L’immense Léopold
Sédar Senghor, académicien et premier Prédisent du Sénégal, orfèvre de la
langue française, définissait
la Francophonie comme « cet humanisme intégral qui se tisse autour de la terre, cette symbiose des énergies dormantes de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire. » La francophonie
est de fait un patrimoine commun que tentent de préserver une cinquantaine de
pays aux quatre coins du monde. Mais ce partage est fragile, fébrile, pris en
tenaille entre la langue anglaise triomphante et les aspirations légitimes à
faire prévaloir les langues nationales, l’arabe dans le cas du Maroc. Et pourtant,
le français poursuit son petit bonhomme de chemin, même s’il le fait avec des
fortunes diverses d’une contrée à l’autre. On peut risquer quelques
explications pour tenter de percer ce mystère.
« Je suis
tombé par terre, c’est la faute à Voltaire… »
Une langue ne peut
assurer sa survie qui si elle est enracinée dans le présent, que si elle
traduit les préoccupations de ses locuteurs. Mais, une langue a aussi d’autant
plus de chances de durer qu’elle sera enracinée dans la tradition, qu’elle aura
la capacité de véhiculer les valeurs spécifiques d’une culture donnée. La
francophonie est, dans de nombreux pays comme le Maroc, tout cela à la fois. Un
pont entre un vécu colonial, que l’on revisite volontiers à présent que
s’estompent les passions, et une actualité mondialisée, parfois bien
déroutante, où le français fait figure de repère bienvenu.
Dans l’enseignement
marocain, cette dualité est perceptible à travers deux exemples : le
recours aux modes d’expression les plus populaires parmi les jeunes pour
inciter à apprendre le français mais aussi à respecter les valeurs de
citoyenneté ; et la "fascination" qu’exercent les grands auteurs
classiques auprès des enseignants comme des élèves.
Dans le premier
cas, les professeurs de français utilisent des sites riches en ressources
pédagogiques comme celui-ci
pour être au diapason des penchants de leurs élèves. La scène musicale
marocaine crée à travers le slam et le rap un idiome original que s’approprient
élèves et jeunes enseignants pour revisiter et faire revivre la langue de
Molière. Et, paradoxalement, les paroles des plus connus et des plus révoltés
des rappeurs du pays, comme Don
Bigg, sont souvent l’occasion de faire passer des messages citoyens de
tolérance et de respect de l’autre.
Mais, le paradoxe, et
du coup l’originalité de l’enseignement du français au Maroc, est porté aussi
par ces enseignants férus des auteurs du répertoire français. Qui ont à leur
disposition des outils multimédias comme ce quizz
de la chaine francophone TV5 ou la riche littérature
maghrébine d’expression française mais qui n’hésitent pas aussi à convoquer
Hugo et Gavroche pour commenter des révoltes bien présentes…
Les enseignants
scientifiques pourraient tout aussi bien enrôler les auteurs du Panthéon
littéraire français pour faire assimiler leurs leçons. Voici un exemple en
phase avec une réalité récente, et hélas dramatique.
« J’ai le
nez dans le ruisseau, c’est la faute à Rousseau[1] »
Le séisme de
Lisbonne est un de ces évènements emblématiques de l’histoire universelle. Au-delà
de son ampleur – il a été ressenti dans toute l’Europe et le tsunami qui en a
résulté a dévasté les côtes marocaines – et du nombre très élevé de ses
victimes, le tremblement de terre de 1755 reste d’actualité parce qu’il marque
sans doute la naissance de la sismologie dans son acception moderne. Les
mesures scientifiques dont il a fait l’objet peu de temps après sa survenue
sont les premières tentatives de l’homme pour comprendre un phénomène naturel.
Mais le séisme a
été aussi au centre de très violentes polémiques entre les courants
philosophiques de l’époque. Tout le monde connait le célèbre poème de Voltaire,
ou encore le passage
qu’il a consacré à ce désastre dans son pamphlet Candide. La Lettre
sur la Providence, réponse de Jean-Jacques Rousseau, pour être moins connue[2]
n’en est pas moins intéressante.
La confrontation de ces deux
textes sert en cours de philosophie mais aussi de français pour initier les
élèves à l’art
de l’argumentation.
Cependant, preuve
de l’incroyable modernité de sa pensée, Jean-Jacques Rousseau s’est aussi invité
tout récemment dans le débat… sur le risque nucléaire au Japon. Les arguments qu’il
a développés lors du séisme de Lisbonne sont en effet très proches de ceux
utilisés de nos jours par tous ceux qu’effraie l’atome comme par les urbanistes
soucieux de construire des cités moins vulnérables.
On le voit, la
francophonie, qui est ce partage d’un patrimoine commun évoqué plus haut, est aussi
un équilibre entre une riche bibliothèque de chefs d’œuvres universels et des
questionnements d’une brûlante actualité. Au Maroc comme ailleurs, sa survie en
tant que voie originale de transmission des connaissances dépend aussi de la
préservation de ce subtil équilibre, quelque part entre modernité et nostalgie.
[1] Les lecteurs de Victor Hugo le savent bien, dans le roman Gavroche n’a
pas le temps de terminer ce couplet, arrêté net dans son élan par une balle
assassine !
[2] On dirait aujourd’hui de Voltaire qu’il est plus
"médiatique" que Rousseau !
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