Les mots et les expressions peuvent s’user. Le poète Mallarmé les compare à une pièce de monnaie, qui à force d’être échangée et de circuler de poche en poche ne représente plus rien. Les locutions imagées ne résonnent plus comme des inventions poétiques. Plus personne ne voit de cordes quand il entend « il pleut des cordes ». Pour faire émerger les images et pour regarder le monde avec d’autres lunettes, le vocabulaire des langues étrangères est précieux. Petit voyage à travers quelques mots
La revanche des procrastinateurs insomniaques
Cette expression chinoise difficile à traduire en français évoque ce sentiment d’avoir gâché sa journée en activités inutiles et qui nous pousse à retarder l’heure du coucher, comme s’il restait un espoir de vivre une expérience intéressante.
Le site Bulletin nous informe que la prononciation serait proche de « Bàofù xìng áoyè ».
Popularisée dans sa traduction anglaise : « revenge bedtime procrastination », elle exprime une lutte désespérée pour vivre enfin un moment stimulant, amusant ou apprenant. Comme une vengeance sur le temps perdu et plus largement sur le temps vampirisé par d’autres, qui se concrétise en lecture et temps passé sur Internet. La vengeance fait pourtant souffrir avant tout celui qui la met en œuvre !
Les gardiens de la santé publique des pays où l’on s’alarme du temps de sommeil perdu pourraient donc investiguer de ce côté. La qualité de vie au travail, le sentiment d’apprendre et de vivre des moments forts sont aussi nécessaires que les messages de prévention contre le numérique et les lumières bleues.
Dire l’absence de sens
Notre personnage dont la vie professionnelle manque de piquant pourrait se reconnaître dans une autre expression, un peu plus mystérieuse : « Hjulet snurrar men hamstern är död », « La roue tourne toujours, mais le hamster est mort ».
Le sens que l’on peut attribuer à cette phrase n’est pas univoque. Avouons cependant qu’elle peut faire son effet, bien placée, dans un moment de silence. Elle fonctionne dans les deux sens : « le hamster est mort, mais la roue tourne encore. »
C’est le philosophe Frédéric Schiffter qui y lit l’antithèse du mythe de Sisyphe. Le héros grec poursuit inlassablement une tâche dépourvue de sens et pourtant Albert Camus nous encourage à imaginer qu’il est heureux. Au contraire, le hamster est mort de fatigue et d’ennui. Et la roue qui continue sa course nous montre bien que ce pauvre rongeur ne servait à rien… Guillaume Deleur et certains auteurs proposent une autre traduction, qui évoqueraient les limites intellectuelles d’une personne.
Comment dire l’inutilité ? « Nädzat krach na stenn » en slovaque, « Rzucać grochem o ścianę » en polonais selon la Maison de l’Europe 49 ou" Jeter des petits pois contre le mur » est bien explicite, me semble-t-il.
Inutile, inefficace et pas très stimulant, d’autant qu’il faudra bien nettoyer à un moment ou un autre. Plus précisément, cette expression serait surtout utilisée lorsqu’on parle sans être écouté… On peut aussi parler pour ne rien dire, et c’est encore le compte twitter du Bulletin qui nous suggère un mot pour le formuler, d’autant plus utile qu’il ne veut rien dire : « Epibreren », mot néerlandais qui donne le sentiment que l’on est affairé à une tâche importante, quand on se contente d’agiter du vent.
Au contraire, d’autres se reposent en faisant des briques (« Descansar haciendo adobes », pour les Mexicains, selon le compte twitter du Néandertal en costard). Ils décrivent ainsi ces personnes qui ne peuvent pas s’arrêter de travailler et continuent leur labeur sur leur temps de loisir.
Quel genre de personne agaçante êtes-vous ?
Vous êtes peut-être du genre à « Ajouter des oignons » sur du saumon. Dans ce cas, quand la situation est difficile, vous en rajoutez, vous la rendez encore plus délicate. Att lägga lök på laxen, diraient les Suédois. Autrement plus grave dans leur pays que de mettre de l’huile sur le feu !
Peut-être êtes-vous également tatillon au point de faire passer avant tout votre amour de la ponctuation et de l’accentuation. Dans ce cas, vous souffrez de « pilkunnussija », que l’on peut traduire par «Amour excessif de la virgule». Les moins puritains parmi vous iront vérifier sur un moteur de recherche et pourront constater que ma traduction est un peu allégée.
Si votre manière d’alourdir les conversations et les débats consiste à poser de nombreuses questions inutiles, alors le mot russe « pochemuchka » vous décrit précisément.
Ce souci de chercher à approfondir les détails à l’excès consistait pour Madame de Sévigné à « Éplucher les écrevisses », selon le guide des mots, expressions et proverbes oubliés édité par le Monde.
Le philosophe Gilles Deleuze définissait la philosophie par la création de concepts. Nous n’aurons pas cette prétention, mais ces mots qui cristallisent des réalités, des émotions, des vécus nous aident à percevoir notre quotidien de manière légèrement décalée, avec un regard un peu amusé. De nombreux sites et livres nous font découvrir ces mots « qui nous manquent » et qui décrivent une réalité que nous partageons pourtant.
Illustrations : Frédéric Duriez
Ressources :
- Les comptes twitter de :
- Un site en langue anglaise, de mots sélectionnés illustrés et destinés aux enfants et jeunes adolescents :
Mocomi — new world : wordling : https://mocomi.com/learn/new-world/wordling/
consulté le 2 octobre 2021
- Yolande Zauberman , Paulina Spiechowicz - les mots qui nous manquent - Calman Levy - 2016
https://www.decitre.fr/ebooks/les-mots-qui-nous-manquent-encyclopedie-9782702161319_9782702161319_9.html
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