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Publié le 06 octobre 2021 Mis à jour le 13 octobre 2021

L'Afrique à la conquête de la langue française

Toutes les langues sont coloniales, dès qu'on s'en sert !

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Au commencement, la langue française était souveraine

Le langage est un outil incontournable pour la communication et, la langue, un des outils d’expression. S’il est impossible de dissocier langue et culture, il est par ailleurs possible, quoique difficilement, de dissocier un peuple de sa langue. C’est particulièrement le cas en Afrique francophone où l’usage forcé de la langue française dans les colonies fut l’un des outils d’aliénation culturelle des peuples. Beaucoup furent contraints d’adopter la langue du colonisateur, présentée comme langue de civilisation et d’abandonner les langues nationales, décrites péjorativement comme langues « vernaculaires », celle du commun des mortels résidant dans la caverne platonicienne, à l’opposé de celle du maitre.

L’usage des langues africaines, surtout en Afrique francophone, fut même censuré dans les écoles et les rebelles ou négligents étaient sévèrement punis[1]. Imposée dans le système éducatif[2] et administratif, les peuples colonisés étaient « contraints » de faire abstraction de l’ensemble du vocabulaire issu de leur langue maternelle pour apprendre de nouveaux mots, tonalités, accents et rythme d’une langue étrangère[3].

Bien que l’adaptation à la nouvelle grammaire et la transition vers la langue française fut longue et douloureuse, elle fut majoritairement réussie dans de nombreux pays africains où la langue française est désormais langue officielle. Et les prévisions de l'Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), révèle même que l'Afrique regroupera en 2050 environ 85 % des francophones du monde.

Ce bref rappel historique ne visait point à rabattre votre joie ni à développer un quelconque sentiment de culpabilité, de pitié ou de remords car aucune langue ne tombe du ciel. Toutes les langues sont coloniales, que la "colonisation" en question ait été violente ou par d’autres moyens. Les Romains ont colonisé la Gaule, les Arabes ont colonisé les Berbères et tous ont apporté leur langue et leur religion. Ce qui importe c’est l’utilité de chaque langue, ici et maintenant, et l’attachement que lui portent ou non ses locuteurs. Ce rappel vise donc tout simplement à décrire une réalité historique pour nous permettre de mieux apprécier et comprendre les dynamiques contemporaines dans la langue française.

Transformer le souverain en suzerain ?

En effet, après plusieurs années de soumission passive, certains peuples se sont « rebellés » contre cette forme d’impérialisme linguistique et ont décidé de dompter la langue française en la «vernacularisant».

Au départ consacrée comme élitiste avec une grammaire rigoureusement prescriptive et un vocabulaire fermé aux apports externes, la langue française s’est progressivement ouverte pour demeurer vivante et ne point s’ostraciser.

En effet, des intellectuels africains comme Sony Labou Tansi et Ngugi Wa Thiongo, ont longtemps plaidoyé pour l’usage des langues africaines comme langues officielles, outil d’éducation[4] et de communication public et non seulement en privé. Ils présentent le principe selon lequel il y a plus à gagner (soft power) si les premières acquisitions de l’enfant se font dans sa propre langue. Mais la question n’est pas aussi simple qu’il le semble.

D’abord, les langues peuvent être très nombreuses (près de 300 au Cameroun, Sénégal, Mali etc.) et se pose alors la difficile question des choix à opérer ou simplement de la maîtrise nécessaire à leur enseignement.

D’autre part se pose le problème pratique de la ou des langue(s) à enseigner, en un lieu donné, sans réveiller le démon des susceptibilités, quand on sait que de plus en plus, avec les mouvements des populations, plusieurs langues peuvent se retrouver dans le même espace. Ensuite, selon quel processus introduire ces langues ? Selon quel rapport au français ? Comment organiser la cohabitation entre le français et les langues nationales ? Avec quels moyens didactiques et pédagogiques?

De la résistance à la réinvention de la langue française

Les pays africains (Madagascar et Mauritanie par exemple) butés à ces obstacles au niveau des politiques linguistiques, ont décidé d’embrasser pleinement la langue française mais en la triturant, la réinventant et contextualisant aux réalités socioculturelles des locuteurs.

L’écrivain Kateb Yacine estimait dans cette lancée que la langue française devrait être perçue comme un « butin de guerre » héritée de France. Et puisque l’usage du butin dépend de celui qui le possède, les normes d’usage de la langue française ne devraient point être (é)dictées uniquement par la France ou toute autre puissance coloniale comme pour le cas de l’anglais, du portugais, de l’espagnol etc. Comme bien d’autres intellectuels africains (Mongo Béti), ils ont encouragé l’apport des néologismes tirés des langues africaines et le non-respect scrupuleux des normes grammaticales, lexicales et syntaxiques dans la communication.

En d’autres termes, ces intellectuels ont encouragé une colonisation de la langue française par les langues africaines. Des décennies après, il est intéressant d’observer l’effet et l’influence de leurs idées sur le français contemporain. Bien qu’il existe de nombreux postes d’observation[5], je le ferai primordialement au travers lexique de la langue française.

Influence de l’Afrique sur le lexique de la langue française.

Dans les années 1970, l’AUPELF (ancêtre de l’Agence Universitaire de la Francophonie, AUF) avait initié le 1er recensement des particularismes lexicaux pour chaque pays francophone d’Afrique et une des synthèses avait été publiée en 1988 et 2004 dans l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire[6]Je vous recommande de consulter la page 39 de cet inventaire pour voir l’ensemble des termes de ce lexique Les mots que j’utilise dans les exemples ci-dessous ne figuraient pas initialement dans le lexique hexagonal ou français dit « standard », il s’agit surtout des emprunts et des nouvelles créations.

  • Les emprunts aux langues africaines

À titre d’exemples, des mots du wolof (bana-bana [marchand ambulant], taparka [battoir en bois pour défroisser le linge]) ou encore des mots d’origine arabe dans le français parlé au Maroc ( fakir [homme pauvre], raïs [chef, patron]).

Au Cameroun, nous avons gombotiser [corrompre], bendskineur [conducteur de moto-taxi appelé « bend-skin». Ou avoir deux bouches de la Côte d’Ivoire, pour signifier « être hypocrite »

  • les néologismes lexicaux ou sémantiques

Malgré cinquante ans d'arabisation, le français est plus omniprésent que jamais dans les rues d'Alger. Par exemple, le mot novembriste dans le français d’Algérie pour indiquer une « personne qui a participé à la guerre d’indépendance algérienne déclenchée le premier novembre 1954 [...] ».

Le terme tradipraticien de Centrafrique, Côte d’Ivoire et Tchad dans le sens de « guérisseur, utilisant pour soigner les malades, les savoirs et les techniques de la tradition africaine ». Par ailleurs, brûler les cours (Côte d’Ivoire), faire mancaora (Algérie) et geler les cours (Gabon) veulent dire « faire l’école buissonnière ».

Pour dire « tomber amoureux de qqn. », les locutions sont différentes aussi : être tué de qqn (Côte d’Ivoire), être k. o. (Congo-Brazzaville), être dans la bouteille (Gabon), et glisser pour qqn (Cameroun).



Au Cameroun, les linguistes ont créé des mots valises comme camfranglais ou francanglais[7] pour désigner l’ensemble des néologismes lexicaux ou sémantiques issus du brassage entre le français et les langues nationales.

Un dictionnaire illustré des termes camfranglais fut développé par Valérie Dongo[8] et est téléchargeable en PDF ici . Un autre dictionnaire francanglais consultable en ligne est disponible ici et celui-ci fut agrandi par Paul Willekens.

  • Transfert de sens

 Le mot grossir au Cameroun, Centrafrique et Tchad qui signifie « engrosser, enceindre ». Au Cameroun, acheter qqn veut dire le « corrompre » et en Algérie le verbe bouffer exprime un autre sens que « manger », c’est plutôt le sens de « détourner, voler les biens de l’État » qui est exprimé.

  • L’extension de sens 

En Côte d’Ivoire, le terme pneu de secours veut dire « maîtresse occasionnelle » et au Sénégal, une graisse et une aide à la compréhension veulent dire un « pot-de-vin ». En Algérie le mot gouvernement signifie « les services du gouvernement » et par métonymie le « bâtiment abritant les services du gouvernement ».

  • La restriction de sens

Le mot madame en Centrafrique indique une « institutrice, maîtresse d’école » ; coller renvoie à une danse sensuelle et serrée entre deux personnes au Cameroun alors qu’en l’Île Maurice cela signifie « réparer une crevaison avec de la colle ». Le mot permis au Rwanda et au Cameroun désigne le « permis de conduire ».

  • Antonomase

Il s’agit de l’usage des noms propres comme noms communs. Le mot prudence (de marque Prudence) pour désigner le « préservatif » au Tchad, bic (de marque Bic) pour « stylo à bille » ou omo (de marque Omo) pour « lessive » en Algérie.

Au final, la francophonie est une mosaïque de cultures

Ces particularités lexicales révèlent la capacité du français à s’adapter en contact des autres communautés linguistiques au point qu’au lieu de traiter ces particularités de «barbarismes», les linguistes reconnaissent leur existence et en font état dans les inventaires et lexiques.

Au-delà des lexiques sur les particularités, il est important de donner à l’étude des particularités une dimension historique et de mener systématiquement des recherches étymologiques. Cela contribuera à une meilleure mise en valeur la diversité au sein de l’espace francophone qui est une mosaïque des cultures.


Références

[1] Ce fut par exemple le cas d’un de mes enseignants de philosophie et épistomologie à l’Université De Dschang, Pr. Charles Robert Dimi, qui fut fouetté pour s'être exprimé en bulu sa langue maternelle.

[2] L’école africaine francophone est l’héritière de l’école française dont elle a gardé l’esprit et les grandes lignes directrices. Les langues enseignées y sont donc surtout les grandes langues de communication internationale dont le nombre et le statut varient d’un pays à l’autre

[3] A. Racine Senghor, « L’héritage colonial et les langues en Afrique francophone », Revue internationale d’éducation de Sèvres, no 33 (1 septembre 2003): 77‑85, https://doi.org/10.4000/ries.1708.

[4] À Saint-Louis du Sénégal débarqua, en 1816, l’instituteur Jean Dard qui ouvrit la première école en Afrique. Il commença par apprendre la langue locale et entreprit de former ses élèves avec cette langue, anticipant ainsi sur un débat qui est aujourd’hui d’actualité : l’introduction des langues nationales à l’école. Mais l’expérience de ce maître plein d’audace ne dura qu’une année…

[5] Les particularités dans une langue peuvent être observables à partir de quatre piliers : le lexique, la grammaire, la sémantique et autres particularités tenant à des différences de connotation, de fréquence, de niveau ou d’états de langue. Voir : Typologie des particularités lexicales des français parlés dans l'espace francophone. Available from: https://www.researchgate.net/publication/328781338_Typologie_des_particularites_lexicales_des_francais_parles_dans_l'espace_francophone [accessed Oct 06 2021].

[6] Douze pays étaient initialement représentés : Côte d’Ivoire, Togo, Bénin, Congo, Tchad, Sénégal, Niger, Rwanda, Centrafrique, Cameroun, Mali, Burkina Faso mais les dernières rééditions (1988 et 2004) ont accueilli un plus grand nombre de pays.

[7] Valentin Feussi, « Le francanglais comme construction socio-identitaire du jeune francophone au Cameroun », Le français en Afrique 23 (2008): 33‑50.

[8] Dans le souci de montrer toute son originalité au monde extérieur, l’auteur a scindé son lexique en deux grandes parties dont la première porte sur les mots CAMFRANGLAIS (page 8) rangés dans l’ordre alphabétique avec leurs sons phonétiques, leurs traductions et des exemples à l’appui.La seconde partie fait l’objet des expressions purement camerounaises ou encore « camerounisés » (page 62)


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