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Publié le 09 avril 2012 Mis à jour le 09 avril 2012

La BD reportage, une nouvelle façon de témoigner

Le phénomène grandissant des bédéistes reporters

Depuis deux décennies au moins, la bande dessinée a conquis de nouveaux publics, au-delà des enfants amateurs de séries humoristiques et des adolescents fous de super-héros. Le cinéma hollywoodien n'est pas étranger à ce regain de popularité, à moins qu'il n'en soit une conséquence : en achetant les catalogues de Marvel ou de DC Comics, les sociétés de production de films se donnent la possibilité de tirer des longs métrages bourrés d'effets spéciaux en ravivant le succès de Hulk, Batman, Spiderman et autre Surfeur d'argent. Les héros européens ne sont pas en reste, comme en témoignent par exemple le récent opus de Spielberg (les aventtures de Tintin), et le passage au cinéma des Schtroumpfs ou d'Astérix.  Et c'est sans parler des héros de mangas qui sont rapidement déclinés en animes : Naruto, Detective Conan et One Piece n'en sont que quelques exemples.

On dirait que le passage au grand écran des héros les plus populaires de la bande dessinée a libéré de l'espace pour la créativité de ceux qui préfèrent confier leurs oeuvres aux albums. C'est ainsi qu'on a vu apparaître une nouvelle catégorie de BD, depuis une dizaine d'années : la BD reportage. Dans ces albums, le bédéiste rapporte des témoignages ou décrit son expérience dans un pays ou lors conflit important. Son talent de conteur se mêle alors avec la fonction de documentariste. Le genre prend tant d’importance que le prestigieux festival de la BD francophone d’Angoulême a récompensé, lors de son édition 2012, l'album Chroniques de Jérusalem. L’auteur, Guy Delisle, raconte son année passée en famille dans la capitale israélienne alors que sa femme était en mission pour Médecins sans frontières. Le bédéiste n’en était pas à sa première BD reportage puisqu’il avait aussi tiré des albums de ses séjours en Chine (Shenzen), en Corée du Nord (Pyongyang) et en Birmanie (Chroniques birmanes).

L’effet 11 septembre 2001



Dans un documentaire sur le sujet (que seuls les Canadiens peuvent visionner), La BD s’en va-t-en guerre, les observateurs de la scène du neuvième art estiment que le succès de la BD reportage remonte aux événements du 11 septembre 2001. À l’époque, même les superhéros américains faisaient écho à l’attentat, montrant leur impuissance à empêcher le malheur de frapper l'Amérique. La tragédie du World Trade Center et tout ce qui suivit (attaques en Afghanistan, guerre en Irak, etc.) ont intéressé d’autres bédéistes qui voulaient aller au-delà du discours médiatique des canaux d'information en continu. En se rendant sur place, les dessinateurs pouvaient avoir une idée du quotidien des habitants et percevaient les atrocités des conflits, dont les fameuses « attaques ciblées » qui tuaient bien plus de civils que de troupes ennemies.

Bien entendu, montrer la réalité par le dessin ne date pas d'hier. Avant que les premières photographies n'affichent en détail les conséquences de la guerre, des artistes ont suivi, par exemple, les troupes lors de la guerre civile américaine. Leurs oeuvres se faisaient le reflet des combats et des activités des soldats. Au 20e siècle, la BD de guerre a grandement intéressé les jeunes Américains. Elle dépeignait les actes de bravoure des bataillons de manière souvent exagérée, favorisant ainsi la propagande militaire.

Le terrible épisode d'Hiroshima, qui signa la fin de la guerre 39-45, fut l'incessante source d'inspiration de l'auteur du manga Hadashi no Gen ou, en français, Gen d’Hiroshima, considéré comme l'une des premières BD reportage. Publié en 1973, il raconte l’histoire vraie de son dessinateur Keiji Nakazawa, survivant de la bombe atomique, les scènes réelles se fondant avec les scènes imaginées : corps fondus, ombres gravées au sol et sur les murs, personnes agonisantes tenant un poupon dans leur bras...

Maus, d’Art Spiegelman, est un autre chef d'oeuvre de la BD documentaire traitant du même conflit. L'auteur y relate ce qu’ont dû vivre ses parents sous le régime nazi et l'horreur des camps de concentration. Il s'appuie directement sur la propagande nazie de l'époque pour figurer ses personnages: les Juifs sont représentés par des souris, les Allemands par des chats, les Polonais par des porcs. 

A la suite de ces pionniers, de nombreux artistes se sont intéressés aux conflits armés. Par exemple, alors qu'on commémore  le 20e anniversaire du début de la guerre en Bosnie, ceux qui veulent en savoir plus sur ce conflit peuvent lire Fax from Sarajevo de Joe Kubert, publlié en 1997. L'album raconte l’histoire vraie d’un ami de l’auteur qui devait fuir les bombardements  avec sa famille. Le seul moyen de communication entre les deux amis était le fax. Marjane Satrapi, quant à elle, s’est servie de la bande dessinée pour décrire la Révolution iranienne en 1979-1980 avec Persépolis, qu'elle a adapté pour le cinéma. Plus récemment, des auteurs de BD français se sont intéressés à la crise somalienne ou à la guerre au Liban, ce dernier conflit étant illustré par Mourir, partir, revenir - Le Jeu des hirondelles de Zeina Abirached.

L'intérêt pour la BD-reportage est tel que des journaux et revues en publient régulièrement. Le quotidien Le Temps de Genève offre, 4 fois par année, ses premières pages au bédéiste Patrick Chappatte qui décrit des crises humanitaires dans le monde. En France, chaque numéro du trimestriel XXI contient une BD-reportage. 

Comment expliquer ce choix éditorial à une époque où les médias sont remplis d'images des conflits et tragédies humaines ? La BD permet d'entrer dans le détail de la vie des victimes des catastrophes ou des protagonistes des situations ordinaires. Elle offre une liberté de focus au dessinateur, que n'ont pas les reporters télé ou photo, sommés de rapporter des images frappantes. 

L’image qui vaut mille émotions



L’exercice du dessinateur est risqué, particulièrement en zone de guerre. D’ailleurs, la plupart d’entre eux ne dessinent pas sur place. Au mieux, ils font quelques croquis sur un carnet et prennent des photos. À partir de ces éléments et de leurs souvenirs, ils doivent recréer l’ambiance, les scènes auxquelles ils ont assisté, les personnages rencontrés, etc. De plus, ils doivent s’assurer que l’oeuvre gardera une pertinence dans le temps. Mieux vaut éviter de trop coller à l’actualité et brosser un portrait général d’une situation.

Et le média touche les lecteurs. Pourquoi? Pour Joe Sacco, célèbre auteur de BD reportage récemment remarqué pour son ouvrage sur la Palestine, la bande dessinée a longtemps été associée à l’enfance. Or, cette association permet, selon lui, aux dessinateurs d’être plus subversifs et d'afficher un point de vue personnel dans le traitement d’un sujet.

Patrick Chappatte souligne pour sa part que les gens, en lisant une bande dessinée, peuvent se concentrer sur une case, remarquer les détails et se laisser prendre par l'émotion. De plus, le dessin est moins brutal et direct que la photo, même en reproduisant des événements tragiques.

La BD reportage permet de parler de choses graves, tragiques, sous une forme qui attire de nombreux lecteurs et offre un point de vue subjectif assumé à l'artiste. Ces albums se démarquent nettement de l'avalanche d'images liées aux conflits; ils s'inscrivent dans la durée et valorisent des expériences humaines auxquelles les lecteurs peuvent s'identifier.

A écouter et lire :

Une émission du Mouv agrémentée d'un dossier

Une émission de l'Atelier des médias sur RFI, rencontre avec Guy Delisle et Mathieu Sapin, auteurs de BD reportages. 

Revue Médias : la BD reportage et ses maîtres


Photo: L'album Pyongyang décrit la vie quotidienne en Corée du Nord telle que l'a vécue vue le bédéiste Guy Delisle. jgarber via photopin cc


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