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Publié le 17 août 2021 Mis à jour le 17 août 2021

Penser et apprendre en français

Comment la maîtrise de plusieurs langues développe notre altérité

Pensée

« Il est certains esprits dont les sombres pensées sont d’un nuage épais, toujours embarrassées ; Le jour de la raison ne le saurait percer. Avant donc que d’écrire apprenez à penser. Selon que notre idée est plus ou moins obscure, l’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure. Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément. Surtout, qu’en vos écrits la langue révérée Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée. » Nicolas Boileau  

Pour se comprendre, il faut s'entendre

Le langage humain est un ensemble de conventions qui ont été établies avec les autres personnes pour nous référer à la réalité interne et externe et parler d'elle, à moins que, selon la « grammaire générative » de Noam Chomsky, il n’existe une structure naturelle du langage.

Il existe environ 6000 langues sur terre dont 90% sont menacées d’extinction faute de locuteurs ou en raison de la pression de langues dominantes voisines. Les langues possèdent un vocabulaire et des caractéristiques spécifiques, grammaticales, syntaxiques, des tonalités, une musicalité, à nulle autre pareille, qui conduit à la production de pensées et d’apprentissages différents. Selon que le sujet apparaît en tête de phrase comme en anglais ou en français ou bien soit implicite, l’ordre d’apparition des idées, leur enchaînement et la force du sens qui en découle produisent une expression à la fois concise, claire et simple.

Les langues sont d’abord orales vécues dans des milieux spécifiques avant que d’être écrites. Chaque peuple fabrique sa langue et est fabriquée par elle en retour. La langue nait quelque part dans un climat, un paysage, des usages, elle est manière d’habiter un lieu et de construire sa pensée et son action sur le monde pour le décrire et le comprendre (du latin : cum prehendere, prendre avec soi).

La langue participe au triptyque signifié (idée), signifiant (véhicule de l’idée), référent (objet réel). La langue permet d’évoquer les mondes vécus en intériorité et d’exprimer les paysages et les lieux traversés, les personnes et les artefacts rencontrés. C’est pourquoi, épouser une langue, c’est apprendre à penser selon des repères culturels différents. La langue est bien plus qu’un véhicule (signifiant). Elle est intrinsèquement liée à une manière de ressentir et d’exprimer le monde, en ce sens elle influence nos manières de penser. Elle se satisfait mal de traductions. « Traduttore, traditore », traduire c’est trahir nous dit le proverbe Italien.

Façons de sentir le monde

Parmi les 81 langues parlées en Chine (wu, cantonais, zhuang, han, buyei, dai,  etc ), le chinois mandarin est le plus répandu (955 millions de locuteurs). Sur la base d’une écriture idéographique, la combinaison de 56 000 caractères est propice aux compositions de syllabes, aux interprétations aux calembours. En tant que langue tonale (5 tons : neutre, montant, descendant, aigu, plat) elle est sensible aux inflexions et sa prosodie change radicalement le sens des phrases. Ces caractéristiques linguistiques pourraient conférer une grande créativité aux locuteurs, une façon de se lier au milieu qui produira la philosophie asiatique. Ce que nous rappelle le chinois c’est la puissance imagée du signe.  

Parmi les langues slaves, le tchèque, 11 millions de locuteurs,  dispose d’une syntaxe complexe et d’une morphologie sophistiquée avec de nombreuses déclinaisons de cas, cette particularité lui conférerait un avantage dans l’apprentissage des mathématiques. Le tchèque dispose de mots composés exclusivement de consonnes, « prst » signifie doigt ou « krk » veut dire cou. Par exemple une consonne roulée, alvéolaire, voisée et rehaussée n’est prononcée que par les tchèquophones une forme de « r » qui ressemble au hennissement d’un cheval ou au démarrage d’une moto. (Essayez c'est amusant ça chatouille la glotte). Ces propriétés énonciatrices et cette organisation des phrases construisent un monde propre aux tchèques. 

L’anglais est un fait colonial qui s’est imposé au monde. La langue est devenue « langue des affaires », car des locuteurs sont partout présents sur les anciens comptoirs. Son usage commercial se situe nettement devant le chinois, l’arabe ou l’espagnol  c'est la langue la plus utilisée sur les sites Internet multilingues, avec 52,3% des sites. Par agrégation de mots de lexiques différents, elle a considérablement accru les possibilités de son vocabulaire et a participé à la création de dialectes et de créoles. L’intérêt des néologismes est d’autoriser de nouvelles idées, c’est une marque de vitalité et de puissance de la langue. Le mot précédant la chose.

Cependant, la langue anglaise est tellement déclinée que sa prononciation la rend finalement assez étrangère entre locuteurs. Des déclinaisons indiennes la rendent difficilement compréhensibles par d’autres locuteurs, qui plus est, avec un appauvrissement des nuances et du sens. Par ailleurs la langue anglaise peut s’avérer imprécise. Ainsi le 29 décembre 1972, un avion s'est écrasé en Floride; la tour de contrôle avait ordonné : "Turn left, right now", c'est-à-dire "Tournez à gauche, immédiatement !" Mais le pilote avait compris "right now" par "à droite maintenant" (cf. démonstration de Claude Hagége). Derrière l’évidence d’une langue pratique et très utilisée en enseignement et en recherche, forme de « soft-power » des enjeux de pouvoir et économique, et des  imprécisions subsistent. Ne vaut-il mieux pas utiliser la langue native de son client pour faire affaire avec lui, qu’une tierce langue plus ou moins maîtrisée ? 

La spécificité du français : un continent linguistique ?

La langue française est d’origine romane. Elle est parlée sur tous les continents avec 300 millions de locuteurs  et dans 800 universités dans le monde, ce côté multi-continental est une spécificité qu’elle partage avec l’anglais, l'espagnol et le portugais. Elle est aussi langue officielle et langue diplomatique à l’UNESCO, aux Nations-Unies, à l’OTAN, aux Jeux Olympiques, au Vatican. La langue est un vecteur de la spécificité culturelle. Le français fait de la culture un bien commun, c’est peut-être l’une de ses marques de fabrique de porter des mots tout autant que des valeurs, une certaine façon d’être au monde. 

Le français est une langue « monotonale », c’est-à-dire qu’il se caractérise par une grande régularité du débit syllabique et la nécessité d’une grande précision articulatoire. La langue requiert donc une attention particulière à l’expression du locuteur qui ne saurait s’aider sur des inflexions tonales prononcées pour comprendre le sens d’une phrase.   

Mais, la musicalité d’une langue est subjective et il est des défenseurs de la langue française capables d’expliquer, en quoi, les accents, les phrasés, les déclinaisons locales procurent leur lot de tensions émotionnelles. 

L’importance des connotations au regard des dénotations, c’est-à-dire de la part subjective et contextuelle d’un grand nombre de mots. est une autre des spécificités de la langue française. Par exemple le mot « habiter » ou le mot « maison » ou bien « espace » ne renvoient pas seulement au sens premier, immédiatement intelligible, mais à une foule de sens, dont le locuteur se saisit en fonction de la qualité du contexte. Il y a donc une puissance d’évocation propre à la langue qui la rend particulièrement expressive et autorise avec sa syntaxe les écrits des grands auteurs français tels que Victor Hugo, Flaubert, Ronsard, pour ne citer que des classiques. 

Voilà comment Victor Hugo plaide sur la forme au regard du fond :

« La beauté, l'harmonie, est par cela même la fécondité. La forme et le fond sont aussi indivisibles que la chair et le sang. Le sang, c'est de la chair coulante; la forme, c'est le fond fluide entrant dans tous les mots et les empourprant. Pas de fond, pas de forme. La forme est la résultante. S'il n'y a point de fond, de quoi la forme est-elle la forme ? ».

La forme d’une langue, l’ordre et l’apparition des mots subordonnés à la grammaire et à la syntaxe est donc un élément en tant que tel de la communication, propre au génie de la langue.

De ce fait le français s’intéresse à l’étymologie et à la précision du sens. Cette force est aussi une limite quand elle freine l’adoption de néologismes pour traduire le monde qui mute et se transforme.

Maîtrise du sens, maîtrise des idées

Chaque langue dispose d’atouts particuliers et faire valoir, la langue anglaise s’est répandue comme langue des affaires avec une colonisation internationale. Elle a exporté des manières de sentir le monde, en particulier basées sur le commerce, ainsi qu’un vocabulaire et une grammaire. Le lexique anglo-saxon se prévaut de 200 000 mots pendant que Le Larousse encyclopédique français en contient 90 000. Cependant rappelons-nous que la quantité ne fait pas la qualité et qu’il a suffi à Racine 4 000 mots pour écrire des pièces qui sont des chefs d’œuvre.

Le recours massif à des mots à demi-compris issus d’un lexique souvent anglo-saxon contribue à ce que des chercheurs décrivent comme « l’annonce d’un appauvrissement de la pensée qui serait lié à la perte culturelle dans la mixité et à la dissolution dans une culture mondiale dominante » 

L’imaginaire québécois, marqué par la violence de la colonisation anglaise est bien plus conscient de la dissolution identitaire à l’œuvre que l’imaginaire français, ayant lui-même colonisé et imposé sa langue à d’autres peuples. Il instaure donc des barrières et une défense plus active.

Pour illustrer le propos au « walk the talk » anglo-américain on savourera l'expression québécoise « que les bottines suivent les babines » , tellement plus riche d’évocation et de poésie pour décrire la nécessaire cohérence entre les paroles et les actes. Certains pronostiquent une croissance forte du français corrélativement à la natalité de pays africains avec +17% de locuteurs par an.  Il est donc plus que temps de revendiquer et d’exprimer la qualité de cette langue pour concevoir des pensées et pas seulement traduire les pensées des autres par le moyen de la recherche, des MOOC francophones, de la littérature, de la presse et des sites internet et d’occuper une juste place à côté des autres langues dont la diversité concourt à la richesse commune. À moins que la langue du futur ne soit un code informatique ? 

Sources 

Tchèque https://www.visitczechrepublic.com/fr-FR/57cff387-4684-472a-be8a-bd86d792898e/page/language  

Culture générale https://www.laculturegenerale.com/boileau-ce-que-lon-concoit-bien-senonce-clairement/  

Superprof. Paysage linguistique de la Chine https://www.superprof.fr/blog/paysage-linguistique-de-la-chine/  

Caractéristiques de la prononciation française https://www.psychodramaturgie.org/fr/fondements/prononciation/caracteristiques-prononciation-francaise  

Observatoire de la francophonie - Qui parle français dans le monde http://observatoire.francophonie.org/qui-parle-francais-dans-le-monde/  

Éducation – Tout comment . Différences entre signifiant, signifié et référent https://education.toutcomment.com/article/differences-entre-signifiant-et-signifie-14256.html  

Éducation – Tout comment. Différence entre connotation et dénotation https://education.toutcomment.com/article/difference-entre-connotation-et-denotation-12644.html  

Littératures portes ouvertes. Le français une langue fade et sans aspérité https://litteratureportesouvertes.wordpress.com/2019/05/04/le-francais-une-langue-fade-et-sans-asperites/  

ICI Radio Canada. Le français dans le monde se porte bien https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1325853/francais-francophonie-monde-progression-rayonnement  

L’express . Imposer sa langue c’est imposer sa pensée https://www.lexpress.fr/culture/livre/claude-hagege-imposer-sa-langue-c-est-imposer-sa-pensee_1098440.html  

Planchenault, G. (2015). De la qualité du français à la bataille contre l’anglais: une étude comparative des discours sur la défense du français dans la presse écrite québécoise et française. Semen. Revue de sémio-linguistique des textes et discours, (40). https://journals.openedition.org/semen/10452  

CORDEIRO, C. R. (2016). PENSER EN FRANÇAIS. Du français en cause aux causes du français, 44. https://journals.openedition.org/carnets/1820  

Calvet, L. (2003). Approche (socio)linguistique de l'œuvre de Noam Chomsky. Cahiers de sociolinguistique, 8, 11-29. https://doi.org/10.3917/csl.0301.0011  


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