"Le défi de l'éducation de
l'ombre" : c'est ainsi que les rédacteurs du rapport préparé
par les experts du réseau NESSE à l'attention de la Commission
Européenne désignent le phénomène que doivent affronter les
gouvernants des pays de l'Union, à savoir l'irrésistible montée en
puissance du soutien scolaire privé.
Ce phénomène est, selon les
rapporteurs, un important facteur d'inégalité devant l'éducation
et la promotion sociale, dans la mesure où ce sont les élèves les
mieux nantis, tant au niveau de leur capital socio-économique qu'à
celui de leur capital scolaire, qui en profitent le plus. On constate
donc qu'en matière d'éducation initiale comme en matière de
formation professionnelle, "la formation va aux formés".
Et ceux qui auraient le plus grand besoin d'un coup de pouce
supplémentaire restent une fois encore au bord de la route.
Le soutien scolaire dans les pays de l'Union : des réalités contrastées
D'où vient cette vogue du soutien
scolaire, et quelle est son ampleur dans les différents pays de
l'Union? Le rapport est très précis sur ces points.
Les pays du Sud et de l'Est de l'Europe
sont les plus gros consommateurs de soutien scolaire privé. Ceci,
pour des raisons différentes : dans les pays du Sud de l'Europe, les
familles n'ont pas confiance dans leurs systèmes éducatifs et on
peut supposer que les coupes budgétaires auxquelles sont confrontées
les gouvernements du Portugal, de l'Espagne, de la Gèce... vont
encore accentuer le phénomène, puisque les mesures ne
touchant qu'une minorité d'élèves en difficultés risquent fort de disparaitre, quand ce n'est pas déjà fait. Dans les pays de l'Est
de l'Europe, la vogue du soutien privé tient aux enseignants
eux-mêmes et à leurs misérables conditions de vie : nombre d'entre
eux ont vu leur pouvoir d'achat réduit de moitié après
l'effondrement du bloc soviétique et leur entrée brutale dans
l'économie de marché. Les enseignants sont donc pro-actifs en
matière de soutien privé, l'accordant même aux élèves auxquels ils enseignent dans l'enseignement public, de manière à améliorer leurs
revenus.
Les pays d'Europe de l'Ouest voient
également le soutien scolaire privé augmenter, et la France se
distingue nettement à ce niveau de pays comme l'Allemagne ou la
Grande-Bretagne. Le soutien privé y est très largement répandu et
de manière particulièrement inégalitaire : les auteurs avancent
que dans les lycées parisiens les plus prestigieux, 75 % des élèves
pourraient bénéficier de soutien après les cours ! Les élèves
des établissements privés, censés être mieux suivis et encadrés
que dans les établissements publics, ne sont pas en reste; ce qui
permet aux auteurs d'avancer que ces établissements de prestige, qui
avancent des résultats remarquables aux examens de fin d'études,
comptent sur l'effort des familles pour assurer leur position dans le
haut du tableau. Dans cette partie de l'Europe, c'est l'atmosphère
générale de compétition qui justifie le recours au soutien privé,
chargé de consolider et même d'améliorer la position déjà fort
privilégiée des élèves appartenant à des familles nanties au
niveau social, économique et culturel.
Les pays d'Europe du Nord présentent
un tableau fort différent : au Danemark, en Suède, en Norvège et
en Finlande, les familles font très peu appel au soutien scolaire
privé. Ceci, parce que dès l'école élémentaire,
l'individualisation et les mécanismes de soutien aux élèves les
plus faibles dans une discipline ou une autre sont intégrés à
l'école publique. De plus, les familles manifestent une grande
confiance dans leurs systèmes éducatifs et les enseignants
jouissent d'un prestige que leurs homologues du reste de l'Europe
peuvent leur envier.
La contradiction entre l'équité d'accès à l'éducation et les services privés réservés aux plus riches
Les gouvernements des pays dans
lesquels le soutien scolaire s'est fortement développé sont donc
placés devant la contradiction suivante : d'un côté, ils affirment
unanimement le droit à l'éducation de qualité pour tous; de
l'autre, ils ignorent voire encouragent le développement du soutien
scolaire privé, en sachant pertinemment qu'il ne profitera pas à
ceux qui en ont le plus besoin. Pourquoi ne cherchent-ils pas à
résoudre cette contradiction ?
Tout simplement parce que le soutien
scolaire est pourvoyeur d'emplois, tant pour les étudiants et pour
les enseignants qui veulent compléter leurs revenus que pour les
entrepreneurs en mal de créneau porteur. Les entreprises
spécialisées dans le soutien scolaire sont en effet florissantes.
Certaines deviennent de véritables multinationales et la plupart ont
déjà une dimension nationale. Lorsqu'on voit les taux de chômage
atteints dans la majorité des pays de l'Union, on comprend vite
l'intérêt de ne pas encadrer davantage ce secteur professionnel, ou
de limiter fortement l'accès de ceux qui peuvent payer, par exemple
en imposant des conditions de notes ou de résultats pour bénéficier
de cours supplémentaires.
Le soutien scolaire ne fait pas progresser mais il renforce l'ordre social établi
Mais au fait, est ce que "ça
marche", le soutien scolaire ? Oui et non.
Oui, selon les élèves qui en
bénéficient. Oui, selon les familles qui y voient un appui
appréciable face au désintérêt d'un nombre croissant de jeunes
face à l'école, face à la course aux résultats d'excellence
indispensables pour intégrer les meilleures formations du supérieur,
face aussi à leur propre désarroi devant des programmes scolaires
de plus en plus lourds et différents de ce qu'eux-mêmes ont appris.
L'école devient un monde étranger et hostile, mal compris des
familles, qui font alors appel à des médiateurs privés pour
maintenir leurs rejetons dans ce qu'elles pensent être la meilleure
voie.
Mais, si l'on analyse précisément la
valeur ajoutée du soutien scolaire sur les résultats des élèves,
la réponse est plutôt non. Le rapport cite longuement des études
(trop peu nombreuses et toujours fragmentaires) réalisées dans différents pays de l'Union,
qui montrent que le gain sur les résultats des élèves est très
faible, voire nul, sauf dans le cas de dispositifs de soutien très
structurés et intensifs, de l'ordre de 5 heures par semaine pendant
la totalité de l'année scolaire. On comprend surtout que le soutien
scolaire n'est pas une recette miracle : "Comme pour toutes les
autres formes d'éducation, son efficacité dépend du passé des
élèves, de leurs attitudes et de leurs motivations, des
savoir-faire des tuteurs et de l'articulation avec les approches
pédagogiques des enseignants de l'enseignement public" (p. 51).
Ce qui conduit à penser que le soutien scolaire ne renforce pas vraiment les inégalités devant l'éducation : les meilleurs élèves restent les meilleurs, avec ou sans soutien. S'il a un effet positif, c'est au niveau des familles qui, en payant (de 15 à 30 euros de l'heure de cours privé en moyenne), ont le sentiment de "faire quelque chose" pour leurs enfants, de participer davantage à la construction du projet qu'elles ont pour eux.
Et finalement, est-il si urgent de se pencher sur le soutien scolaire, si ce dernier n'a que peu d'impact sur l'existant ? Non... si l'on renonce à toute ambition de brassage social, si l'on se contente de l'ordre établi. Cette position de retrait craintif s'appuie sur le peu de succès des initiatives précédentes. Souvenons-nous, par exemple, de ce rapport sur l'apprentissage dans les formations supérieures en France, dispositif lui aussi récupéré par les étudiants de classes moyennes et supérieures qui y voient un tremplin pour l'insertion professionnelle, au détriment des étudiants des classes modestes.
Bouleversement de l'école publique, ou alliance avec les acteurs socio-éducatifs
On comprend alors que pour renverser la tendance, il faut bien autre chose qu'un meilleur encadrement du secteur du soutien scolaire préconisé par le rapport. Il faut aussi, et surtout, faciliter l'accès à un soutien de qualité pour les enfants les plus en difficulté, que ce soit à l'intérieur de l'école ou par la subvention publique aux familles ou aux organismes d'intérêt public (bibliothèques, centres sociaux et culturels...) pouvant assurer les heures de soutien avec tout l'encadrement nécessaire. Car l'école n'est pas seule. S'il faut "tout un village pour élever un enfant", comme nous le rappelle le dicton africain, on peut concevoir que les institutions socio-éducatives ou d'éducation populaire retrouvent une place sur le devant de la scène et assurent une partie de la mission éducative que l'école publique, manifestement, a abandonné. L'alternative serait bien entendu de refondre les systèmes éducatifs, de manière à ce que chaque enfant s'y sente à sa place, y trouve la motivation pour progresser et que chaque enseignant soit fier de son métier, respecté par la comunauté. De manière également que les familles ne considèrent plus la scolarité comme un parcours du combattant et l'école comme une terra incognita où elles n'ont pas leur place. Peut-on encore y croire ?
The Challenge of Shadow Education. Private tutoring and its implications for policiy makers in the European Union. An independant report prepared for the European Commission by the NESSE network of experts. 2011. Téléchargeable en .pdf. Un résumé en français figure aux pages 9 et 10 du rapport.