Articles

Publié le 26 mai 2021 Mis à jour le 27 mars 2024

Le champ miné de la sociologie

Entre sensibilités et pressions politiques, il n'est pas facile d'enseigner cette science sociale

Dans quelle faculté est-il le plus difficile d'enseigner? La question peut mener à de nombreux débats. Chacun pourra y aller d'une liste plus ou moins longue de certains obstacles qu'il faut surmonter pour transmettre les savoirs. Néanmoins, de nos jours, il suffit d'ouvrir un site d'actualités pour remarquer qu'une matière revient plus souvent : les sciences sociales et particulièrement la sociologie.

Cet art de disséquer la société et la comprendre est en soi délicat et beaucoup ont de la difficulté à la voir comme une vraie science. Pourtant, les sociologues répondent aussi à une démarche scientifique, compliquée par le fait que leur sujet de base est l'être humain, une espèce courue de sentiments, de contradictions et de dissonances. Une science déjà complexe sur laquelle se rajoute des critiques qui viennent autant des étudiants que de la sphère politique et sociale.

Les sensibilités des uns...

Un mot est venu embrouiller les choses : intersectionnalité. Le concept provenant des milieux académiques et militants américains est en train d'intéresser de plus en plus les étudiants partout dans le monde. Il est né à la base pour désigner le racisme genré. En effet, les femmes noires américaines vivent deux types d'inégalités en même temps : celui lié à la couleur de leur peau et un autre à leur genre. Depuis la notion s'est bonifiée pour traiter des tentatives de convergences des luttes féministes, antiracistes et LGBTQ+. Bref, la question de la représentativité des groupes minoritaires dans les études sociologiques suscite bien des débats.

Déjà, l'intersectionnalité vit des questionnements en son sein même. Sous quel angle doit-il être abordé? Est-ce une notion trop militante pour les universités? Comment la sociologie doit-elle s'en emparer? Cela doit-il changer l'enseignement des sciences sociales?

Cette dernière question est fondamentale et tourmente progressivement les professeurs en sociologie. Si les jeunes adultes ont intégré ces idées plus progressistes dans leur vision du monde, ce n'est pas le cas pour le corps professoral. Pour beaucoup, la situation actuelle les oblige à marcher sur des oeufs. Certains témoignent que la sensation de rectitude politique rend la tâche fort ardue. Ainsi, la trop grande sensibilité d'étudiants ne laisse plus de marges d'erreur envers ce qui leur est enseigné. Plutôt que de mener à des discussions constructives entre maîtres et apprenants, le climat conduit à de la délation et de la critique virulente. Une situation difficile qui se complique davantage quand le champ médiatique et politique s'en mêle.

... et la pression politique des autres

En effet, cet environnement délicat est ressorti dans les médias. Or, plutôt que d'être le relais d'un discours public qui apaiserait les tensions en demandant du dialogue et de l'ouverture de la part de tous, davantage d'huile est mise sur le feu. Les propos de la ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recheche Frédérique Vidal ont suscité une grogne immense. Elle a accusé, entre autres, la recherche en sociologie qui ferait une part belle à "l'islamo-gauchisme", une menace pour la République selon elle. Cette attaque en règle en était bien une sur des chercheurs qui, effectivement, s'intéresse aux questions décoloniales, raciales ou intersectionnelles.

Conséquemment, plusieurs professeurs ont dénoncé ce qui se passait tant au niveau politique que médiatique sur la question des sciences sociales. S'ils admettent des sensibilités exacerbées chez les étudiants, ils sont bien plus inquiets de cette volonté partout de décrier la sociologie à tort et à travers. Il faut dire que les sociologues sont les mouches du coche dans une société. Ils démontent les "images" façonnées pour montrer notre vrai reflet. Par exemple, Emmanuel Todd s'est fait âprement critiquer pour son essai "Qui est Charlie?", revenant sur les mois après l'attaque terroriste du Charlie Hebdo en janvier 2015. Il avait remarqué qu'une grande part de ceux criant "Je suis Charlie" dans les cortèges était des gens de classe moyenne dont la République redevenait sacrée et dont le sentiment d'islamophobie était en montée.

Parce que derrière la question du financement de la recherche réside cette question simple : "Pourquoi financer des militants?" Pour une personne extérieure, cela peut semble justifié. Or, pour ceux à l'intérieur même des sciences sociales, il s'agit d'un non-sens. La recherche sociologique n'a jamais été neutre. Elle ne le peut pas de la nature même de ce qu'elle étudie : les humains et les sociétés ne sont pas impartiales. Elles sont parcourues de mouvements et de pensées conscientes et inconscientes qui jouent sur leurs actions. Ainsi, la neutralité n'est pas le pivot d'une recherche en sociologie.

Par contre, l'objectivité doit y être, c'est-à-dire que le chercheur doit respecter l'approche scientifique et ne pas simplement prendre les données qui vont avec son postulat de départ. C'est généralement ce qu'ils font en mettant le doigt sur les inégalités sociales en matière économique, les attitudes de la police et de l'État face aux minorités, etc.

Faut-il s'étonner que les forces politiques veuillent que ces empêcheurs de tourner en rond aient moins d'argent? Que ce soit au Canada ou en France, la sociologie vit une fronde sans précédent et les facultés de sciences sociales voient leurs moyens financiers peu à peu diminuer. Après tout, selon certains commentateurs, il ne s'agit pas de vrais scientifiques alors pourquoi devraient-ils avoir des fonds à une hauteur semblable à ceux des sciences naturelles? Cette haine est tellement ressentie que des étudiants français songent à poursuivre leurs études ailleurs.

Ainsi, le milieu de la sociologie se retrouve à combattre sur deux fronts. D'un côté, il doit calmer le jeu d'étudiants n'étant pas prêts à entendre des choses qui peuvent les heurter. Il faudrait que les apprenants acceptent cette réalité tout en leur proposant des environnements où en débattre sereinement. Sur l'autre front, une pression médiatique et politique désirant pratiquement interdire des sujets d'étude pourtant pertinents comme le féminisme, l'antiracisme, les inégalités sociales, etc. Là-dessus, il sera nécessaire de promouvoir le rôle des sociologues et leurs approches scientifiques qui sont là pour déboulonner les aspects "sacrés" des civilisations.

Illustration : Dimitris Vetsikas de Pixabay

Références :

Ali-Khodja, Mourad. "Remarques Sur L’état Actuel De La Sociologie Et Des Sciences Humaines Et Sociales à L’Université De Moncton." Astheure. Dernière mise à jour : 26 mars 2021. https://astheure.com/2021/03/26/remarques-sur-letat-actuel-de-la-sociologie-et-des-sciences-humaines-et-sociales-a-luniversite-de-moncton-mourad-ali-khodja/.

Charaudeau, Patrick. "Polémique Sur L’« islamo-gauchisme » : Revenir à l’esprit De la recherche." The Conversation. Dernière mise à jour : 24 février 2021. https://theconversation.com/polemique-sur-l-islamo-gauchisme-revenir-a-lesprit-de-la-recherche-155889?utm_medium=Social&utm_source=Twitter#Echobox=1614243451.

Couture, Lysanne. "La Crise Existentielle D’une Professeure De Sociologie." Le Devoir. Dernière mise à jour : 19 janvier 2021. https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/593525/la-crise-existentielle-d-une-proffesseure-de-sociologie.

De La Porte, Xavier, and Rémi Noyon. "« Race Et Sciences Sociales » : Enquête Sur Le Débat Qui Déchire L’université." L'Obs. Dernière mise à jour : 27 février 2021. https://www.nouvelobs.com/idees/20210227.OBS40725/race-et-sciences-sociales-enquete-sur-le-debat-qui-dechire-l-universite.html.

Gordien, Ary. "Podcast « Les mots De la science » : I comme Intersectionnalité." The Conversation. Dernière mise à jour : 23 septembre 2020. https://theconversation.com/podcast-les-mots-de-la-science-i-comme-intersectionnalite-146721?utm_term=Autofeed&utm_medium=Social&utm_source=Twitter#Echobox=1600926309.

Le Nevé, Soazig. "Débat Sur La Recherche : Les étudiants En Sciences Humaines Et Sociales, Entre Colère Et Désarroi." Le Monde.fr. Dernière mise à jour : 15 mars 2021. https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/03/15/debat-sur-la-recherche-les-etudiants-en-sciences-humaines-et-sociales-entre-colere-et-desarroi_6073167_3224.html.

Pereira, Irène. "« Maximiser L’objectivité Et Minimiser La neutralité » : Du militantisme En sciences Sociales." The Conversation. Dernière mise à jour : 2 mars 2021. https://theconversation.com/maximiser-lobjectivite-et-minimiser-la-neutralite-du-militantisme-en-sciences-sociales-156159.

"Qu’est-ce Qui Menace Vraiment Le Débat Intellectuel à L’Université ? Tribune Du 17 Mars 2021." AFS. Dernière mise à jour : 17 mars 2021. https://afs-socio.fr/menace-debat-luniversite-tribune-17-mars-2021/.

Rojas, Fabio. "Intersectionality: Friend or Foe of Classical Liberalism?" Cato Unbound. Dernière mise à jour : 28 mai 2020. https://www.cato-unbound.org/2020/05/28/fabio-rojas/intersectionality-friend-or-foe-classical-liberalism.


Voir plus d'articles de cet auteur

Dossiers

  • Éducation et politique

  • Sociologie en demande


Le fil RSS de Thot Cursus - Besoin d'un lecteur RSS ? Feedly, NewsBlur


Les tweets de @Thot


Accédez à des services exclusifs gratuitement

Inscrivez-vous et recevez nos infolettres en pédagogie et technologies éducatives

Vous pourrez aussi indexer vos ressources préférées et retrouver votre historique de consultation

M’abonner à l'infolettre

Superprof : la plateforme pour trouver les meilleurs professeurs particuliers en France (mais aussi en Belgique et en Suisse)


 

Ajouter à mes listes de lecture


Créer une liste de lecture

Recevez nos nouvelles par courriel

Chaque jour, restez informé sur l’apprentissage numérique sous toutes ses formes. Des idées et des ressources intéressantes. Profitez-en, c’est gratuit !