Rémi Mathis est conservateur de bibliothèque et membre du conseil d'administration de Wikimédia France. Il assume également un rôle d'administrateur parmi les contributeurs à la célèbre encyclopédie en ligne. Il a récemment été interrogé par Silvère Mercier, qui tient le blogue Bibliobsession. C'est donc là que l'on trouvera cette entrevue, dans laquelle Rémi Mathis expose tout le bien qu'il pense de Wikipédia, encourage les bibliothèques à s'y présenter et à contribuer à l'enrichissement du projet Wikisource (bibliothèque numérique d'ouvrages libres de droits).
Le rêve : autogestion, démocratie et apprentissage des tâches éditoriales
Rémi Mathis est manifestement séduit par la mission vulgarisatrice de Wikipedia : « Wikipédia permet précisément cette vulgarisation intelligente qui se renseigne aux meilleures sources. Fondée sur la 'neutralité de point de vue', l'encyclopédie ne doit rien affirmer par elle-même mais uniquement faire le point sur les connaissances ». Cette mission est assurée au quotidien par les centaines de milliers de contributions des internautes, selon un principe d'autogestion éditoriale. Car, même si existe désormais une fondation Wikimedia déclinées dans différents pays, « ni la fondation ni Wikimedia France n'ont de pouvoir éditoriaux, lequel appartient exclusivement aux internautes. Wikipedia est autogéré (d'où de nombreuses critiques et craintes sur son fonctionnement), les droits strictement égaux entre tous et les conflits réglés par la communauté ». R. Mathis ajoute cependant qu'il existe bien des administrateurs, contributeurs de confiance ayant fait leurs preuves, qui peuvent bloquer ou supprimer des pages, et détruire des contributions inappropriées.
Il souligne également le côté formateur de la rédaction d'articles pour Wikipédia : « la rédaction d'un article pour Wikipédia est un exercice complet : définition du sujet, recherche d'information, critique des sources, choix des ressources pertinentes, organisation de connaissances, recherche d'images, utilisation d'outils informatiques, utilisation du multilinguisme, capacité à travailler en équipe et à dialoguer, etc. ».
La réalité : abus de pouvoir, contributions d'inégale qualité, réactions en chaîne en cas de modification
Sauf que... Ça ne se passe pas tout à fait comme ça. Seule une petite minorité de contributeurs assume l'ensemble de ces tâches qui sont plutôt réparties entre différentes personnes. C'est d'ailleurs un principe vivement encouragé par Wikipédia, qui fonde la qualité de ses entrées sur les multiples révisions dont elles font l'objet.
Mais tous les articles n'ont pas droit au même traitement, et les décisions arbitraires de la part des administrateurs (suppression de modifications pourtant pertinentes) existent. C'est ce qu'expose Paul Duguid, professeur à l'institut de l'information de l'université de Berkeley, dans un article initialement publié en français dans la revue Books.
Duguid réfute l'idée de la gestion « démocratique » chez Wikipédia. Il pointe que certaines firmes y font une auto-promotion éhontée, que des hommes politiques modifient les articles les concernant. Il ne dit pas si ces pratiques sont ensuite rectifiées par les administrateurs. Il a lui-même fait l'expérience de modifications d'articles supprimées, alors qu'elles étaient pertinentes, sans raisons valables.
Plus globalement, Duguid est sceptique quant à la « sagesse des foules », qui conduirait quasiment miraculeusement à l'élaboration des meilleurs solutions ou des meilleurs produits. Il rappelle l'existence du « théorème du jury » élaborée par Condorcet dès 1785, qui dit « qu'un groupe prend de meilleures décisions quand au moins a moitié de ses membres a le savoir nécessaire ».
Par ailleurs, Duguid pointe le fait que nombre de contributeurs ponctuels n'ont pas conscience du fait qu'en modifiant une phrase, ils peuvent perturber l'article tout entier, voire tout un domaine dans lequel les articles se font écho et se complètent. Quelle est donc l'unité de base de Wikipedia : la phrase, le paragraphe, l'article, le domaine? En édition traditionnelle dit-il, il revient à l'éditeur de veiller à la cohérence globale d'une section ou d'un ouvrage, rôle qui n'est pas assumé chez Wikipédia.
Ce qui ne conduit pas l'universitaire américain à rejeter en bloc tout ce que propose Wikipédia. Il insiste seulement sur le fait que les bons articles sont ceux qui ont été écrits et révisés par des personnes connaissant bien le sujet... ce qui n'est pas le cas de tous les articles, parfois à peine ébauchés, et peu ou pas révisés s'ils ne touchent pas à des sujets populaires.
Qui fait quoi sur Wikipédia ?
Alors, Qui fait quoi sur Wikipédia ? C'est la question que se sont posée une enseignante et un étudiant de l'université d'Arizona, qui ont établi la typologie des profils des contributeurs, à partir d'un corpus de 1 200 articles de qualité variable (Wikipédia disposant des niveaux A, B, C pour hiérarchiser la qualité des articles). Ils ont établi sept profils :
- Les amorceurs (starters) : ils créent un nouvel article avec quelques phrases, mais citent rarement leurs sources et mettent peu de liens.
- Les justificateurs de contenus (content justifiers ) : ils ajoutent du texte, des liens, des références.
- Les rédacteurs (copy editors): ils améliorent les textes.
- Les nettoyeurs (cleaners) : ils suppriment les énoncés, références et liens obsolètes.
- Les chiens de garde (watchdogs) : ils veillent à ce qu'un article ne revienne pas à une version antérieure.
- Les contributeurs occasionnels (casual contributors) : ils font un peu de tout, ponctuellement.
- Les rédacteurs généralistes (all-round editors) : ils assurent toutes les tâches, celles qui sont décrites par Rémi Mathis. Ces contributeurs s'auto-disciplinent beaucoup et n'hésitent pas à modifier leurs propres textes, pour les améliorer.
Selon les deux auteurs de l'article, les articles qui ont bénéficié majoritairement des contributions de « rédacteurs généralistes » sont les meilleurs. Alors que ceux qui sont pris en charge par une majorité « d'amorceurs » et de « contributeurs occasionnels » sont les moins bons.
Ce qui montre que la qualité des contributions et des collaborations entre contributeurs est au moins aussi importante que le nombre de contributions. Ce qui montre également que les personnes qui sont capables d'assurer l'ensemble des tâches produisent les meilleurs articles. Ceci rejoint la réflexion de R. Mathis, mais ne concerne pas, et de loin, la majorité des contributeurs.
Les deux chercheurs de l'université d'Arizona concluent leur article en préconisant des améliorations de l'application de rédaction des articles de Wikipédia. Il faudrait par exemple que les rédacteurs reçoivent systématiquement une alerte pour ajouter des références et des liens lorsqu'ils affirment quelque chose. Il faudrait également qu'ils soient invités périodiquement à réviser leurs propres textes. Car il ne faut pas compter uniquement sur la revue par les pairs pour effectuer les corrections : il est souvent difficile, voire impossible de trouver les sources d'une affirmation que l'on n'a pas soi-même produite.
Rencontre avec un éditeur de l'ombre
Néanmoins, il existe nombre de contributeurs passionnés et exigeants sur Wikipédia. Le quotidien en ligne Slate.fr a récemment publié l'entrevue réalisée avec l'un d'entre eux. Polmars (pseudonyme) est en effet le contributeur français le plus actif à Wikipédia, puisqu'il y a effectué 241 920 modifications... On retrouve dans ses propos la séduction opérée par le projet « utopique et génial », une légère critique du rôle de censeur joué par certains administrateurs (l'un d'eux ayant supprimé sa précision quant à la date de la mort du célèbre photographe Henri Cartier-Bresson, et l'ayant finalement accepté deux ans plus tard, lorsqu'il y a eu des sources officielles pour en attester), mais surtout une vraie passion pour cette encyclopédie.
Cette passion l'a conduit à créer plus de 600 articles, avant de se consacrer à d'autres tâches : « Depuis plus d'un an, j'écris moins d'article et je me consacre surtout à des tâches plus « obscures » de maintenance, comme le classement et la catégorisation des articles, la « wikification » (placement de liens vers d'autres articles), les corrections diverses (orthographe, style, rectification d'erreurs), interventions qui me paraissent tout aussi importantes que la création d'articles proprement dite et qui semblent quelque peu délaissées par les autres contributeurs ». En d'autres termes, Polmars est l'un des éditeurs de l'ombre de Wikipédia, sans qui l'encyclopédie risque de perdre sa légitimité et de devenir une auberge espagnole. Précisons que Polmars a toujours décliné les propositions d'honneurs, refusant d'accéder au statut d'administrateur.
A la lumière de ces différents articles, on comprendra que Wikipédia n'est pas la parfaite organisation autogérée et démocratique que nombre de ses utilisateurs voient en elle. Que certaines de ses entrées font l'objet d'abus de pouvoir. Que la qualité des contributions et des collaborations entre contributeurs est essentielle, et que les contributeurs les plus désinvoltes lui font du tort. La rédaction s'apprend et exige une forte autodiscipline. Le groupe ne peut compenser à coup sûr les erreurs des individus. Mais Wikipédia reste irremplaçable, pour sa démarche autant que pour ses résultats. Comme le dit Paul Duguid, « Cela ne vaut rien de chercher à démolir Wikipédia (…) si on ne fait pas mieux qu'elle ». Et qui le fait, aujourd'hui ? Personne.
Un bibliothécaire chez Wikipedia Blogue Bibliobsession, 11 mai 2010
Wikipedia, où est ta démocratie ? Books, Mars-Avril 2010, texte intégral en ligne
Who Does What on Wikipedia UA News, 4 mars 2010, avec accès au texte complet de l'article en anglais et téléchargeable
Polmars, 241 920 modifications dans Wikipédia Slate.fr, 7 avril 2010
Crédit images : Wikipédia édition en français
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