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Publié le 16 mars 2010 Mis à jour le 16 mars 2010

Le pouvoir n'est pas de regarder, mais d'être vu

Au début de l'année 2008, le sociologue Dominique Cardon proposait sur Internet Actu un article intitulé « Le design de la visibilité : un essai de typologie du Web 2.0 », dans lequel il dressait une typologie des plateformes relationnelles (ce que nous appelons maintenant des sites de réseaux sociaux), en fonction du modèle de visibilité qui y était conféré à leurs utilisateurs.

2008 : à chaque catégorie de plateforme son modèle de visibilité

D.Cardon avait distingué trois modèles principaux de visibilité, plus deux modèles émergents.

Le paravent : les participants sont cachés derrière des catégories standardisées, qui recoupent souvent les indications identitaires objectives de la vie réelle : âge, sexe, lieu de résidence, etc. plus quelques traits personnels brièvement exprimés. Les détails des identités sont réservés aux personnes qui entrent effectivement en relation (généralement par courriel, non accessible directement) et qui souhaitent se rencontrer dans la vie réelle. Les sites de rencontres proposent cette visibilité initiale très partielle et sélective.

Le clair-obscur : Les participants dévoilent beaucoup d'eux-mêmes, mais à un cercle restreint de connaissances et d'amis, qu'ils fréquentent généralement dans la vie réelle. Leurs productions sont en principe librement accessibles, mais rien n'est fait pour leur donner une visibilité plus grande. Les participants ont alors le sentiment d'évoluer dans un espace privé. Les blogues d'adolescents, tels qu'on les comptait par centaines de milliers voici peu de temps encore sur la plateforme Skyblog, sont représentatifs de ces espaces théoriquement publics mais utilisés comme des espaces privés.

Le phare : Les participants dévoilent tout, au plus grand nombre. Ils recherchent la popularité, l'extension de leur réseau social, et préparent leurs productions en conséquence. D. cardon cite Flickr comme exemple de cet espace de visibilité « phare », ce qui ne manquera pas d'étonner, mais pas Facebook (à peine mentionné dans l'article), ce qui est encore plus surprenant.

Les deux modèles émergents :

Le post-it : Les participants donnent des indices sur leur présence physique et leur disponibilité à certains endroits, pour des audiences restreintes et elles aussi très fortement territorialisées. La plateforme Peuplade est citée en exemple, tout comme Twitter, dont la présence dans cette catégorie est plus déconcertante.

La lanterna magica : Les participants se forgent une identité virtuelle découplée de leur identité réelle, valable uniquement dans un espace donné, avec ceux qui le fréquentent. C'est l'identité de ceux qui succombent aux attraits des jeux massivement multijoueurs tels que World of Warcraft, ou de ceux qui fréquentent, pour diverses raisons, Second Life.

Deux ans après la publication de cet article, au demeurant beaucoup plus complet que ce que nous en présentons ici, que pouvons-nous en retenir ?

2010 : les degrés d'exposition publique varient sur un même site, en fonction des stratégies adoptées par les utilisateurs

La typologie des formes de visibilité offertes sur Internet par les sites de réseaux sociaux restent très pertinente. Mais, et c'est à ce niveau que le regard rétrospectif sur les deux années écoulées apporte les éléments les plus significatifs, on ne peut lier définitivement une catégorie de visibilité à une plateforme en particulier, ou même à une catégorie de sites. Certes, les sites de rencontres et de mise en relation interpersonnelle ont conservé leur logique du « montrer - cacher », privilégient toujours la mise en relation directe, via le courriel, et la constructions de réseaux d'intérêts. C'est le cas des sites de rencontres, mais aussi des sites de réseautage professionnel tels que Linkedin ou Viadeo. Le but n'étant pas sur ces sites d'être populaire, mais bien de trouver la « bonne » personne qui apportera une plus-value à la vie réelle.

Les autres sites mentionnés par D. Cardon se montrent beaucoup plus ouverts à différentes formes de visibilité qu'il n'y paraissait voici deux ans. Flickr pour « tout dire, tout montrer » ? C'est une plaisanterie. Chaque utilisateur y poursuit sa propre logique d'exposition et module l'accès à ses photographies en fonction des objectifs qu'il poursuit. Facebook, entre « paravent » et « clair obscur », offrant une visibilité limitée et très contrôlée à ses membres ? Allons donc. Facebook est devenue LA plateforme de visibilité maximale pour monsieur tout-le-monde, mais aussi le support de notoriété favori des professionnels, tous secteurs d'activités confondus, qui souhaitent fédérer le plus grand nombre d'utilisateurs, fans, supporters, anciens élèves... autour d'eux. Et Twitter, réseau social ancré dans le territoire ? On a peine à penser que certains ont pu le croire un jour.

Ce que nous enseigne deux années d'évolution des sites de réseaux sociaux, c'est que ce sont les usages, bien plus que le positionnement initial de leurs concepteurs, qui déterminent le niveau et le type de visibilité de chacun. Dans leur majorité, les sites de réseaux sociaux n'imposent pas un niveau donné d'exposition à leurs usagers.

Si chaque site de réseau social était une plage ensoleillée, on y verrait des vacanciers adeptes du bronzage intégral, d'autres qui conserveraient une chemise, d'autres encore qui ajouteraient chapeau, lunettes de soleil et parasol. Sur la même plage, on trouverait des cabines fermées, des zones ombragées et de vastes espaces dégagés à la merci des rayons ardents d'un soleil qui ne s'arrêterait jamais de briller. Seul l'homme du grand nord vêtu d'un anorak et chaussé d'épais brodequins montants y paraîtrait déplacé.

Ce que nous enseigne aussi l'époque présente, c'est que l'Internet est devenu mobile. Le flux a remplacé la référence stable, et les frontières des sites de réseaux sociaux sont devenues poreuses. Il est notamment possible de transférer, en temps réel, le contenu de l'un sur l'autre. Nombre de membres de Facebook y font par exemple figurer leurs derniers Tweets et les photos qu'ils viennent de poster sur Flickr. Les tweets eux-mêmes renvoient à des signets placés sur Delicious,  à des billets de blogues ou à des posts sur Facebook... Contrairement à ce que disait D. Cardon en 2008, les réseaux sociaux personnels sont hautement miscibles, si et seulement si les usagers le souhaitent.

La visibilité maximale devient la norme

Ce que nous constatons enfin des plus récentes manifestations des usagers des réseaux sociaux en ligne, c'est qu'ils sont très conscients de la valeur de leur vie privée et de ce qu'ils peuvent partager ou pas. Mais ces usagers veulent avant tout être vus, tout en contrôlant leur niveau d'exposition. Sur ces sites, la vie est publique par défaut.

C'est autour de cette affirmation que s'articule un très récent éditorial d'Internet Actu « Dans le futur, chacun aura droit à son quart d'heure d'anonymat ». Une illusion semble être en train de tomber : adieu, l'époque des Skyblogs, dans lesquels on faisait plus ou moins semblant de croire qu'on ne s'adressait qu'à quelques amis choisis. Désormais, nos fringants ados ont tous migré sur Facebook, y sont connectés aussi souvent qu'ils le peuvent et font la course aux « amis ». Jean-Gabriel Ganascia, cité dans l'article d'Internet Actu, l'affirme : « Le risque majeur ne tient plus tant à la divulgation des données personnelles et à l'abrogation des libertés qu'à l'anonymat dans lequel on risque d'être plongé à jamais ou, pire, à un référencement erroné que l'on subit sans pouvoir rien y changer, ou encore à la persistance d'un passé révolu que l'on souhaiterait oublier ». Ne pas être vu, être pris pour celui que l'on n'est plus ou que l'on n'a jamais été... Voici les enjeux d'aujourd'hui.

L'analyse de D. Cardon reste donc toujours pertinente, à condition d'admettre que, d'une part, « le pouvoir n'est pus de regarder mais d'être vu » et que d'autre part, le niveau et le type de visibilité recherchée ne varie pas principalement en fonction des plateformes utilisées, mais bien selon la nature des informations à diffuser, le moment, l'intention de leur auteur. Cela ne signe pas la mort de la vie privée et la soumission des internautes; cela témoigne plutôt d'un changement de norme sociale, qui se traduit aussi par la conscience collective en devenir de ne pas tout mettre en ligne sur ces plateformes, de parfois garder l'anorak et d'éviter la plage. 

Le design de la visibilité : un essai de typologie du Web 2.0. Dominique Cardon, Internet Actu,1er février 2008

Dans le futur, chacun aura droit à son quart d'heure d'anonymat. Jean-Marc Manach, Internet Actu, 9 mars 2010

Photos, de haut en bas : Martin Fisch, Javier Reyes Gomez, Kris Krug, Fkickr, Licence Creative Commons.


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