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Publié le 22 avril 2009 Mis à jour le 22 avril 2009

Michel Serres : « les TIC nous ont libéré de l’écrasante obligation de nous souvenir ».

Dans une conférence exceptionnelle prononcée fin 2007 devant les chercheurs de l’INRIA, à l’occasion du 40eme anniversaire de cet organisme de recherche, Michel Serres a brossé le tableau de la révolution culturelle et cognitive que nous vivons depuis que les outils informatiques se sont généralisés. Il est utile de revenir aux paroles du célèbre philosophe pour comprendre ce que nous avons perdu, et surtout gagné, dans la généralisation des TIC.

De l’oralité aux TIC, les révolutions du traitement de l’information

Selon M. Serres, les civilisations basculent lorsqu’intervient un changement majeur dans le traitement de l’information, c’est à dire son son stockage, son exploitation, son émission et sa réception.

À l’époque du « stade oral », comme l’appelle M. Serres, c’est à dire avant l’invention de l’écriture, le support de l’information était le corps humain. Le message faisait littéralement corps avec son émetteur (transmission par le geste, la voix…) et avec son récepteur (réception via les sens et stockage dans la mémoire personnelle). Depuis l’invention de l’écriture, puis de l’imprimerie, il y a dissociation entre le corps et le message. La création de supports externes, d’abord exemplaires uniques puis diffusés via les techniques d’impression, ont occasionné de considérables révolutions culturelles. M. Serres n’hésite pas à affirmer que l’Etat, le commerce, le droit, les religions, la pédagogie… sont les enfants de l’écriture et se sont ensuite transformés à mesure que l’accès aux supports de connaissances s’élargissait à des groupes de plus en plus nombreux de population.

Aujourd’hui, l’irruption des TIC, la dématérialisation et le stockage infini des informations entraînent une nouvelle révolution culturelle.

La majorité de nos repères spatio-temporels et de nos règles de vie en communauté sont touchés. M. Serres en donne de multiples exemples, grâce à de brillantes analogies entre le web et d’anciens espaces de non-droit qui ont pourtant vu émerger de nouvelles formes de vie en société.

Mais la révolution ne touche pas seulement ce que nous produisons ; elle touche également nos processus cognitifs, comme toutes celles qui ont modifié le couplage entre support et message.

Inventer plutôt que répéter

La généralisation de l’écriture a signifié la victoire « de la parole morte sur la parole vivante ». Avec, comme conséquence majeure, la perte progressive de la mémoire personnelle. Les étudiants du Moyen-Age retenaient, à la virgule près, l’intégralité des cours dispensés en chaire par leurs professeurs. Aujourd’hui, nous estimons nécessaire de prendre des notes lorsque nous écoutons un orateur, car nous craignons de ne pas retenir ses paroles… Et l’accès à la somme infinie des savoirs humains via le web ne fait qu’amplifier ce phénomène, au grand dam souvent des éducateurs, qui constatent la difficulté croissante des apprenants à mémoriser les textes, même courts.

M. Serres interroge longuement la notion de « perte » et la met en relation avec son contraire, le « gain » : nous avons perdu la mémoire, mais qu’avons-nous gagné ? Selon le philosophe, les outils universels (à fonctions multiples) que sont les ordinateurs nous ont « libérés de l’écrasante obligation de nous souvenir ». Du coup, nos neurones se trouvent disponibles pour des tâches supérieures et plus humaines : la création, par exemple. Autrement dit, nous devenons plus intelligents, car nous « avons perdu la tête » ! Celle-ci (ou plutôt, le contenu de millions de têtes…) se trouve désormais devant nous, dans l’ordinateur. Nous avons donc la possibilité d’inventer, et non pas de répéter comme ce fut le cas pendant des siècles lorsqu’il s’agissait d’apprendre, puisque nous sommes assurés de la permanence des savoirs hors de nous, accessibles à tout moment.

Le virtuel n’est l’ennemi ni de l’apprentissage, ni du plaisir

M. Serres ne prétend pas donner les clés de la révolution en cours ; mais il attire notre attention sur le fait même qu’elle existe, et que nous sommes loin d’en avoir vécu tous les effets. Ce qui invite à ne pas s’arc-bouter sur les modalités anciennes d’accès à la connaissance et d’apprentissage. À la fin de sa conférence, répondant à une question de la salle, M. Serres évoque l’enseignement à distance et « la perte du corps » : un enseignant physiquement présent constitue t-il un vecteur d’apprentissage plus efficace qu’un cours en ligne ? Pas nécessairement, répond t-il : l’interaction humaine est porteuse du meilleur comme du pire… Il insiste sur le fait que le virtuel était présent dans nos vies bien avant l’arrivée des TIC, par le biais de l’imagination : ce que nous imaginons ne nous procure t-il pas souvent un plaisir équivalent, voire supérieur, à ce que nous réalisons effectivement ?

La conférence, accessible sur le site d’Interstices (le blog de l'INRIA), illustre parfaitement la valeur du virtuel et du message dématérialisé : passionnante, drôle, formidablement érudite, intelligente en somme, elle s’est conclue par une standing ovation de la part du public. Les yeux de Michel Serres brillaient d’émotion partagée. Et les vôtres brilleront aussi, si vous la regardez jusqu’au bout.

Les nouvelles technologies : révolution culturelle et cognitive. Conférence de Michel Serres, prononcée le 20/12/2007 à l’INRIA

 

 


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