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Publié le 14 février 2012 Mis à jour le 14 février 2012

Bruno Devauchelle : "N'ayez pas peur de rêver !"

L'enseignement industriel, c'est fini. Bruno Devauchelle invite les lieux de savoirs à se rapprocher et à accompagner les apprenants dans leurs découvertes plutôt qu'à leur dire ce qu'il faut apprendre. Sinon, ils disparaîtront.

Bruno Devauchelle a récemment publié un ouvrage intitulé "Comment le numérique transforme les lieux de savoirs". Fort de 30 ans d'examen attentif et surtout d'utilisation des outils numériques pour apprendre et enseigner autrement et mieux, il dresse un constat préoccupé sur la difficile mutation des "lieux de savoirs" (bibliothèques, musées, écoles, universités...) qui peinent à tirer les leçons des bouleversements induits par l'accès de plus en plus facile à l'information via les outils numériques.

Mais loin de rester sur ce constat, B. Devauchelle prône la création de "maisons du savoir", espaces physiques autant que virtuels, qui décloisonneraient les disciplines, les champs de compétences, et surtout faciliteraient la mise en place de véritables parcours de formation interinstitutionnels pour tous leurs usagers.

Nous avons engagé la conversation avec Bruno Devauchelle pour en savoir un peu plus sur ce qui est encore une utopie, une utopie qui toutefois stimule la réflexion et fait avancer.

 

Bruno, tu fais dans ton dernier ouvrage le constat de la remarquable résistance des "lieux de savoirs", et du monde scolaire en particulier, au bouleversement des modalités d'acquisition des savoirs induit par la généralisation de l'accès aux outils numériques. Pourtant, tous ces lieux n'ont-ils pas intégré, bon gré mal gré, le numérique dans leur politique de diffusion et de construction des savoirs ?

Oui, ils l'ont fait. Mais ils ont dans un premier temps intégré les outils numériques pour renforcer leurs missions fondamentales : conserver les oeuvres, les mettre à disposition selon des modalités et un filtrage inhérents à leur position institutionnelle, pour ce qui est des musées et des bibliothèques. Le monde scolaire pour sa part a lentement intégré les outils numériques pour améliorer ses modes d'action et d'enseignement traditionnels, bien plus que pour en inventer de nouveaux. On le voit notamment avec l'usage intensif du diaporama ou des courtes vidéos en classe : cela améliore le cours magistral, sans le remettre en cause. Certains outils numériques sont d'ailleurs très, presque trop performants dan ce genre d'usage, et on ne s'étonnera pas par exemple que nombre d'enseignants aient craint que ces outils ne se substituent à eux, dans leurs tâches les plus traditionnelles de répétition, d'aide à la mémorisation, d'entraînement via des exercices systématiques... très aisément automatisables.

La mécanisation de l'enseignement est donc bien un risque important pour les enseignants ?

Oui, surtout si l'on considère que les outils numériques permettent aux apprenants de prendre le  temps d'apprendre, à leur rythme, ce que ne permet pas l'école. Mais cette mécanisation connaît des limites évidentes : celles qui sont liées à l'accompagnement, à la socialisation et à la présence de tiers aidants dans l'apprentissage. A ce niveau, ce n'est pas l'apprentissage mécanisé, automatisé via des dispositifs électroniques qui pose problème au monde scolaire, mais bien la mise en réseau des apprenants, l'énorme potentiel d'interactions humaines que portent les réseaux sociaux.

A travers ces réseaux, chacun a donc la possibilité d'apprendre, en se faisant aider et en aidant en retour ?

C'est vrai pour certains, moins vrai pour d'autres. Les apprenants les plus autonomes et les plus conscients de leurs stratégies propres d'apprentissage s'en sortent parfaitement seuls. On retrouve là la figure de l'autodidacte qui est fort ancienne, mais qui ne concerne qu'une minorité d'individus. La grande majorité d'entre nous peine à acquérir l'autonomie qui lui permettrait d'auto-diriger ses apprentissages, de les structurer en un tout cohérent. C'est là que l'accompagnement s'avère indispensable. D'autant plus que l'on peut avoir acquis une grande autonomie dans certains types d'apprentissages, et être très démuni lorsqu'on aborde de nouveaux champs, ou des modalités d'apprentissage inédites.

 

Et l'on voit effectivement nombre d'institutions dont la vocation première n'était pas d'enseigner, se lancer dans l'accompagnement. Des musées, des bibliothèques, proposent désormais des services et ressources physiques ou en ligne, qui guident les utilisateurs dans la forêt inextricable des oeuvres...

On repère ici un changement important dans la vocation des institutions culturelles qui mettent désormais l'usager au centre de leurs politiques, bien plus que les oeuvres elles-mêmes, dont la conservation est désormais bien assurée. L'école quand à elle a des difficultés à assurer cette mission d'accompagnement, comme en témoignent toutes les résistances des enseignants aux injonctions allant dans ce sens. Nombre d'enseignants, confortés par le fait que la structure de l'institution scolaire change peu, continuent de considérer que leur mission première est avant tout de mettre les informations et connaissances à disposition des élèves, puis d'évaluer ce que ces derniers en ont retenu (et non ce qu'ils en ont fait, comme en témoigne une autre résistance importante, celle de la substitution des compétences aux savoirs). C'est une erreur, dans la mesure où il est bien plus facile à un jeune d'accéder à n'importe quelle information via Internet que via un enseignant : soit l'information existe et il va la trouver, soit elle n'existe pas sous une forme repérable et c'est là que les réseaux sociaux entrent en jeu : s'il pose sa question sur un forum spécialisé, l'internaute a toutes les chances d'obtenir une réponse rapide. A un niveau supérieur, il peut ensuite s'engager dans une discussion et une mutualisation des pratiques avec ses pairs, qui vont véritablement construire du savoir pour chacun, un savoir non scolarisé mais très pertinent.

On rejoint là l'idée des communautés de pratiques...

A une échelle bien supérieure que dans les communautés d'apprentissage traditionnelles. Mais la dynamique fondamentale est bien la même. Il y a évidemment un potentiel d'apprentissage énorme en dehors du monde scolaire. Plutôt que de considérer cette évidence comme une menace, l'école devrait au contraire s'en saisir, non pour scolariser les connaissances comme elle l'a fait jusqu'à maintenant, mais au contraire pour en accompagner la découverte et la construction par le plus grand nombre.

Extrait :

Les espaces d'interaction en ligne sont bien de nouveaux lieux de savoirs, dont les codifications sont en permanence en cours d'écriture et de mise en oeuvre. Les jeunes qui sont parmi les plus utilisateurs de ces réseaux ont bien compris la nécessité de se créer des règles, des codes (comme les smileys, ou le langage texto) afin de s'y retrouver. Si les adultes sont méfiants, c'est souvent qu'ils ne prennent pas le temps nécessaire pour ce travail d'appropriation des codes. (P. 97)

Vaste programme ! Comment l'école devrait-elle évoluer ?

Il faudrait en premier lieu que l'institution scolaire parvienne à se penser comme un espace parmi d'autres de l'acquisition des savoirs. Qu'elle abandonne la hiérarchie des savoirs. Qu'elle modifie en profondeur la mission confiée aux enseignants, de manière à valoriser davantage leur rôle d'accompagnement.

Il faudrait aussi qu'elle admette que les murs des établissements ont fondus et sont devenus poreux, à cause des outils numériques personnels que possèdent la majorité des élèves. Qu'elle accepte de se réinscrire dans le flux et la continuité de la dynamique sociale, et donc qu'elle ne se considère plus comme le sanctuaire ultime de la connaissance. Mais si l'école s'engageait dans cette révolution, ce ne serait plus l'école, dira t-on. Eh bien justement, je crois fermement qu'il faut abandonner l'idée de l'école telle qu'elle s'est cristallisée dans nos sociétés occidentales développées. Après tout, cette école obligatoire pour tous, où tous les membres d'une classe d'âge apprennent sensiblement la même chose, au même moment, dans des lieux similaires, et selon des modalités de trasmission fort semblables, a moins de 200 ans. Avant, on faisait autrement. Ailleurs, on fait toujours autrement. Il est temps pour nous aussi de bouger.

Extrait :

Le mythe de l'internet comme "école buissonnière" a rapidement parcouru les esprits dès que l'on a vu la facilité d'accès qu'il permet. Cependant, cette première vision (...) est surtout utopique. Cette vision s'accompagne aussi de la montée en puissance des recherches sur l'autoformation (self directed learning) et les apprentissages informels. Des travaux ont mis en évidence le poids très relatif des formes académiques d'accès aux savoirs par rapport à des formes non conventionnelles, voire informelles dans le parcours des individus. Les notions de résilience, d'estime de soi, d'auto-efficacité ont gagné en force et se sont imposées dans un paysage qui pendant longtemps n'a conçu d'autres voie d'accès aux savoirs officiels que les voies institutionnelles. (p. 64).

Pourtant, le modèle de l'école pour tous reste une préoccupation importante dans des pays qui ne l'ont pas encore instaurée, je pense à certains pays en voie de développement notamment. Peut-on dire que leurs dirigeants se trompent, qu'ils doivent regarder ailleurs ?

C'est probable. Le long chemin que nous avons parcouru dans les sociétés occidentales n'est pas un passage obligé. Regarde ce qui s'est passé avec le téléphone : pendant des années, les pays en voie de développement ont peiné pour assurer un service téléphonique national et centralisé à tous leurs résidents, sans y parvenir. Le téléphone portable est arrivé... et le problème a été réglé. Il peut se passer le même genre de phénomène avec l'éducation universelle : l'ère de la scolarisation industrielle a vécu, passons à une éducation plus fluide et individualisée, plus directement. Après tout, la fonction éducative des sociétés africaines par exemple, est forte. Cela constitue une base tout aussi solide que le modèle de l'éducation scolaire de masse pour avancer. 

Tu milites donc pour faire sortir les apprentissages de l'école ?

Plutôt pour les "re-naturaliser". Oui, il faudrait que le fait d'apprendre redevienne naturel, ne soit plus réservé à des lieux, des institutions particulières. Ces institutions garderont toute leur légitimité si elles acceptent d'une part de mettre en commun tout leur savoir-faire et leurs ressources, et d'autre part si elles intègrent que l'on peut apprendre partout, de multiples façons. Apprendre est une capacité humaine essentielle, et le phénomène numérique, en ouvrant des espaces insoupçonnés jusque là, nous le remet en mémoire. Ces institutions devront apprendre à accompagner plutôt qu'à former. D'ailleurs, on ne forme jamais personne. Eventuellement, on l'aide à se former...

Extrait :

L'évolution actuelle des métiers présents dans les lieux de savoirs n'est pas liée qu'au numérique mais celui-ci, parce qu'il permet une ouverture nouvelle sur d'autres univers, rend encore plus pressant ce besoin d'accompagnement élargi et donc son intégration dans la définition même de l'activité professionnelle. Conservateur de musée, bibliothécaire, enseignant, animateur socioculturel, formateur, etc., chacun va devoir repenser son positionnement, en lien avec le repositionnement de son institution d'appartenance. (p. 183)

 

Pour clore cette conversation, quel serait donc ton message aux lecteurs de Thot Cursus ?

N'ayez pas peur de rêver ! Osez expérimenter des voies alternatives d'apprentissage et soyez fiers de le faire. Et si l'école vous dit que vous n'êtes pas bons, soyez certains que cela ne concerne que vos performances dans son système spécifique, pas votre capacité à apprendre et à utiliser ce que vous savez. 

Voir aussi l'entrevue que Bruno Devauchelle a accordée à François Jarraud, sur le site du Café pédagogique.

Veille et analyse TICE, le blog de Bruno Devauchelle

 


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