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Publié le 27 avril 2021 Mis à jour le 27 avril 2021

L’obscurité s’ouvre [Thèse]

Quand l’identité indigène libère l’écriture

« Tupã marche
Ça passe par ici
Foudre et tonnerre
L'obscurité s'ouvre
Les enfants se réjouissent
L'obscurité s'ouvre
Foudre et tonnerre
Tupã marche
Ça passe par ici
Foudre et tonnerre
Tupã marche […] » Kunumi MC

« Les Blancs se disent intelligents. Nous ne le sommes pas moins. Nos pensées se déploient dans toutes les directions et nos paroles sont anciennes et nombreuses. Ce sont celles de nos ancêtres. Pourtant, nous n'avons pas, comme les Blancs, besoin de peaux d'images pour les empêcher de s'enfuir. » Davi Kopenawa & Bruce Albert

Une parole remanifestée

L’Europe, pour construire son monde, a figé le réel et stabilisé ses textes dans des ouvrages imprimés, des panthéons et des lois. Nous avons pensé «l’autre» avec nos propres schémas, de manière située, inégalitaire quand il s’est agi de le dominer et de l’utiliser, voire de le protéger, ce qui est une forme masquée de pouvoir.

C’est ainsi que des peuples indigènes du Brésil nous voient, installés chez eux, et c’est ainsi qu’on peut apprendre à s’observer soi-même avec le miroir qu’ils nous présentent. Et prendre les ajustements qui s’imposent.

L’autre, d’abord réduit au silence et raconté par les Blancs sans qu’il soit vraiment là, a remanifesté sa parole dans une modalité métissée d’écriture. Celle-ci peut dérouter si elle est analysée avec l’appareil théorique littéraire occidental. Elle est profondément nourrissante quand on ouvre sa compréhension à ce qu’a exploré Héloïse Behr dans sa thèse.

La tong et la plume

L’identité indigène – traduction littérale de indígenas – est politique, complexe et mobile. L’annexe de la thèse détaille pas moins de sept pages de noms de peuples : 235 peuples qui parlent 180 langues.

Pour l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, « No Brasil, todo mundo é índio, exceto quem não é », au Brésil, tout le monde est indien, sauf ceux qui ne le sont pas !

Depuis la constitution de 1988, qui reconnaît les droits collectifs des indigènes, leur recensement a des enjeux politiques, notamment de territoire. Les indigènes éloignés des territoires doivent prouver leur identité administrative à l’État, qui délivre un document d’identité.

Mais l’identité indigène c’est aussi, pour une des autrices étudiée, Eliane Potiguara, cette tâche sur le visage qui a pris la forme d’une feuille de jenipapo, le « fruit qui sert à peindre » en tupi-guarani.

Cinza : le gris et la cendre

Les Blancs vivent en ville : « un lieu payant »« têm que pagar », tu dois payer. « La pauvreté ne choque pas. Il n’y a aucune entraide » et quand tu n’as pas d’argent, tu ne peux pas être traité dans les hôpitaux.

Pour les auteurs indigènes, la vie des Blancs est dictée par les achats et la consommation, elle est aussi grise comme l’administration. Il y a « leur marchandise, leurs machines et leurs épidémies » (Davi Kopenawa et Bruce Albert).

Entre les aldeias, les villages et la luxuriance, et la ville « cinza », les parcours indigènes ont transité entre deux mondes : le monde de l’hostilité et du combat, et celui du devenir blanc.

« Je pense que nous ne pourrons devenir des Blancs que le jour où ceux-ci se transformeront eux-mêmes en Yanomami. » Davi Kopenawa et Bruce Albert

Des auteurs collectifs

Qui sont les auteurs indigènes ? Les indigènes sont de grands auteurs dont les Occidentaux se sont longtemps appropriés les récits. Le mythe appartient à la communauté, les versions sont performées et adaptées à la situation. Celui qui conte est plus transmetteur que créateur.

« Notre civilisation [occidentale] de l’écrit effectue un amalgame entre auteur et écrivain. »

Il y a peu d’auteurs indigènes individuels. Ce sont souvent des auteurs collectifs ou des auteurs qui portent les milliers de voix du collectif :

  • Le groupe ethnique est utilisé comme nom de l’auteur : Daniel Munduruku, Eliane Potiguara, dont Metade Cara, Metade Máscara fait partie du corpus étudié.
  • Le nom de la communauté est utilisé comme nom d’auteur.
  • Le nom d’auteur est absent sur la couverture, comme sur « Geografia indígena ». Il est signé à l'intérieur par le territoire et ses 15 peuples : « Parque Indígena do Xingu », créé dans le cadre de la formation des professeurs indigènes.
  • Deux noms au moins sont juxtaposés, impliquant un travail collaboratif, comme c’est le cas pour Davi Kopenawa (chaman yanomami) et Bruce Albert (anthropologue) et La Chute du ciel. Paroles d’un chaman yanomami. Le livre est pensé à partir du yanomami vers le français.

« Ser índio é ser um lutador »

Être indien c’est être combattant. Cette citation du Parque Indígena do Xingu éclaire la dimension formelle de la lutte indigène. Dans son versant littéraire, cela peut être :

  • Des récits didactiques. Ils se sont développés en conséquence de la constitution de 1988, avec une littérature conçue pour être utilisée dans l’école.
  • Des œuvres d’auteurs indigènes citadins, peu édités, en lien avec un engagement pour la cause indigène. Comme Eliane Potiguara (association soutien aux femmes indigènes), Daniel Munduruku (ONG propriété intellectuelle et diffusion des connaissances traditionnelles). Les œuvres d’Eliane Potiguara ont une forme qui mêle les poèmes, les récits, rapports, témoignages, autobiographie, récits de lutte.
  • Des ouvrages « ethnophiles » qui présentent souvent une méconnaissance des éléments visuels indigènes (des formes symboliques et des couleurs).
  • Des textes ou des œuvres publiées en dehors des circuits éditoriaux. Des supports informels qui permettent une liberté totale. Par exemple, Olívio Jekupé a transmis par mail ses écrits tapés à l’ordinateur, 500 anos de Angústia (500 ans d’angoisse). Le lectorat fait l’effort de les rechercher.

« Ser índio é saber cantar músicas indígenas »

Du même collectif d'auteur : « Être indien c’est savoir chanter des chansons indigènes. » Dans les écrits indigènes, il y a réappropriation des récits et mise en jeu de l’oralité collective et puissante des identités. Daniel Munduruku parle d’une « écriture invisible » pour l’oralité, qui se manifeste sous plusieurs formes et sous plusieurs temps.

« Le livre ne peut fixer [le récit] sans l’asphyxier. »

La chaîne de l’oralité est puissante pour les indigènes. Les paroles sont renouvelées, elles pénètrent dans l’esprit de la personne, qui doit les rendre neuves à la communauté. Elles ne disparaissent pas.

Et nous, lecteurs non indigènes, pour autant pas tous blancs, qui entrons dans le cœur de cette thèse sans parler portugais ni guarani, c’est bien cette langue qui nous parle. Se laisser traverser par une parole inconnue nous apprendra sans doute à être un peu plus Yanomami·e.

Pour finir

Un « rap nativo » de Kunumi MC, le fils du poète Olívio Jekupé, Força de Tupã, dont les paroles ouvrent la chronique :

https://www.youtube.com/watch?v=oMmb8ArW_38

Source image : Pixabay – nile.

À lire :

Héloïse Behr, Impact de la littérature indigène au Brésil : une redéfinition des théories euro-occidentales, Littérature, Université Sorbonne Paris Cité, 2017.


Thèse consultable sur : https://www.theses.fr/2017USPCA009


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