Jay Mathews travaille depuis plus de 40 ans pour le
Washington Post. Auteur de sept ouvrages et lauréat de nombreux prix aux
États-Unis, ce chroniqueur en éducation n’avait manifesté jusqu'à maintenant aucun
intérêt pour le jeu vidéo. Un loisir qui, selon lui, ne faisait qu'éloigner les jeunes de la lecture. Pourtant, en novembre 2011, le spécialiste
de l’éducation a reconnu que sa méconnaissance des jeux pouvait devenir un
sérieux handicap.
Ce texte de Jay Mathews est emblématique de l'évolution des
acteurs éducatifs par rapport aux jeux vidéo. Ils les ont longtemps critiqués et perçus comme des divertissements qui éloignaient les élèves de leurs travaux
scolaires. Puis, avec l'arrivée des serious games, les études portant sur l'impact des jeux sur les opérations cérébrales et les projets-pilotes de pédagogie par le jeu ont tous
démontré l’accroissement de la motivation chez les apprenants qui jouent. Avec
l’addition de tous ces éléments, l’objet vidéoludique a trouvé grâce aux yeux
de nombreux experts du monde éducatif.
Pour Jay Mathews, c’est la lecture du livre « Getting
Smart : How Digital Learning is Changing the World » de Tom Vander
Ark qui fut révélatrice. En effet, Ark liste 7 façons dont le jeu récompense le joueur. Des astuces qui pourraient inspirer les enseignants:
- Une
progression visible : que ce soit par une barre d’expérience ou un
pointage, les joueurs peuvent constamment observer les progrès qu’ils font
en cours de partie.
- Des
objectifs à court et long terme clairement définis : en général, les joueurs
savent ce qu’ils ont à faire dans un jeu.
- Des récompenses
pour chaque effort : réussir un niveau, supprimer un monstre, trouver un
trésor : les jeux récompensent systématiquement les réussites pendant la
partie.
- La
rétroaction : tous les échecs ou réussites fournissent au joueur des renseignements
immédiats sur les aptitudes à acquérir pour avancer dans le jeu.
- L’inattendu :
L’élément de surprise pousse le joueur à continuer d'avancer pour voir la suite des événements. Exactement le même principe à l'oeuvre que dans les romans policiers qu'on ne peut lâcher avant d'avoir la solution du mystère.
- Un
apprentissage continu : le joueur tombe constamment sur des
informations dont il devra se souvenir en temps et en heure pour combattre un ennemi, résoudre une énigme, etc.
- La
confiance : les récompenses du jeu rendent les joueurs plus
entreprenants et confiants et elles empêchent les découragements.
Des éléments très intéressants qui concordent avec cette
analyse sur les aspects pédagogiques du jeu en ligne World of Warcraft.
Mais la pédagogie du jeu améliore-t-elle véritablement l’éducation?
Un paradigme nouveau
Pour le savoir, le magazine RSLN (Regards sur le numérique)
a réuni les points de vue d’experts très connus des médias sur l’éducation.
Aucun d’entre eux n’a exprimé une opinion franchement négative sur le sujet. Certains chercheurs ont bien des avis nuancés, comme Olivier Mauco qui estime que
le jeu vidéo n’est qu’un accompagnement aux dispositifs classiques, ou Raphael
Koster de l’OMNSH qui constate que le jeu vidéo témoigne d'une dynamique individualiste de l’apprentissage. Mais aucun des 14 experts interrogés n’a
diabolisé la pédagogie par le jeu.
Au contraire, à la lecture de leurs témoignages, il semble évident que l’avènement du jeu en classe est en train de bouleverser le
paradigme éducatif qui prévaut depuis des décennies. Pour Stéphane Hugon,
sociologue et fondateur d’Eranos,
le jeu est devenu un espace qui facilite les interactions sociales et la construction de la confiance. Des intervenants soulignent que le jeu provoque de l'émotion là où des campagnes d'information laissent les jeunes insensibles. C'est notamment le cas avec les serious games traitant de problématiques sociales ou environnementales.
Dans certains cas, le jeu autorise la permutation des rôles d'apprenant et d'enseignant. Nils Aziosmanoff, président du Cube - Centre de création numérique,
a remarqué cet effet dans les premières phases de conception de Game Play,
un projet de création de serious game dans les écoles françaises. La motivation
et la créativité des élèves ont permis la conception de jeux plus
complexes que prévus. Les responsables du projet ont alors observé que c'étaient les élèves qui en apprenaient à leurs professeurs
sur les outils numériques. Les enseignants ont corroboré ce renversement de dynamique.
Il n'est donc pas étonnant de voir le jeu débarquer dans les
entreprises, les bibliothèques et même dans le monde de la recherche scientifique, où des
jeux de casse-tête grand public comme Foldit ont permis de résoudre un aspect énigmatique du virus du sida en l'espace de quelques mois.
La question est alors de savoir comment le jeu peut s’intégrer pertinemment en
classe. Pour Bruno Devauchelle, les jeux permettent d'acquérir de nombreuses compétences, mais aucune qui soit en lien avec le programme scolaire. Or, selon lui, il serait dangereux de "scolariser" les jeux qui perdraient alors leur attrait et leurs qualités propres. Il revient donc aux équipes pédagogiques et à leur hiérarchie de repenser la liste des compétences (et pas uniquement des savoirs) à acquérir par le biais de l'école, pour profiter au mieux des avantages que procure l'apprentissage par le jeu. Julien Llanas
va dans le même sens en ajoutant que la majorité des jeux sérieux ne sont pas
encore compatibles avec les programmes scolaires actuels.
Il y a donc un travail de conciliation à effectuer. Comment
l’école peut-elle changer pour profiter des bienfaits du jeu et, en
contrepartie, comment l’industrie vidéoludique peut-elle intégrer les exigences du monde éducatif ? Le chantier est engagé, il sera sans doute long.
Illustration : Rafael M. Lopes, Flickr, licence CC BY-NC-SA 2.0
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