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Publié le 31 août 2010 Mis à jour le 14 septembre 2023

Le e-book, une révolution ? Une de plus...

Les tablettes, liseuses électroniques et livres numériques seraient les vecteurs d'un profond changement des modes de lecture

Selon Tim Carmody, qui a publié dans The Atlantic daté du 25 août 2010 un article intitulé 10 Reading Revolutions Before E-Books, le livre numérique n'apparaît pas comme une rupture isolée dans la grande histoire du livre et de la lecture. Il faut plutôt remettre l'apparition de cet objet dans une plus vaste perspective, pour comprendre que l'évolution en cours prend ses racines dans des révolutions bien plus anciennes.

De quelles révolutions s'agit-il ? La liste dressée par Carmody est surprenante. On y trouve bien sûr l'invention de l'alphabet, celle de l'imprimerie, le passage du rouleau au codex (le livre en tant qu'objet), l'industrialisation de la production... mais ces phénomènes sont envisagés sous des aspects inhabituels, avec l'ambition clairement affichée par l'auteur de tenir le fil qui nous conduit jusqu'aux derniers avatars de la lecture.

L'alphabet, instrument de la puissance de la Grèce antique

Ainsi, l'invention de l'alphabet est-elle considérée sous l'angle de la fusion entre l'oral et l'écrit dans des signes en nombre limité, qui a largement servi le développement de la culture grecque classique : « La fusion de l'oralité et de l'écriture explique la puissance de la culture hellénique classique. Les chants et les danses devinrent la littérature. Les débats devinrent la rhétorique et la philosophie. Les Grecs furent alors capables d'incorporer la connaissance du monde civilisé à leur propre langage, et de transmettre leur propre culture amalgamée partout où ils allaient ».

Autre exemple de révolution majeure, celle de l'invention de l'imprimerie. Selon la chercheuse citée par Carmody, l'imprimerie a donné aux lecteurs la garantie de lire l'exacte réplique du texte convoité. Ce qui a eu pour effet de créer un langage commun dans une Europe à l'époque extrêmement fragmentée, et d'inclure tous les lecteurs d'une même langue dans une « communauté imaginaire », creuset du concept d'état-nation. De plus, l'imprimerie (et avant elle, l'écriture elle-même, mais en élargissant radicalement ce phénomène) a consacré la primauté du visuel sur l'auditif pour prendre connaissance d'un texte, « pavant ainsi le chemin qui mène à notre présent rivé à l'écran ».

Expansion des cultures capables de se répandre, via l'écrit, dans le monde entier et d'intégrer les connaissances forgées dans d'autres civilisations, domination du visuel... Ces phénomènes caractérisent toujours nos modes de lecture et de diffusion des textes, et le livre numérique n'en est qu'une illustration supplémentaire.

Carmody met en évidence dans son article deux autres révolutions de la lecture, moins connues du grand public.

Naissance de la lecture extensive

D'abord, le passage d'une lecture intensive à une lecture extensive. En d'autres termes, selon l'historien allemand Rolf Engelsing cité par Carmody, nous sommes passés au XVIIIe siècle de la lecture attentive et répétée d'un nombre restreint de textes (la Bible, quelques recueils de poèmes...) à la lecture rapide et superficielle d'un grand nombre de textes (notamment grâce à l'expansion de la presse écrite). Il s'agit là d'une tendance lourde, souffrant de nombreuses exceptions (pensons au succès de certains romans lus et relus à maintes reprises, voire appris par cœur par leurs adorateurs), qui trouve des échos à l'époque contemporaine; que l'on pense seulement au concert de plaintes s'élevant contre l'infobésité, le trop grand nombre de choses à lire et à intégrer depuis qu'Internet a augmenté dans des proportions inouïes le rythme de diffusion de l'information. Pensons également à nos pratiques ordinaires de lecture sur le web, à l'apparent déficit d'attention créé par la systématisation des hyperliens dans le corps du texte, et nous constaterons que les pratiques extensives de lecture n'ont pas encore trouvé leurs limites.

La véritable révolution : la lecture verticale

Ensuite, le passage d'une lecture verticale (sur les rouleaux de parchemin ou de papyrus) à une lecture horizontale (dans les livres posés sur la table), avec retour depuis le début du XXe siècle à la lecture verticale. C'est Walter Benjamin qui avait pointé ce changement dès 1928, en observant que la taille des pages des journaux nous contraignait à les tenir à la verticale ou à l'oblique devant nous, et que l'organisation des textes sur chaque page encourageait également le mouvement vertical de l'oeil sur la page. Walter Benjamin n'a pas connu l'écran de l'ordinateur; quelques décennies plus tard, il aurait pu vérifier le bien-fondé de son observation. Et nous tenons toujours les terminaux de lecture à l'oblique devant nous; en d'autres termes, nous nous sommes débarrassés du bureau ou de la table qui supportait les grands volumes et, depuis l'invention des journaux et des livres de poche, nous emportons nos supports de lecture partout avec nous, modifiant simultanément l'espace et le temps de la lecture. Voilà la véritable révolution, selon Carmody, dont le livre numérique n'est que le dernier avatar.

Sur papier ou sur écran, lire, tout simplement

On complètera utilement la lecture de ce passionnant article par celle d'un second, qui présente les résultats des premières enquêtes réalisées auprès d'un échantillon de 1 200 personnes ayant acquis récemment une liseuse aux Etats-Unis. On constatera alors que la mise en concurrence du support papier et du support électronique du texte n'a pas eu d'impact négatif sur les habitudes des lecteurs qui sont passés de l'un à l'autre. 40 % des personnes interrogées disent lire davantage depuis qu'elles ont acquis leur liseuse, 58 % disent lire autant qu'avant. De plus, la lecture sur terminal électronique n'a pas provoqué chez ces personnes l'arrêt de l'achat de livres papier. C'est ce dont témoigne le libraire Amazon, le plus gros vendeur de livres numériques du monde. Ajoutons que les utilisateurs de liseuses lisent dans des situations a priori peu compatibles avec cette activité : une lectrice dit avoir utilisé sa liseuse... sur un canoë-kayak. Et, tel le célèbre romancier Michael Connelly, ils apprécient le gain d'espace et de poids (lorsqu'il s'agit d'emporter ses livres avec soi) fourni par la liseuse. Une nouvelle venue du Japon confirme cet avantage : il semblerait qu'un nombre croissant de Japonais numérisent leurs livres papiers, les détruisant du même coup, pour pouvoir les lire sur leur liseuse... et dégager un peu de place dans leurs habitations.

Alors, le e-book, une révolution ? Certainement pas. Le livre numérique s'inscrit dans une série de changements des supports et modes de lecture engagés depuis des siècles. Il n'y a donc pas rupture, mais exploitation des possibilités offertes par le numérique pour accroître encore la portabilité des textes, le nombre de textes lus, la diffusion des écrits au-delà des frontières nationales. De plus, les premiers résultats d'enquête montrent que le e-book, s'il met à mal le livre papier comme objet industriel (dont on cherche parfois à se débarrasser, tout livre ne méritant pas d'être conservé indéfiniment...), ne nuit pas à la lecture.

Comme d'habitude, une remise en perspective historique permet de relativiser la portée réelle d'une innovation technologique, et de rendre aux arguments contradictoires leur exacte valeur.

10 Reading Revolutions Before E-Books Tim Carmody, The Atlantic, 25 août 2010

The ABCs of E-Reading Geoffrey A. Fowler et Marie C. Baca, The Wall Street Journal, 25 août 2010

Tout sur le « jisui »  Virginie Clayssen, teXtes, 20 août 2010

Crédits photos : goXunuReviews, Flickr, Licence CC et Wikimedia Commons.


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