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Publié le 16 décembre 2021 Mis à jour le 16 décembre 2021

Le nouvel esprit de l'université [Thèse]

Une institution au défi de la troisième mission

Lire des thèses de sciences politiques, économiques et sociales remet notre destinée personnelle dans les grands courants sociétaux qui nous ont affectés, dans certains cas à notre insu.

On y voit clairement le contexte de notre existence dans sa temporalité longue. Et on saisit alors, comme Épictète nous y invitait déjà, à tenir les choses de notre ressort et laisser celles qui ne le sont pas.

Kαὶ τὰ μὲν ἐφ’ ἡμῖν      
ἐστι φύσει ἐλεύθερα,  
ἀκώλυτα,
ἀπαραπόδιστα. 

Et les choses de notre ressort
sont par nature libres,
sans empêchements,
sans entraves. [Source.]

Par le prisme d’une recherche sur l’université en Belgique francophone, la thèse de Céline Hoerner remet l’enseignement supérieur et la recherche dans leurs nouvelles articulations au monde. Au monde du savoir, du travail, de l’entreprise, des pouvoirs publics.

En effet, l’université participe aujourd’hui d’un « nouveau régime de connaissance où se rencontrent les questions scientifiques et celles d’ordre politique et social ».

« Le Nouvel Esprit du capitalisme »

Un des accès théorique à la thèse est amené avec l’ouvrage des sociologues Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme (paru en 1999, et réédité en 2011).

Déjà rencontrée dans d'autres travaux, cette analyse des métamorphoses du capitalisme des années 1960 à 1990 éclaire les changements du monde universitaire sur le territoire de l’Europe, en réponse aux injonctions du néocapitalisme.

Il y est notamment déterminé ce qui est grand (« état de grand ») et quelle sont les modalités d’expression et de justification de cette grandeur :

« Le grand est celui qui arrive à tisser des liens, à multiplier les connexions, à maintenir une activité constante, à instaurer une relation de confiance, à s’insérer dans un nouveau projet, dans des réseaux, et ce, dès la fin du projet actuel. »

La cité par projets

D’après ces auteurs, la cité par projets est l’expression néolibérale d’un monde réticulaire, flexible dans lequel chaque individu ou entité est tenu de produire des objets ou des services « valorisables » (financièrement) dans une optique de satisfaction des clients et d’augmentation des commandes.

Les mots qui mobilisent l’énergie de faire dans ce contexte sont ceux de la qualité et de l’excellence, de l’innovation et de la créativité.

Qu’ils soient plus ou moins précisément expliqués, ils déterminent cependant des axes de suivi et des indicateurs qu’on retrouve dans des tableaux de bord et autres outils de pilotage.

Une nouvelle gestion publique

Le monde public fait aussi l’objet de ce changement de paradigme de gestion néolibérale. Dans une perspective d’autocontrôle, il est amené à rendre des comptes en matière d’efficacité de ses actions, d’accessibilité et d’ouverture de certaines instances aux usagers-clients.

Ce contrôle est épaulé par de nouveaux acteurs, souvent extérieurs à l’institution, que sont les experts et les conseillers. Le nouveau référentiel de pilotage est appelé le Nouveau management public (NMP).

La déclaration de la Sorbonne et le processus de Bologne

En parallèle, dans les années 1990, l’enseignement supérieur européen a fait l’objet de déclarations et de processus (Sorbonne, Bologne, Lisbonne) dont le but était d’uniformiser ses pratiques pour une meilleure circulation des savoirs et des étudiants et une plus grande compétitivité internationale.

Dans le même temps, les crédits alloués à l’enseignement supérieur et à la recherche ont été réduits et les universités ont dû se positionner sur d’autres modes de financement (appels d’offres, agences de financement, partenariats avec les entreprises privées).

« L’enseignement supérieur passe du statut de bien commun à un service commercialisable parmi d’autres sur le marché. »

En Belgique

On trouve dans la thèse une très utile présentation du système institutionnel belge en page 76. La Belgique existe depuis 1830 et a été fédéralisée en 1993.

Depuis lors, chacune de ses instances – l’État fédéral, les Communautés (allemande, flamande, française), et les Régions – dispose d’un parlement et d’un gouvernement, ainsi que de compétences spécifiques auxquels sont rattachés des secteurs de financement.

Si le financement de l’enseignement universitaire est uniforme, celui de la recherche pour la fédération Wallonie-Bruxelles est multisource (en Flandre, le budget est unique).

Les valeurs-piliers

La chercheuse explique également que la société belge est structurée en piliers qui déterminent des valeurs spécifiques. Il y a le pilier socialiste, libéral et le pilier catholique.

Chaque réseau d’enseignement est rattaché à un pilier. On lit cette forte structuration dans d’autres champs du social comme la santé, les syndicats.

Trois universités rentrent dans le champ de la thèse :

  • L’ULiège, l’université de Liège, dans une dimension pluraliste et neutre, fondée 13 ans (en 1817) avant la création de la Belgique et rattachée à l’État 5 ans (en 1835) après celle-ci.

Il s’agissait de « développer le progrès scientifique et [de] rééquilibrer le monde des idées, à une époque où celui-ci était dominé par le pouvoir catholique ».

  • L’ULB, l’université libre de Bruxelles, dans une dimension à l’origine de libre pensée, laïque, opposée au dogme catholique, et aujourd’hui de liberté intellectuelle.

  • L’UCL, l’université catholique de Louvain, comme son nom l’indique (il a pourtant été question d’enlever cette mention), est de tradition catholique.

Les injonctions de la nouvelle gouvernance tendent à éroder ces valeurs-piliers au profit des valeurs propres à la gestion, qui sont plus présentes dans les discours institutionnels analysés dans la thèse.

La troisième mission de l’université

L’université répond à des missions qui sont traditionnellement l’enseignement et la recherche. Le service à la collectivité représente une troisième mission de l’université.

« Nous proposons de définir la troisième mission de l’université comme l’ensemble des dispositifs de support à l’université et des dispositifs de service à la société, ces derniers intégrant la valorisation économique et le débat sociétaire. »

La chercheuse s’est demandée dans quelle mesure cette troisième mission existait en elle-même ou serait une expression d’une dimension de la recherche et d’enseignement.

La troisième mission est peu formalisée au sein de l’université, ses contours sont flous car elle est elle-même une passerelle, un espace de porosité, un « objet-frontière ».

Trois manifestations de l’ouverture au public-citoyen

La troisième mission se manifeste dans trois types d’ouverture :

  1. Les procédures de rapportage, d’évaluation de la qualité des savoirs et de leur diffusion.

  2. Les services de transfert de connaissance, KTO en anglais : knowledge transfer offices, et la valorisation de la recherche (ouverture vers le monde économique, valorisation financière, commerciale, de notoriété).

    La valorisation de la recherche fait d’ailleurs l’objet d’un nouveau métier : celui de valorisateur (Liège et Louvain) aussi appelé conseiller scientifique (Bruxelles).
    Les valorisateurs accompagnent les chercheurs pour protéger leurs résultats, détecter les résultats valorisables (en les transférant à une entreprise existante ou en créant une société, dite spin-off), organiser des événements de promotion de l’innovation.
    Par exemple la société Mithra, groupe pharmaceutique spécialisé, est une « spin-off » de l’université de Liège.

  3. L’ouverture au grand public avec la coconstruction des savoirs et des laboratoires d’expertises croisées, des publications et l’organisation d'événements. Avec à Liège la Maison des sciences de l'Homme (MSH) depuis 2013 et à Bruxelles le Brussels Studies Institute (BSI).
    Cette chronique de thèse est une des manifestations de l’ouverture au grand public car elle est accessible sur ORBI (Open Respository and BIbliography), ouvert en novembre 2008 et de plus en plus alimenté.

Le schéma de conformation des universités au discours dominant

La chercheuse a schématisé le contexte, les injonctions et la réponse des universités dans le schéma suivant :

Discours dominant & contexte=> Attentes et contraintes pour les universités=> Réaction des universités
Déclaration de la SorbonneRechercher d’autres sources de financement pour se maintenir dans un contexte concurrentielServices dits de troisième mission :
Déclaration de BologneResponsabilité sociale des universités (RSU)
1. Tableaux de bord
Idéologie néomanagérialeAttentes de la société2. Transferts de connaissance

Subsister dans une société en réseau3. Débats citoyens

Le nouveau modèle de l'université liquide

« Nous proposons de mettre en avant un nouveau modèle d’université : celui de l’université liquide. Celle-ci est constituée en réseau, connectée, perméable, aux frontières floues avec l’extérieur. Produit de la société, en reconfiguration permanente, l’université s’y dilue et y favorise le passage d’informations. »

Une fois la thèse lue et le panorama de transformation du monde décrypté, à nous de savoir nager dans notre nouvel océan, en connaissance de cause, « libres, sans empêchements, sans entraves ».

Illustration : geralt de Pixabay.

À lire :

Céline Hoerner. Le nouvel esprit de l’université : une institution au défi de la troisième mission. Sciences politiques et sociales. Université de Liège. 2020.

Thèse consultable sur : https://orbi.uliege.be/handle/2268/246637


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