalentes, afin de procéder à la reconstruction de centres de formation professionnelle. Dans ces nouveaux centres, le deuxième aspect très important a été la création de partenariats avec les entreprises et la refonte des 140 programmes de formation en vue de les adapter à l'approche par compétences, ce qui s'est réalisé en 5 ans, jusqu'en 1992 environ.

Le troisième aspect très important de cette évolution sur 25 ans a été de demander des préalables forts aux étudiants qui voulaient s'inscrire en formation professionnelle. Dès 1986, on a exigé un diplôme de Secondaire V pour l'accès à ces programmes. Je vois d'ailleurs comme un recul le fait qu'en 2012, on recrée des formations aux métiers semi-spécialisés qui sont accessibles aux étudiants dès la fin de la troisième année du secondaire. Selon moi, il faut revoir l'histoire (c'est ce que nous ferons lors du congrès du 20 avril) et se rappeler les raisons pour lesquelles on avait demandé de plus grandes exigences pour l'accès à la formation professionnelle.

L'uniformisation des programmes est un autre point important du processus entamé il y a 25 ans. À partir de 1986, on a créé la carte des programmes, qui associaient certaines commissions scolaires à des programmes particuliers. On équipait adéquatement des centres de formation en vue de la prestation de la formation, qu'eux seuls étaient en mesure de donner ; on s'assurait ainsi de la qualité. Les programmes eux-mêmes ont été uniformisés et sont devenus équivalents, quelque soit l'endroit où on les donnait, que ce soit dans une commission scolaire de St-Jérôme ou à Montréal.

Finalement, la création de l'ATE (Alternance Travail Études) est un autre acquis important dans l'évolution de la formation professionnelle au Québec. Donner la possibilité aux élèves de parfaire leur formation par un travail en entreprise inscrit au bulletin est une bonne idée, qui n'est cependant pas toujours bien appliquée : elle ne consiste, parfois, qu'à faire de l'enseignement individualisé, ce qui ne concourt pas nécessairement au développement des compétences tel qu'on l'a souhaité en 1986. 

Une contradiction importante est apparue durant ces 25 années. Avant 1986, les commissions scolaires étaient subventionnées à partir du nombre d'élèves inscrits et on enseignait avec une approche modulaire : un module de formation, un examen. On pouvait continuer d'offrir les cours et maintenir les programmes même si beaucoup d'élèves décrochaient.  Avec la réforme, le type de fonctionnement a changé : les centres de formation professionnelle étaient dorénavant subventionnés à partir du nombre de diplômés et de réussites aux examens. Dans les premières années de l'enseignement par compétences, j'ai vu passer le nombre d'examens de 14 à près de 1300 ! À cause de ce nouveau type de financement, et du fait qu'on voulait s'assurer un nombre maximal de diplômés, on s'est engagés dans un chemin contraire à l'approche par compétences ;  on a multiplié les modules de formation, ce qui va malheureusement à l'encontre de l'approche plus globalisante qu'avait voulu instaurer la réforme.

Le congrès : une approche participative

 

Vision 2012 Un regard sur 25 années de pédagogie en formation professionnelle au Québec. Quels sont les objectifs du congrès des 25 ans ?

Le but de ce congrès est de faire oeuvre de mémoire sur le chemin parcouru et de se poser la question de l'avenir de la formation professionnelle au Québec. En préparation du congrès, un sondage (disponible ici) est proposé aux enseignants, conseillers pédagogiques, cadres et autres intervenants du secteur de la formation professionnelle pour recueillir leurs réponses et commentaires à 25 questions pour 25 années. Les données recueillies grâce à ce questionnaire, auquel ont répondu 200 personnes, serviront à alimenter la réflexion. La matinée du congrès sera consacrée à un débat où deux équipes d'enseignants auront, chacune, deux minutes pour préparer leur argumentaire, pour ou contre une question sur l'un des trois sujets suivants : les enseignants, les programmes, les étudiants. Par exemple, une des questions sera "Faut-il faire des liens entre le raccrochage scolaire, les difficultés d'apprentissage et la formation professionnelle ?" À la suite de la présentation des arguments, la salle des participants sera appelée à intervenir et à voter.

Dans la deuxième partie de la journée, en après-midi, la réflexion se portera sur le futur de la formation professionnelle. Dans le questionnaire, on a posé notamment deux questions qui ont suscité près de 150 commentaires : Dans une journée d'enseignement, qu'est-ce-qui vous rend fier d'enseigner et Qu'est-ce qui vous rend perplexe face à l'enseignement ?  Divisés en plusieurs groupes, les participants pourront choisir un enjeu lié à ces questions et se demander ce qu'ils peuvent faire, individuellement, pour faire évoluer le dossier. Ils se demanderont aussi si quelqu'un d'autre peut faire quelque chose face à ces enjeux.

Et les suites à ce congrès, aux discussions, à la réflexion ?

Une synthèse, un mémoire seront diffusés sur support électronique, des Actes seront publiés à partir de ce congrès essentiellement tourné vers la pédagogie. Plusieurs enseignants, dans leurs témoignages colligés à l'aide du questionnaire en ligne, ont mentionné que c'était la première fois qu'on leur posait des questions sur la pédagogie en formation professionnelle ! Et il n'y a pas de réflexion spécialisée sur ce type bien particulier de pédagogie au MELS. Il y a pourtant huit professeurs, issus de milieux divers, qui s'y consacrent à l'UQAM et qui pourraient accompagner les fonctionnaires du ministère dans leurs prises de décisions. C'est la raison pour laquelle le congrès se veut un lieu où seront rassemblés des enseignants, des chercheurs en didactique de la formation professionnelle, mais aussi des représentants du ministère de l'éducation, des syndicats, des fédérations de commissions scolaires, et autres, autour de cette question des acquis et du futur de la pédagogie en formation professionnelle.

 

LIENS

Congrès des 25 ans en formation professionnelle au Québec : http://25fp.wordpress.com/

CRAIE : http://craie.com/

S.U.P.O.R. Formation professionnelle : suivi pédagogique organisé http://www.supor.org/

http://didapro.wordpress.com/

À VOIR AUSSI

Revue Technigogie : http://www.technigogie.com/technigogie.com/Accueil.html

Une présentation récente d'Henri Boudreault à l'UQAM "L'apprenant adulte en enseignement individualisé" :   http://www.supor.org/Book/ensindedu/

 

Photo haut de l'article : Henri Boudreault (photo : Francine Clément)


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