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Publié le 24 octobre 2011 Mis à jour le 06 avril 2022

Du collage comme l'un des beaux-arts

Une démonstration par l'exemple de la valeur du collage comme manifestation de l'acte créateur

Voici quelques années, le romancier américain Jonathan Lethem publiait dans le Harper's Magazine un texte intitulé "The ecstasy of influence : A plagiarism". Ce texte est toujours accessible en ligne et mérite d'être ajouté au débat qui fait rage autour des notions de propriété intellectuelle et d'application du droit d'auteur, ou du copyright si l'on s'en tient au droit anglo-saxon.

Lethem introduit son propos par une rafale d'exemples qui montrent que des oeuvres littéraires et musicales fameuses ont été fortement inspirées par d'autres plus anciennes et les ont finalement éclipsées. Il poursuit avec une anecdote personnelle : cherchant la source d'une citation qu'il souhaite utiliser, il se lance dans une vaste recherche documentaire qui le conduit dans un film, un livre, une pièce de théâtre, un site web et enfin un dernier livre. Partout, il trouve des références à une oeuvre mystérieuse qui semble avoir inspiré bien des artistes.

Il évoque ensuite la pratique du collage qui constitue selon lui l'art exemplaire du post-modernisme, les artistes s'exprimant volontiers à travers la citation, directe ou indirecte, des oeuvres qui les inspirent, pour en faire des oeuvres originales. Et Jonathan Lethem a ici une formule frappante : "L'invention, on doit humblement le reconnaître, ne consiste pas à créer à partir de rien, mais à créer à partir du chaos" (Invention, it must be humbly admitted, does not consist in creating out of void but out of chaos).  

La propriété intellectuelle, le faux-nez des marchands de culture

Selon J. Lethem, l'expression "propriété intellectuelle" est un non-sens, une création de l'industrie culturelle qui cherche en la faisant reconnaître à taxer toute utilisation, et même les plus innocentes, des oeuvres de toutes sortes.

Doit-on payer, demande notre romancier, pour chanter des chansons scoutes autour du feu ? Un peu plus loin dans ce volumineux article, il affirme que le copyright n'est finalement qu'un droit exclusif accordé par les états sur les oeuvres originales, pour une durée qui est passée, depuis sa création, de 14 ans après la publication à 70 ans après la mort de l'auteur. L'allongement de cette durée dans ces proportions relève du racket, selon Lethem. Et il ne manque pas de souligner que la législation se durcit au fil du temps, alors que l'explosion des pratiques numériques de partage et de création la fait paraître de plus en plus déconnectée de la réalité. 

Plus loin encore, Lethem fait l'apologie de l'économie du don, et de la valeur fondamentale des oeuvres d'art qui ne se réduit en aucun cas à ce que l'on paye pour les admirer (cas du ticket d'entrée dans un musée et de la valeur des oeuvres présentées) ou en posséder une copie (cas des livres par exemple), valeur infiniment personnelle, dans la mesure où la rencontre avec l'art peut avoir des conséquences essentielles sur la vie de chacun. 

Savoir regarder au-delà de soi pour trouver l'inspiration

Il revient ensuite avec obstination sur la valeur du collage et de la juxtaposition d'éléments hétérogènes non seulement comme l'un des beaux-arts, mais aussi comme une pratique qui peut avoir une valeur économique importante.

Selon Lethem, nous produisons toujours plus sans prendre la peine de regarder d'un peu près ce qui a été produit avant nous. Prenant l'exemple de la recherche scientifique, il cite l'exemple d'un bibliothécaire de Chicago qui avait trouvé la solution à une énigme médicale simplement en comparant les données du problème avec de multiples éléments de solution trouvées hors de l'étroit champ disciplinaire concerné. Un élargissement du regard vaut alors acte de création, du moins dans ses résultats. 

Lethem résume alors les principaux points de son argumentaire en faveur de la réutilisation des oeuvres... puis nous livre ses sources.

Et finalement, qu'est-ce que créer ?

Car son article tout entier est un collage d'extraits tirés de multiples sources. L'on apprend notamment que la magnifique formule sur l'acte créateur à partir du chaos est de ... Mary Shelley, extraite de l'introduction à Frankenstein

À la première lecture, le texte frappe par la profusion d'exemples significatifs et l'agilité de la réflexion, qui dénote une connaissance parfaite de la problématique de l'inspiration, de l'appropriation et de l'industrie culturelle. À la seconde, on s'étonne moins de cette maestria, dans la mesure où l'on sait que l'auteur s'est servi dans les oeuvres de spécialistes de ces questions. 

Le texte en est-il moins bon pour autant ? Pas du tout. Lethem y défend par l'exemple la pratique du collage qui, sur un sujet tel que celui du plagiat et du respect de la propriété intellectuelle qui a fait couler tant d'encre, fournit au lecteur un fil directeur, une signification globale qui enrichit sa propre réflexion et sa connaissance du sujet. 

Il ne fait aucun doute que les responsables de Harper's Magazine ont rétribué Lethem pour son article comme pour une oeuvre originale, même si le pourcentage de création au sens strict du mot y est réduit à presque rien. Manifestement, ce regard comptable n'a pas lieu d'être ici. L'acte créateur de Lethem réside bien dans l'extraction du "chaos" des innombrables publications et prises de positions sur le sujet, des éléments étayant sa propre opinion qu'il nous livre en partage. 

Jonathan Lethem est un romancier connu, qui a reçu de nombreux prix littéraires et connaît les faveurs d'un large public. Il sait ce que c'est que d'extraire une histoire originale de son imagination et de la livrer dans un style personnel, à force de travail acharné. mais il reconnaît dans ce texte magnifique tout ce que les créateurs se doivent les uns aux autres, dans une circulation permanente d'inspirations et d'hommages qui ne connaît ni barrières temporelles, ni barrières économiques, ni frontières disciplinaires. 

The ecstasy of influence : A plagiarism. Jonathan Lethem, Harper's magazine, février 2007. 

Illustration : Boris Karloff dans le rôle de Frankenstein, film Bride of Frankenstein, 1931, Wikimedia Commons


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