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Publié le 14 mars 2011 Mis à jour le 14 mars 2011

La "curation", une fonction pas si nouvelle que ça

"Curation" et "Curateur", des barbarismes en français

En français, le terme de "curateur" ne s'applique qu'à "la personne qui est désignée pour assister un mineur émancipé dans certains actes, d'administrer les biens ou de veiller aux intérêts d'une autre personne" (Dictionnaire Culturel, Le Robert ). La curation quant à elle, n'existe pas.

En français d'Internet, la "curation" "est la technique utilisée pour sélectionner, filtrer, organiser, commenter et partager des liens de façon manuelle (dans un monde idéal) sur des contenus verticaux. Le content curator (curateur de contenu si je peux oser traduire ainsi) est la personne qui réalise cette curation", d'après la tentative de définition données par Vincent Abry dans un billet intitulé Curation et Curator, la nouvelle tendance du web social

En anglais, le "curator" désigne le conservateur de musée ou de bibliothèque, et aussi le commissaire d'une exposition. En français, le terme "conservateur" sorti de son contexte spécifique fait penser à la politique ou aux additifs dans les aliments. "Commissaire" fait penser à la police. D'où l'emploi absolument inapproprié du terme anglais pour désigner celui qui prend soin de nous, pauvres Internautes, incapables d'identifier les bonnes sources d'information dans l'océan furieux du flux des nouvelles sur la toile. 

Pourtant, les termes adéquats ne manquent pas : veilleur, tiers facilitateur, médiateur de l'information... désignent beaucoup mieux la fonction de collecte, d'analyse et de diffusion de l'information que l'affreux angliscisme "curator". Mais certains ont tout intérêt à imposer un nouveau terme face à une activité aussi vieille que l'Internet, car ils ont quelque chose à nous vendre.

Des outils nouveaux pour une pratique fort ancienne

La "curation" en effet ne prend sa valeur marchande que si elle s'incarne dans des outils. Outils qui sont d'abord mis à dipsosition gratuitement, en espérant que leur succès attire le plus vite possible des marques qui s'en serviront pour leurs campagnes de marketing et des annonceurs qui trouveront sur les plateformes de "curation" de nouveaux espaces sur lesquels attirer le chaland. C'est bien la conclusion de l'article consacré à Scoop it par TechCrunch France, en janvier dernier.

Néanmoins, les plateformes de veille spécialisée (autrement appelées "plateformes de curation") répondent effectivement à un besoin, et même à plusieurs.

Du point de vue de leur utilisateurs actifs (ceux qui conçoivent les pages thématiques hébergées sur les plateformes de veille), elles leur fournissent un espace central dans lequel entreposer tous leurs fils RSS, twitts, chaînes vidéos sur YouTube... auxquels s'ajoutent les liens entrés manuellement, sur une thématique donnée. En termes de visualisation, Scoop.it est effectivement plus attractif (exemple : epedagogie sur Scoop.it, réalisée par Gilles Le Page) qu'une liste thématique entretenue sur Diigo par exemple, ou même qu'un portail Netvibes. Car le veilleur (le "curateur") a la possibilité d'ajouter une photo, un commentaire ou un résumé à la ressource qu'il propose.

Du point de vue des visiteurs, les plateformes de veille répondent à l'angoisse de manquer LA bonne information, LA bonne source, ou l'ensemble des sources les plus pertinentes sur un sujet. Le veilleur se pose en effet comme expert (mais, à l'inverse de ce qui a cours sur Quora par exemple, rien ne permet de vérifier cette expertise) et inspire donc confiance. De plus, les liens sont organisés et illustrés sur la page, ce qui rend la lecture plus agréable que la consultation d'une morne liste sur un site de partage de signets. 

Ca, c'est l'idéal. Car dans la réalité, Scoop it à notre avis ne fait pas mieux que les sites de partage de signets. Les pages sont longues, mal organisées, et l'omniprésence des illustrations rend la lecture plus longue et compliquée. C'est encore pire lorsqu'il y a plusieurs pages : on a alors l'impression de lire un journal dans lequel le maquettiste se serait mis en grève.

D'autres outils se targuent aujourd'hui d'appartenir au tout petit ensemble des plateformes de "curation" : c'est le cas de Pearltrees, que nous vous avons présenté ici, et que nous utilisons largement chez Thot Cursus. C'est aussi celui de Paper.li, qui met en forme les twitts apartenant à une liste d'utilisateur sous forme de journal avec des rubriques (exemple ici).

Dans tous les cas, la vraie valeur ajoutée de ces agrégations de liens tient bien entendu à la volonté humaine qui les a organisées. Scoop it, Pearltrees et Paper. li ne sont que les héritiers des antiques annuaires qui, un temps, firent concurrence aux moteurs de recherche et gardent malgré tout leur utilité pour qui ne veut fouiller parmi les millions de résultats que retourne un moteur de recherche.

Curateur, un nouveau métier ?

On peut certes imaginer une utilisation professionnelle de ces nouvelles plateformes de veille, ce que s'autorise à faire Bertrand Duperrin dans l'article intitulé Le curator : chaînon manquant des dispositifs entreprise 2.0 ? B. Duperrin a bien raison d'utiliser la forme interrogative dans le titre de son billet. Car on cherchera vainement dans ce dernier ce qui distingue le "curateur" du veilleur ou du responsable de la gestion des connaissance sinon la réactivité, l'attention portée aux signaux faibles (du type médias sociaux) et la capacité à traiter aussi bien l'information interne que l'information externe à l'entreprise. Ce qui suppose la privatisation de l'outil, de manière à pouvoir intégrer dans les pages des liens issus notamment des sites privés et intranets des entreprises. Pas de quoi créer un nouveau métier, semble t-il, même si B. Duperrin analyse finement l'intérêt de traiter les informations émanant de sources non conventionnelles, de manière à inciter les collaborateurs à aller y voir de plus près. 

Mais le véritable problème qu'affrontent les entreprises en matière d'accès à l'information pertinente tient moins à une prétendue carence d'outils qu'à leur culture : "Connaître les circuits de l’information dans et hors de l’entreprise, savoir publier au bon endroit une information, savoir détecter des sources utiles et éditorialiser leur contenu pour le diffuser où il sera utile impose la maîtrise de plusieurs métiers (...). C’est une richesse pour une entreprise. A condition qu’elle ait développé une culture du partage d’information et non une rétention d’information vue comme outil de pouvoir", lit-on dans Adverbe, sous la plume de Xavier de Mazenod. Et la "curation" prend alors des aspects de cure thermale, censée améliorer les défenses contre certaines infections chroniques mais qui n'a que l'efficacité qu'on veut bien lui prêter... 

Une récupération commerciale de la culture du partage

La culture du partage est largement présente sur le web, comme en témoignent notament certains usages de Twitter en tant qu'outil de veille, la partage de liens sur les médias sociaux en général... et l'existence des plateformes et outils de veille collectifs, jusqu'à présent gratuits. On est alors en droit de se demander si la vogue de la curation ne serait pas une simple offensive marketing, visant à installer le besoin dans la tête des internautes avant de leur vendre le service. C'est l'opinion de Samantha Micelli, rédactrice du blogue Girls and Geeks qui, dans le langage musclé dont elle est coutumière, dit craindre la professionnalisation de la fonction : "Ce qui m’inquiète un peu là-dedans, c’est que du moment où on a trouvé un mot pour désigner le truc, on risque la professionnalisation. Bientôt, je vous parie le bras de ma mère qu’on aura des stage de curation et des offres d’emploi de curateurs. Y’avait eu la même chose avec les community managers (rappelons donc : ces gens qui connaissent les mystères impénétrables des réseaux sociaux comme Facebook). Et ça, je sais pas pourquoi, ça me déprime complètement.

Pourtant, aller chercher des liens coolos sur l’interweb et les organiser, oui c’est du boulot. Et oui, vu l’architecture du web, c’est plutôt nécessaire. Mais là, ça me donne l’impression qu’on va se faire gicler par des étudiants en école de commerce qui deviendront curateurs professionnels, qui l’envisageront uniquement comme un boulot et pas par amour".

Et si l'on réfléchit un instant à la question de la valeur d'une veille et aux moyens de la rendre efficace non seulement pour soi mais pour les autres, on réalise que l'outil, aussi perfectionné et automatisé soit-il (car l'argument massue des nouveaux outils de vielle est bien entendu celui de la facilité, du plus simple), n'aura jamais réponse à tout, car il n'est qu'un outil, comme un marteau est fait pour planter des clous. C'est le besoin qui détermine l'usage de l'outil, pas l'outil qui crée le besoin (du moins, il faut le croire). Or, nos besoins d'information changent d'un moment à l'autre, et ne sont pas monolithiques; la source d'information qui nous est apparue comme pertinente à un moment donné ne l'est plus à un autre moment; tous ceux qui se sont essayés à la collecte des fils RSS, à la mise en place d'une liste d'abonnements sur Twitter ou à la confection d'un portail Netvibes s'en sont rendu compte : il y a énormément de bruit, de signaux inutiles. Non parce que l'information ainsi collectée est mauvaise, mais parce qu'elle ne répond pas toujours à nos besoins du moment. La valeur d'un information se situe dans sa pertinence, ici et maintenant.

Faire des liens, plutôt que collecter des liens

L'on fera volontiers confiance au commissaire d'une exposition, parce que l'on connaît  son expertise (ou l'on fait confiance à son expertise déclarée) sur tel ou tel peintre. Mais accorderait-on la même confiance au commissaire d'une exposition sur Picasso, si l'envie lui prenait d'en réaliser une autre sur l'histoire des trains par exemple ? 

Il ne faut certes pas nier toute expertise de la part de certains utilisateurs ou producteurs de ressources numériques. Et il peut être très intéressant de connaitre leurs sources d'inspiration, les ressources qu'ils estiment utiles. Néanmoins, la valeur de la veille pensons-nous tient moins dans la capacité à réunir un faisceau de sources valables qu'à faire des liens entre elles. Ce travail, le plus important dans la mesure où il révèle toute la diversité d'opinions aussi bien que les tendances lourdes à l'oeuvre sur la toile, n'est pas pris en charge par les plateformes de "curation", ni par les outils plus classiques de collecte de liens ou de signets. Elle reste de la responsabilité de l'utilisateur. Ou de ceux qui prennent la peine de faire ce travail en amont de sa présentation publique, comme ce que nous faisons sur Thot Cursus.

Sources :

Curation et curator, la nouvelle tendance du web social. Blog Marketing Web 2.0 et Tech, Vincent Abry, 7 février 2011

Scoop.it, nouvel acteur de la curation, entre blog et Twitter. TechCrunch France, Romain Pechard, 4 janvier 2011

Le curator : chaînon manquant des dispositifs entreprise 2.0 ? Bloc-Note de Bertrand Duperrin, 11 janvier 2011

La curation, vous n'y échapperez pas en 2011. Blog AdVerbe, Xavier de Mazenod, 12 janvier 2011

Aujourd'hui, étudions la web curation. Blog Girls and Geeks, Samantha Micelli, 9 février 2011


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