Flipping Classroom
On parle de tectonique des
plaques, de tremblement de territoires, de changement de paradigme,
de grand switch dans l'organisation de nos sociétés et voici que
l'univers bien clos de la classe (n'évoquait-on pas en France il n'y
a pas si longtemps une école sanctuaire construite sur des
fondamentaux ?) se renverse avec ce « nouveau » concept
de « Flipping class ». Cette appellation, qui se traduit
à peu près par « formation inversée » trouve son
origine dans les expérimentations pédagogiques de deux professeurs
de chimie d'une université du Colorado il y a 4 ans, Jonathan Bergmann et Aaron
Sams, qui ont d'abord mis en ligne l'enregistrement
vidéo de leurs démonstrations et exposés de cours avant
les séances de travail
en classe (le « prévodcasting » :
contraction des mots video et podcast), puis
véritablement une formation inverse, c'est à dire tous les contenus de cours, sous forme le plus souvent de vidéos, mêlés
à un temps de classe exclusivement consacré à des projets en
groupe, à des échanges avec l’enseignant et entre pairs et à des
travaux pratiques.
Vraiment si renversant ?
Pour de nombreux enseignants
la notion n'a rien de bien nouveau : afin d'échapper à la
« leçon » magistrale, ou ce qu'on appelle la lecture en
université, il y a mille façons de mettre en activité un groupe
d'élèves ou d'étudiants : recherches en bibliothèque ou sur
internet, projets, discussions, travail en ateliers à partir de
documents de tous types qui peuvent avoir été consultés
préalablement à la séance. Le travail en amont, avant d'arriver en
cours, s'il n'est pas très familier en France est plus courant dans
les pays anglo-saxons. Avec le numérique depuis peu on parle de formation hybride,
aussi bien dans les entreprises que dans les écoles et universités,
ce qui signifie que peu à peu les enseignants intégrent dans les
tâches qui sont les leurs, celles de scénariser une alternance
d'activités en face à face et d'activités en ligne, soit des
travaux en groupe avec des documents partagés, de type Googledocs ou
wikis, soit des podcasts à écouter ou enregistrer dans le cas des
langues par exemple, soit encore des participations évaluées à des
forums ou à des ateliers qui peuvent précéder le cours.
De quoi parle-t-on au juste ?
On trouve dans le projet
FIZZ par exemple du Friday Institute for Technological
Innovation de la North Carolina State University, une approche
qui se réclame de cette « inversion »
et cette vidéo détaille la façon dont la publication et la
production des contenus est au coeur d'un apprentissage plus actif, qui garde cependant la classe comme pivot des apprentissages.
Marcel Lebrun de
l'université de Louvain dans son blog pédagogique bien connu Le
blog de Marcel,reprend ce terme de « Flipped classroom »
pour le rapprocher des réalités concrètes de ses cours sur
les TICE à l'université de Louvain : « Dans mes cours,
je fais cela souvent : une vidéo à regarder à la maison, un forum
pour que les étudiants déposent leurs avis, leurs commentaires,
leurs opinions … Au cours suivant, je ne fais qu’exploiter les
messages du forum en projetant le fil des discussions »
Cependant
la « formation inversée » est aussi évoquée pour des
initiatives d'un autre ordre, qui remettent en cause le temps
commun de la classe comme la Khan Académy, que les
conférences
TED ont en grande partie popularisée. Salman Khan part du constat
que le travail en classe n'est pas efficace et que l'on doit donner
aux élèves la totale liberté d'apprendre avec du matériel à la
maison. Le site de la Khan Académy publie en ligne des milliers de
micro-leçons, des tutoriels vidéo sur YouTube (en mathématiques,
histoire, finance, physique, chimie, biologie, astronomie et
économie ) ainsi qu'un système d'exercices en ligne adapté au
niveau de compétences et de performances. La Khan Académy est
ici clairement une alternative à la salle de classe, comme le précise l'article qui lui est consacré sur Wikipédia : "La Khan Academy porte la promesse d'une école virtuelle : une vraie
transformation de l'éducation qui rend moins centraux la salle de
classe, le campus et l'infrastructure administrative, et même la figure
de l'enseignant.".
La classe : un
monstre fossile
Eric Sanchez, dans son blog
Subprebtice parle dans un billet récent de « composer
avec un environnement pédagogiquement hostile ». Inutile
de développer à l'excès : tables mastodontes, rangs
d'oignons, impossibilité de créer des conditions décentes de
projection (pas de rideaux), vidéoprojecteur pas toujours installé
au préalable, absence d'enceintes audio pour les cours de langues,
quant on n'aborde pas le problème délicat des mauvaises connections
wi-fi, des autorisations casse-têtes pour accéder au réseau. La
plupart des salles de classe sont des défis au prof Web 2.0 !
Quant aux salles TICE qui portent encore souvent le nom de salles
informatiques, elles tiennent en effet davantage de la salle de
travaux pratiques de technologie, avec de gros postes vétustes
bridés par des administrateurs de réseau zélés. Du coup une
séance qui pourrait servir à un apprentissage large sert uniquement
à un apprentissage de compétences... technologiques. La classe,
c'est encore souvent un animal optimisé pour ses défenses à la
vraie vie du dehors, qui n'a pas su évoluer et qui, on ne sait
trop pourquoi, a survécu à la sélection naturelle... Il
est donc fort peu étonnant que l'enseignant qui a envie d'avancer s'arrache à la force d'inertie des lieux et
reporte une partie du temps de travail et d'échange avec la classe dans un espace libre. Cet espace ne sera pas forcément celui que
l'école et l'université tentent de généraliser sur les ENT ou
autres plates-formes, qui sont très souvent une réplique de
l'organisation physique de la classe. L'enseignant créera un
prolongement à sa guise, selon son style, une projection de la vie
de sa classe qui puisse offrir une chance aux étudiants de
participer, de s'entrainer, de soumettre leurs productions aux
autres.
Quand un état ou une institution s'empare du concept
Ce qui parait tout à fait souhaitable vu du côté de l'initative pédagogique et de la créativité libre de l'enseignant devient nettement moins neutre lorsque l'on analyse comment les états américains en pleine crise gèrent la virtualisation des formations. En Virginie, en Floride
notamment le passage à des écoles entièrement en ligne est
effectif et donne lieu à des premières évaluations dont parle ici
cet article du Wall Street Journal, qui appartient à Rupert
Murdoch, très actif aujourd'hui dans l'éducation numérique : My Teacher Is an
App. Pour ses partisans, ces
formations hybrides peuvent fournir des programmes individualisés,
offrir davantage de choix dans les contenus et surtout... permettre aux
états d'économiser de l'argent : « Un
enseignant dans une école traditionnelle peut « traiter »
150 étudiants alors qu'un professeur en ligne peut en « surveiller »
plus de 250, car il ou elle n'a pas besoin de concevoir une
progression pédagogique et de s'occuper d'évaluation puisque
l'ordinateur s'en occupe ! ».
Will Richardson en fait une
analyse corrosive et très serrée dans un article récent et résume assez bien ce qui sous-tend de telles transformations : "Cut teachers, save money", en précisant que ce n'est pas tant la necessité de faire des économies, qui peut être compréhensible, qu'il veut épingler que l'absence de préoccupations pédagogiques. Le danger est grand selon lui de voir les enseignants assignés à des fonctions de préparation de tests ! Son article est un véritable appel à la remobilisation des enseignants pour décider de ce que sera leur rôle dans l'école.
De la même façon, les projets de la Khan Académy peuvent susciter quelques réserves, et quelques voix osent s'éloigner du choeur de louanges. Un tutorat individualisé basé
sur les données objectives rassemblées par le système est
envisagé, et ce de façon industrielle. Khan pense en effet que son académie
pourrait révolutionner l'école grâce à des logiciels pour créer
des tests, noter les étudiants, mettre en évidence leurs problèmes
spécifiques et faciliter l'échange entre ceux qui réussissent le
mieux et ceux qui sont en difficulté. C'est un peu le retour à la magie technologique, faisant l'impasse sur la complexité de situations d'apprentissage qui demandent l'intervention régulière et constante d'un enseignant.
On comprendra que dans cette immense mouvement de passage en ligne de l'éducation, certains enseignants redoutent la disparition de leur métier qui est pour beaucoup le face à face avec la classe.
La classe dont les enseignants sont des acteurs essentiels
Une classe renversée, certes oui, pour développer tout ce que les étudiants ont à dire, à créer et à échanger, mais pas pour basculer sur un standardisation progressive des apprentissages où finalement le modèle du cours magistral reste inchangé :
"There’s actually very
little in one of the videos that distinguishes Khan from
“traditional” teaching. A teacher talks. Students listen. And
that’s “learning.” Repeat over and over again (Pause, rewind,
replay in this case). And that’s “drilling.”
L'idée de "classe inversée" n'est pas comprise de la même façon, selon que l'on a un profil d'enseignant plus traditionnel ou plus "constructiviste". Comme le dit cet enseignant très actif sur son blog "My Idea of Flipping my classroom", l'idée est séduisante pour ceux qui ne font pas de la conférence ou du cours magistral le coeur de leur travail : "La majorité des temps de classe sont consacrés à des travaux de groupe et à du travail individualisé au rythme de chacun. Je ne peux parler longtemps parce que croyez-moi, si j'ai le malheur de trop parler, ils me le font savoir !". L'enregistrement de séquences vidéos à consulter à la maison permet de revenir sur certains points abordés trop vite, de reprendre des aspects plus compliqués à assimiler. Dans ce cas, les connaissances à transmettre sont regardées à la loupe, en fonction d'un public dont on connait les difficultés spécifiques, et non pas administrées par unités formatées.
Bref, si l'idée de renversement est très photogénique et transmet beaucoup d'énergie à la communauté des éducateurs, elle est un peu comme une auberge espagnole, chacun y apporte ce qu'il a déjà !
Une image vaut cent discours : The Flipped Classroom Infographic
Created by Knewton and Column Five Media
Clive Thompson, juillet 2011
How Khan Academy Is Changing the Rules
of Education
Salman Khan, Conférence TED
Let's use video to reinvent education
My teacher is an App : Will Richardson, septembre 2011
http://willrichardson.com/post/12686013800/my-teacher-is-an-app
Audrey Watters, Juillet 2011
The Wrath Against Khan: Why Some
Educators Are Questioning Khan Academy
Université de Sherbrooke : service de soutien à la formation
Faire la classe mais à l'envers
Mr Gonzalez Classroom
My Idea of Flipping my classroom
Photo : Melissa Gray, Flickr, licence CC BY-ND 2.0