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Publié le 05 septembre 2011 Mis à jour le 05 septembre 2011

La lecture sous clé

Les DRM restreignent les usages possibles des livres numériques pourtant légalement acquis par leurs propriétaires. Mais cette stratégie de contrôle risque de s'avérer contre-productive pour les éditeurs qui l'appliquent.

Vous achetez un livre chez votre libraire préféré. Vous le lisez, vous l'appréciez. Vous le rangez dans votre bibliothèque. Quelques semaines plus tard, vous cherchez l'ouvrage dans vos rayonnages : il a disparu. Vous demandez à vos proches s'ils l'ont emprunté. Personne ne l'a vu. Votre livre a tout simplement disparu. Vous souhaitez alors racheter un exemplaire identique. Mais il n'y en a plus un seul dans les librairies. Le livre a totalement disparu de la surface de la Terre.

Vous achetez un livre chez votre libraire préféré. Vous le lisez, vous l'adorez, à tel point que vous en parlez à tous vos amis et le prêtez à tous ceux dont vous avez su aiguiser la curiosité. Un jour, vous croisez un ami que vous n'avez pas vu depuis longtemps. Dans la conversation, vous évoquez ce livre qui a vraiment changé votre vie, vous proposez à votre ami de lui prêter, il accepte. Mais au moment de lui remettre le livre en main propre, une force mystérieuse vous empêche de lâcher l'ouvrage ! Il reste irrémédiablement accroché à votre main ! Votre ami, effrayé par le phénomène et se demandant si vous ne souffrez pas d'un trouble contagieux, s'éloigne en vous regardant bizarrement. A peine est-il parti que le livre se détache de votre main et tombe à terre.

 

Des fictions ? non, pas du tout

Ces deux histoires relèvent de la science-fiction si on les rapporte au monde du livre imprimé sur papier, mais sont parfaitement plausibles dans le monde du livre numérique. Elles évoquent même des réalités : la première s'inspire de la mésaventure qu'ont connu les acheteurs de l'exemplaire numérique de 1984 d'Orwell vendu par le libraire en ligne Amazon et lisible sur le Kindle (la liseuse qui est le support unique de lecture des ebooks vendus par Amazon). Le libraire ayant réalisé, un peu tard, qu'il ne possédait pas les droits de diffusion du célèbre roman, a purement et simplement détruit à distance les exemplaires achetés par ses nombreux clients, sans les prévenir... la seconde fait référence à l'interdiction émise par l'éditeur américain Harper & Collins de prêter plus de 26 fois l'exemplaire d'un livre numérique édité chez lui.

Ces deux anecdotes sont rapportées par Cedric Manara, spécialiste du droit du livre numérique, lorsqu'il intervient sur le sujet. Elles lui servent à illustrer le fait que "lorsqu'on achète un livre numérique, on n'achète pas la même chose qu'un livre papier". Si le contenu est parfois identique (lorsque l'éditeur établit un eBook à partir d'un texte initialement publié sur papier, sans le modifier), les droits d'utilisation et de diffusions diffèrent largement entre ces deux supports.

Les éditeurs et les distributeurs propriétaires des fichiers ne se privent en effet pas de contrôler l'usage et la distribution des ouvrages. Ils le font en insérant dans les fichiers des DRM (Digital Rights Management), outils de gestion des accès et usages d'un fichier dont vous êtes pourtant propriétaire (si vous l'avez acheté) ou que vous avez au moins le droit de consulter (si vous l'avez emprunté, loué). 

Ces DRM ont évidemment pour but de restreindre les usages possibles du fichier acheté, de forcer la main aux acheteurs qui, dans l'impossibilité d'emprunter un exemplaire qui ne peut être copié ni transféré sur une autre machine, seront contraints de l'acheter. Si la présence de ce genre de DRM se conçoit aisément dans le cadre d'une bibliothèque de prêt (comme nous l'avons vu ici, dans le cadre de la médiathèque de Montaigu), elle est beaucoup plus contestable dans le cas de la vente à des particuliers, qui aimeraient bien pouvoir faire ce que bon leur semble avec ce qui leur appartient. Mais force est de constater que, lorsqu'on achète un livre numérique plutôt qu'un livre papier, on sait ce qu'on gagne (de l'espace, du poids...), mais on ne pense pas toujours à ce qu'on perd (la possibilité de copier, prêter, annoter, revendre un livre, ou même tout simplement de le conserver ad vitam aeternam).

 

Limiter les usages et la diffusion des eBooks : une stratégie contre-productive

 

Et la politique du contrôle de la circulation et des usages des livres numériques est-elle si rentable pour les éditeurs et distributeurs ? Rien n'est moins sûr. C'est du moins ce que pensent plus d'une centaine d'éditeurs français, qui ont décidé de ne pas apposer de DRM dans leurs fichiers numériques, certans se contentant de watermarks (incrustation de la marque dans les pages), d'autres refusant même cette mesure élémentaire d'identification. A eux tous, ces éditeurs représentent la moitié de l'offre globale de livres numériques française disponible. Il ne s'agit donc pas d'un mouvement marginal, mais bien d'une prise de décision collective significative. Dans la liste de ces éditeurs, disponible sur le blog d'Aldus (iaugmentée d'éditeurs nouvellement ralliés dans cet autre billet), on repèrera des "petits" et des "moyens", voire des "gros" dans leur domaine, preuve s'il en est qu'une large variété d'acteurs a intérêt à favoriser la circulation des ouvrages.

Car ces éditeurs estiment qu'un livre doit pouvoir circuler pour se faire connaître, et que ceux qui l'apprécient ou en auront entendu parler favorablement finiront par l'acheter. On le sait, les lecteurs (et surtout les plus assidus d'entre eux) sont au moins aussi sensibles à l'opinion de leurs pairs qu'aux campagnes marketing des poids lourds de l'édition, ceux qui vendent les best-sellers grâce à la seule force de leur stratégie commerciale, indépendamment de la qualité réelle ou supposée des ouvrages concernés. 

On ne s'étonnera guère de constater que cette stratégie favorable à la circulation des livres comme incitative à l'achat émerge en France, pays qui compte plus de 4 000 éditeurs et qui a mis en place le prix unique du livre pour soutenir les libraires indépendants voici 30 ans. En Amérique du Nord en revanche, libre champ est laissé aux stratégies commerciales des éditeurs et distributeurs géants, qui tiennent le marché du livre.

Cedric Manara, tout comme Aldus (qui blogue depuis 2006 sur la question des livres numériques), s'élèvent contre les stratégies de contrôle des usages et de la diffusion des livres numériques. Non seulement parce que cela heurte de plein fouet le potentiel d'accès élargi à la culture des canaux et outils numériques, mais aussi, plus simplement, parce qu'il s'agit d'une stratégie contre-productive, qui creuse encore un peu plus profond la tombe du secteur de l'édition et incite à la riposte illégale. Les éditeurs de livres numériques devraient se méfier de l'utopie du contrôle absolu; les éditeurs de musique peuvent leur en parler. 

Entrevue avec Cedric Manara lors de la dernière édition des journées du eLearning de Lyon, juin 2011 :

 

 

Illustration : ebook - teclasorg - Flickr - Licence CC BY 2.0


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