Le bon enseignant a toujours été celui qui apprend à « ralentir » c'est à dire à revenir sur ses pas, à analyser ce qui a été entendu, vu, lu, vécu. Depuis l'avénement du Web 2.0, il semble avoir abandonné ce tempo et donne l'image d'un individu qui court derrière des usages de plus en plus compulsifs. La pression est grande en effet dans la société pour qu'il s'adapte aux nouvelles façons de communiquer, de se socialiser, d'apprendre des élèves, sans trop poser de questions. : le voilà stigmatisé comme « digital immigrant » et enjoint à se mettre au plus vite à la culture Web 2.0.
Jusqu'ici assigné aux besognes ingrates, peu populaires, comme celles d'appliquer les programmes, d'organiser et corriger les évalutations, de vérifier si le travail est effectivement fait, il faudrait qu'il abandonne cette parie de son travail et twitte aujourd'hui pour intensifier l'écoute de ses élèves et encourager leur participation ? Jamais l'écart entre les pratiques majoritaires des enseignants et les modèles médiatiques n'a été aussi grand, semble-t-il.
Le portrait des adolescents d'aujourd'hui vis à vis des technologies souffre également d'un manque de réalisme, un peu comme si la société fantasmait sa jeunesse, lui prêtant des qualités hors du commun.
La plupart des jeunes n'ont aucune demande particulière en ce qui concerne la culture Internet parce qu'ils ont l'impression d'en savoir beaucoup plus sur la question que leurs enseignants. Ils vivent ainsi dans l'illusion d'une certaine autonomie dans l'apprentissage : ils n'ont pas besoin d'aide et d'accompagnement sur ce terrain là puisque la culture Web 2.0, c'est eux.
Or leurs pratiques révèlent très vite des lacunes incompatibles avec cette aura de génération branchée. Leurs habiletés sont souvent restreintes à des usages familiers : jeux, visionnements de vidéos, partage de photos sur leur site de réseau social favori.
- A toute question, un réflexe : Google. Comme Picasso, le « jeune » ne cherche pas, il trouve, car avec Google : « On a de la chance »;
- On récolte ce qui peut servir dans l'immédiat, et souvent on le garde tel quel : pratique du copié/collé très répandue qui dispense de construire un raisonnement;
- L'étape de la synthèse personnelle des informations est rarement dépassée;
- Absence de recul critique sur les informations trouvées et naïveté vis à vis des techniques de persuasion publicitaires sont courantes;
- Si on est volontiers multi-tâches dans sa chambre, on ne le transfère pas sur les pratiques scolaires : combien d'élèves savent travailler sur plusieurs applications de manière simultanée, combien utilisent des onglets sur leur navigateurs ? Combien soupçonnent l'existence d'outils d'annotations ? Combien gèrent leur favoris et les partagent ?
Il semble que le monde de l'éducation soit pris dans une sorte d'idéalisation de « l'apprenant » : un mutant totalement étranger dans ses modes de fonctionnement de l'adulte de plus de 35 ans, doué de capacités de rapidité de traitement de l'information nouvelles, capable de motivation, de collaboration, d'attention et de créativité si on veut bien l'intéresser.
Il faudrait peut-être sortir de cette mystification et regarder les élèves tels qu'ils sont : impatients, impulsifs, désinvoltes, superficiels, paresseux, grégaires quelquefois. Les outils du Web 2.0 sont effectivement des bottes de sept lieues pour leurs défauts : rapides, légers, ludiques, participatifs et « sondomaniaques » mais ils leur fournissent aussi une chance de montrer leurs qualités : inventivité, originalité, curiosité, bricolage créatif, humour.
C'est en regardant de près les faiblesses de ces jeunes héros que l'école pourra sortir des discours lénifiants sur les TICE. Une éducation aux usages des médias devient urgente et n'est pas l'affaire des techniciens. Tous les professeurs pourraient les accompagner dans le développement des compétences qui deviennent vitales pour leur avenir de citoyen libre.
Apprendre à ces "digital natives" un usage raisonné d'internet est un gros chantier : les professeurs, loin de se laisser impressionner, méduser par les discours de la vitesse sont là aussi pour freiner les emballements. Sans complexe.
Alexandre Serres, Maître de conférences en sciences de l'Information et de la Communication à l'Université de Rennes 2 développe cette idée de contradiction entre différentes temporalités, le temps long de l'apprentissage et le temps court du numérique.
"Il faut faire l'éloge de la lenteur".
L'école au défi de la culture informationnelle, article d'Alexandre Serres, 21 pages en pdf.
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