Profitant de l'opportunité de la sortie de son dernier ouvrage, nous avons rencontré (à distance !) François Muller pour recueillir son avis sur l'état de l'innovation dans le système scolaire français.
L'interview est longue, mais elle vaut la peine qu'on s'y arrête un moment.
François Muller, vous êtes responsable de la mission académique "innovation et expérimentation", pour l’académie de Paris. En quoi consiste votre mission ?
Au niveau de l’académie, j’accompagne les équipes éducatives qui souhaitent mettre en place ou consolider des dispositifs innovants dans les écoles et les établissements, dans le cadre de l’article 34 de la Loi de 2005 (droit à l’expérimentation pédagogique). Avec elles, nous questionnons les concepts, l’organisation, les choix effectués en fonction de l’objectif poursuivi, en développant une attention et une sensibilité aux résultats produits.
Je suis souvent sollicité également, au niveau national, pour encadrer la formation de formateurs et d’intervenants en établissement; enfin, je mène depuis quatre ans une mission au titre de l’ambassade de France à Bucarest (Roumanie) au beau titre « d’innover en français ».
Pourquoi, selon vous, l’innovation pédagogique a t-elle tant de mal à se diffuser ?
L’innovation agit comme un « attracteur étrange » : attractif pour certains, répulsif pour d’autres ; sa valeur n’est pas forcément positive dans le monde éducatif ; il y a même une certaine suspicion quand l’Education est organisée historiquement autour de la tradition, de la transmission et de la conformité.
Ceux qui veulent faire du nouveau, si tant est que l’innovation soit du « nouveau » -nous devons revenir sur ce terme - doivent parfois assumer une rupture, mentale, conceptuelle et parfois professionnelle, avec cette conception dominante. Le système éducatif français s’est contenté de reproduire des modèles anciens, pensons au bac, au lycée, à l’Ecole d’application, au statut professionnel (de 1950 !). Il résiste à l’actualisation, même si la pression européenne devrait l’y pousser.
D’autant que dans un climat de crise, la tendance de se réfugier dans les valeurs anciennes est forte ; n’entendons-nous pas « c’était mieux avant », mais avant quoi ? Ce n’est pas rendre service à nos jeunes que de dévaluer ce qui est et sera leur société ; il serait nettement plus efficace pour eux que nous puissions les aider à la comprendre, à la saisir, à avoir prise sur elle.
Pourtant, il existe bien des pratiques innovantes, sur le terrain ?
Oui, il faut assurément le signaler ; sur le terrain, les pratiques efficaces existent, souvent cachées ; elles montrent la marge de manœuvre et la liberté que des professionnels prennent en pleine responsabilité, mais à quel prix ? Il faut se poser la question du rôle fondamental de l’innovation : doit-elle améliorer le système existant, tel un « plugin », ou le reconfigurer ? Tant que l’innovation apporte des améliorations ponctuelles, dans le cadre d’une classe, elle ne gêne personne. Les profs innovants travaillent mieux, mais ils saturent leur temps, leur énergie et peuvent rapidement s’épuiser, sans étayage institutionnel. Il n’y a manifestement pas de volonté politique de valoriser les acteurs et de supporter les pratiques innovantes qui toucheraient au système lui-même. Dans les discours, l’innovation brille. Mais elle n’éclaire rien ! Elle peut jouer le rôle d’alibi pour mieux conserver un système dont il a été montré qu’il est aujourd’hui en perte de performances.
Pourquoi est-il si difficile de modifier le système global ?
L’éducation est encore organisée en un système pyramidal hiérarchique, relativement cloisonné ; d’une certaine manière, si cela fonctionne, c’est bien grâce à la qualité de ses membres ; nous le constatons à chaque rentrée scolaire.
Cependant, tant que les centres de décision ne sont pas touchés par la volonté de réforme, rien ne bouge. Tous les grands domaines régaliens de l’Etat ont fait leur révolution systémique et managériale, même l’armée ! C’est d’ailleurs à l’armée que j’ai entendu cette formule très juste en matière de conduite du changement : « quand on balaie un escalier, on commence par le haut ». Si on ne s’attaque pas aussi aux rigidités par le haut, rien ne changera fondamentalement dans le système éducatif. La base n’a pas le pouvoir, en France, de faire changer le sommet. Ou alors, cela s’appelle une « Révolution ».
Ceci dit, la France a changé depuis vingt ans ; elle s’est régionalisée et européanisée à la fois, les académies ont pris des options particulières, les établissements sont face à de vrais choix, mais les acteurs sont –ils en mesure de les assumer ?
Quels sont les axes principaux d’innovation, dans les établissements ?
L’innovation prend des formes variées et kaléidoscopiques, où peuvent se côtoyer l’éducation au développement durable, l’individualisation des parcours, la formation scientifique et l’ouverture européenne, le développement personnel, l’approche par compétences….
Tous ces axes se recoupent en un point nodal : la mise en place de véritables équipes pédagogiques. Les gens doivent apprendre à travailler ensemble pour se forger une compétence collective. Ce qui implique que tout le monde soit compétent à son poste (ce n’est pas toujours le cas…) et que des modes, méthodes, temps et espaces organisés du travail puissent dépasser l’organisation taylorienne de nos établissements. Dans une métaphore très « TICE », nous dirions que nous disposons de tous les composants, mais pas des bonnes interfaces ni forcément des bons câbles !
Cette culture du collectif n’est effectivement pas ce qui domine lorsqu’on observe les enseignants… Comment faire changer les choses ?
C’est un peu exagéré ; mais cela semble ressortir encore de la bonne volonté, quand le cadre référentiel du métier le prescrit à présent. D’obligatoire, mais aussi nécessaire, le travail collectif se doit d’être intéressant ; il s’agirait de montrer ce qu’il y a à gagner, pour les élèves, pour soi. Travail de patience, de persuasion, de formation et de négociation.
Il y a des manières de stimuler la créativité et le désir de changement. Par exemple, on pourrait encourager la mobilité des personnels : quand un prof arrive de banlieue dans un établissement de centre ville, ça apporte de l’air frais ! Comment expliquer une stabilité de 20 ans dans un poste ?
On gagnerait aussi à valoriser les différents engagements des enseignants dans des réseaux. Les profs constituent le gros des bataillons associatifs, mais ils s’engagent aussi aujourd’hui dans des réseaux virtuels et très professionnels, passionnants : qu’on songe aux Clionautes, à Weblettres, à Sésamaths… Ce sont des réseaux disciplinaires très stimulants, qui aident à renouveler les pratiques enseignantes. Comment se positionne l’institution (inspection et formation) dans ce domaine ?
On pourrait songer à prendre le temps « d’aller voir ailleurs » ce qui se passe : rien de tel qu’une visite dans un établissement différent pour stimuler l’imagination. Il ne faut pas hésiter, ici, à rendre visite à des établissements décalés du sien : par exemple, des profs de collège ont tout à gagner à observer ce qui se passe dans un centre de formation pour adultes ou une organisation des classes en maternelle !
Tout cela et c’est capital, ne peut se faire sans le chef d’établissement. Rien de durable ne se fait sans lui. Il assure la direction pédagogique du collège ou du lycée, et en organise la réflexion avec, par et pour les autres membres de la communauté éducative. Comment stimuler la confrontation des idées, alimenter les débats, créer des groupes de travail ? Symboliquement, et parfois formellement, il lui appartient de valoriser les initiatives qui vont dans le bon sens, en prenant des décisions qui leur permettront de fonctionner, et non faire dans l’indistinction qui anéantit le sens et l’engagement des acteurs. C’est très clair dans le choix des services, des équipes, des groupements, des disciplines. Variété requise, souplesse des organisations, gestion des interfaces restent encore des domaines à défricher en matière de management.
Par exemple ?
Par exemple, si deux ou trois profs souhaitent développer des pratiques collectives dans les classes en charge, c’est au chef d’établissement d’adapter l’emploi du temps pour rendre cette collaboration possible. Là, on voit vraiment l’innovation en actes dans une liaison entre pratiques, organisation du temps et valorisation des compétences.
Mais c’est un peu compliqué, non ?
Pas vraiment compliqué, car cela relève de l’ingénierie pédagogique…Mais en rupture avec la « coutume », oui. C’est pourquoi il importe de souligner la nécessité impérative d’accompagner les équipes pour qu’elles traduisent leur volonté de changement en actes. Malheureusement, le dispositif d’accompagnement n’existe pas ou pas suffisamment dans toutes les académies, sur le territoire national. Certaines, comme Lyon, Paris, Nantes, Poitiers ou Nancy, sont très en pointe. D’autres ont décidé que ce n’était pas une priorité, et les équipes pédagogiques se sentent très isolées.
Qu’est-ce qui déclenche la mise en place de pratiques innovantes ?
Ce sont les problèmes, pour 70 % des cas ! Par exemple, si un groupe d’élèves mène une vie impossible aux profs, vaut-il mieux faire comme si de rien n’était, ou affronter le problème ? C’est là qu’on voit la détermination du chef d’établissement : il peut réunir tous les profs concernés, organiser la confrontation des analyses de la situation, aider à élaborer des pratiques collectives, qui feront que chacun se sentira plus fort, et plus fier aussi, de n’être pas resté passif. Cette solidarité professionnelle donnera du cadre et du sens pour les élèves, tous les élèves.
Parlons maintenant des TICE. Elles sont diversement perçues par les enseignants. Selon vous, sont-elles en elles-mêmes porteuses de changement ?
Avec les TICE, on peut faire du très classique, ou du très innovant. Mais les utilisations qu’elles autorisent remettent en cause des éléments constitutifs de la culture scolaire et de l’identité de l’enseignant, telle que la logique du groupe-classe, la position de transmetteur unique, l’unicité classique du lieu et du temps, comme au théâtre classique. C’est pour cela qu’elles sont diversement considérées et utilisées. Et leurs plus fervents défenseurs, fascinés par le « pouvoir » technologique, n’ont sans doute pas assez pris en compte ce pouvoir déstabilisant dans des organisations aussi complexes que la nôtre.
Que voulez-vous dire ?
Les TICE remettent tout simplement en cause la vision majoritaire, qui date du Moyen-Age, de ce qu’est l’école : un lieu circonscrit dans lequel sont regroupés des élèves, sous l’autorité d’un maître, pour un temps déterminé à l’avance. Les TICE font exploser le temps et l’espace, elles cassent le groupe classe. Peu d’enseignants sont prêts à abandonner le groupe classe. Le problème n’est donc ni une question de formation technique, ni d’équipement. C’est un problème culturel et d’identité professionnelle, souvent exprimé par un sentiment de perte de maîtrise ; c’est là un « deuil » à opérer, une appréhension de la complexité et de la responsabilisation qui fait encore défaut ; d’une certaine façon, les enseignants le reconnaissent quand ils déplorent que les élèves ne sont pas assez autonomes ! Et pour cause.
Mais les enseignants ne vont-ils pas, de gré ou de force, devoir utiliser les TIC autrement, sous la pression des élèves qui vivent avec depuis leur naissance ?
C’est probable. La pression des élèves sera sans doute plus efficace que l’injonction venue d’en haut. On voit déjà des élèves qui s’ennuient, mettent le bazar dans les cours, manifestant ainsi leur lassitude d’un modèle obsolète. Et ça se produit partout, y compris dans des classes dites « d’élite » (les fameuses classes de série S dans les lycées) ; de manière plus explicite, et plus positive aussi, les élèves démontrent chaque jour leur haut niveau de maîtrise des outils numériques, cette dernière mobilisant des compétences complexes (capacité à rechercher, structurer et synthétiser des informations, à communiquer avec des groupes divers, à se répartir des tâches dans une équipe…). Comment faire pour que l’éducation « formelle » intègre ces apprentissages « informels » tout aussi puissants et utiles dans la société ?
L’école telle qu’elle existe aujourd’hui en France a t-elle un long avenir devant elle ?
Difficile à dire. Je prends souvent la métaphore de la tectonique des plaques ; tout le monde sait que la faille de San Andréa anéantira la Californie, mais personne ne peut dire quand ; et la Californie prospère. Moins cela bouge, plus cela va bouger.
Aujourd’hui, je ne rencontre personne qui soit satisfait réellement de ses conditions d’enseignement. Mais beaucoup pense qu’il est impossible de changer quoi que ce soit … Nous oeuvrons, avec mes collègues, pour montrer, preuves et expérimentations à l’appui, que ce n’est pas vrai, qu’on peut faire évoluer le système, que les établissements ont une large marge de manoeuvre, et qu’ils doivent s’en emparer au profit de leurs élèves.
Qu’aimeriez-vous dire pour terminer ?
Comme Bachelard, une invitation au rêve. Lucrèce au 1er siècle nous expliquait qu’au commencement, dans le chaos, les atomes tombaient en pluie drue ; il a fallu une légère déclinaison angulaire d’un atome (on dit « clinamen ») pour que la rencontre se fasse et que la matière advienne.
Par transposition à la chose éducative, quel serait le clinamen pour vous, enseignant, chef d’établissement, la petite dérive, le petit décalage, qui permettrait par interactions de grandes choses ?
En savoir plus :
Le site de l’innovation, académie de Paris
Diversifier, le site de François Muller
Chroniques parisiennes en innovation et en formation, blog, dans l'espace du Web pédagogique
Retrouvez toutes les publications de F. Muller sur son site. Dernier ouvrage paru :
Mille et une propositions pédagogiques pour animer son cours et innover en classe, avec André de Peretti, éd. ESF, Paris, 2008. Des entretiens croisés entre François Muller et André de Peretti à propos de cet ouvrage sont disponibles au format MP3 sur le blog cité plus haut.
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