Sapere aude. Ose penser par toi-même. Voici une devise qui a plus de 2000 ans et que de nombreux philosophes et pédagogues se sont appropriée. C’est sans doute la première loi de toute formation. Oser réfléchir, confronter ses idées, aborder des contenus complexes. Oser, pour ne pas laisser les autres penser pour nous.
Parcourons l’histoire de cette formule en quelques étapes. Elle trouve son origine dans un épitre de Horace publié vingt ans avant notre ère. La locution latine prend un tournant politique et de revendication d’autonomie avec Pierre Gassendi, qui fut à la fois astronome, mathématicien, philosophe et théologien au XVIIe siècle. Il fut surtout un opposant courageux à une pensée scolastique, basée sur l’autorité d’Aristote et de la tradition.
Mais il revient à Emmanuel Kant d’avoir popularisé cette expression, en en faisant la « devise des Lumières» en 1784. Les mots sont durs. Kant considère que de nombreuses personnes se mettent délibérément sous la tutelle d’autres, qu’elles estiment plus expertes, plus savantes, et renoncent ainsi à leur propre raison. Cette tutelle parfois traduite par ‘minorité’ est librement consentie. Elle s’oppose à l’Esprit des Lumières.
L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières.
Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu’un si grand nombre d’hommes […] restent […] volontiers toute leur vie dans un état de tutelle ; et qui font qu’il est si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs.
Régulièrement des auteurs comme Gisèle Berkman regrettent encore que la pensée soit considérée comme une dépense inutile. Dans une société où il faut sans arrêt gagner du temps, s’accorder des espaces de réflexion est un luxe douteux !
Cheminons encore à travers les époques. Nous retrouvons cette devise à l’Université de Staffordshire créée en 1914 en Grande Bretagne. L’époque est incertaine nous dit un de ses responsables, Douglas Burnham. Il faut former les étudiants à se former eux-mêmes et à adapter leurs champs de connaissance et de compétence aux changements de contextes.
Voilà qui ferait une bonne conclusion pour cette chronologie. Mais terminons plutôt avec un peu de légèreté. La série Merli diffusée depuis quelques années en Espagne met en scène une professeur de philosophie charismatique. Depuis 2020, elle fait l’objet d’une suite intitulée.... «Sapere aude». Elle raconte l’itinéraire d’apprentissage d’un étudiant qui entre à l’Université pour continuer à suivre les cours de sa professeur. De l’amour, des conflits, des moments de désespoir et d’exaltation, mais aussi de véritables moments de vulgarisation sur des questions philosophiques !
Oser faire usage de sa raison n’est pas penser seul
Certaines personnes qui disposent de toutes leurs capacités d’observation, de raisonnement ou d’expression laissent à d'autres le soin de penser pour eux. Leur abandon ne résulte en aucun cas d’une déficience ou d’une incapacité. C’est une paresse intellectuelle, un manque d’effort, parfois de courage. Gassendi et Kant s’opposent ainsi à l’argument d’autorité qui voudrait que l’on s’en remette aux religieux, aux intellectuels et à ceux qui auraient davantage de légitimité.
La formule fait écho aux réflexions de Rancière dans «Le maître ignorant». L’auteur y montre que derrière la formation se cache parfois l’abrutissement. Si l’enseignant est toujours celui qui sait et qui transmet, il finit par créer une dépendance. Il parvient ainsi souvent involontairement à faire croire que nous avons besoin d’une médiation pour appréhender les textes réputés difficiles ou les raisonnements complexes. Oser utiliser sa raison, c’est alors oser se tromper, avoir tort, perdre du temps, faire des contresens et confronter ce qu’on apprend à son propre contexte. Il en faut donc de l’audace !
Est-ce à dire qu’on serait seul, que l’on penserait par soi-même ? Au siècle des Lumières, l’erreur consiste pour beaucoup à s’en remettre à l’autorité intellectuelle d’autres personnes. Au XXIème siècle, le rejet de toute autorité fait que n’importe quel abonné à Twitter peut se sentir autorisé à rectifier un.e scientifique ! «Ose utiliser ta raison» ne signifie pas «n’hésite pas à partager ce qui te passe par la tête». Au contraire, elle invite à creuser nos raisonnements, à les confronter et à les nourrir de ceux des autres. «Il faut voyager pour frotter et limer sa
cervelle contre celle d’autrui» nous dit Montaigne.
Les quatre C
En juin 2014, à l’occasion des rencontres Ludovia, Christophe Batier et François Jourde ont explicité le principe des 4 C. Une pédagogie en profondeur s’appuie sur
- la collaboration entre apprenants,
- la communication de résultats, de méthodes, de recherches,
- la pensée critique et
- la créativité.
Pensée critique, collaboration et communication sont difficilement dissociables. Interrogé sur le paradoxe de penser par soi-même, mais avec les autres, François Jourde m’a suggéré un texte de André Comte-Sponville qui propose de dépasser l’opposition apparente.
‘Philosopher, c’est penser par soi-même ; mais nul n’y parvient valablement qu’en s’appuyant d’abord sur la pensée des autres, et spécialement des grands philosophes du passé. La philosophie n’est pas seulement une aventure ; elle est aussi un travail, qui ne va pas sans effort, sans lectures, sans outils.
«L’audace, ce n’est pas sauter au-dessus du vide»
Dans son blog, Denis Cristol relaie une vidéo de Marie Robert. Elle est l’auteur d’ouvrages et de balados qui font le lien entre la philosophie et notre quotidien. Elle nous met en garde contre un contresens.
Chercher des images pour illustrer le mot «audace» sur un moteur de recherche, c’est voir un nombre incalculable de personnes qui sautent au-dessus du vide ou qui font des selfies dans des positions risquées.
La devise «Sapere aude», selon elle, concerne une toute autre audace. Il s’agit d’oser examiner une situation, remettre en question des habitudes, des réflexes ou des traditions. Elle s’applique dans notre quotidien. L’audace n’est pas le culot ni la prise de risque. Elle implique une phase de réflexion qui constitue un préalable à l’action.
La formule en appelle une autre qui serait symétrique. En réciprocité, elle invite les formateurs et enseignants à «oser laisser les étudiants et stagiaires user de leur entendement». Il s’agit alors leur donner du temps pour construire une réflexion, pour collaborer, communiquer, créer et s’interroger. De renverser la classe, de l’inverser ou parfois de confronter les apprenants avec des données brutes ou les textes originaux, sans jouer les intermédiaires.
Illustrations : Frédéric Duriez
Ressources
Sur Gassendi
Médiathèque de Digne-les-Bains - https://www.gassendi.fr/page_theme_philo.html
Sur Kant
Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? [1784], trad. de l’allemand par J.-F. Poirier et F. Proust, GF Flammarion, 2006, p. 43-44
https://www.decitre.fr/livres/qu-est-ce-que-les-lumieres-1784-9782218991400.html
Pour une autre traduction en ligne :
Gallica — https://gallica.bnf.fr/essentiels/anthologie/lumieres
La série espagnole :
Sapere aude — bande-annonce de la première saison :
https://youtu.be/hQj3gBgLihA
Philippe CARRE - Pourquoi et comment les adultes apprennent - éditions DUNOD septembre 2020
https://www.decitre.fr/livres/pourquoi-et-comment-les-adultes-apprennent-9782100798773.html
André COMTE-SPONVILLE, Présentations de la philosophie, Albin Michel, 2000
https://www.decitre.fr/livres/presentations-de-la-philosophie-9782226117366.html
Bénédicte ETIENNE, « « Frotter et limer sa cervelle contre celle d'aultruy » », Le français aujourd'hui,
2009/4 (n° 167), p. 79-89. DOI : 10.3917/lfa.167.0079.
URL :
https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2009-4-page-79.htm
Marie ROBERT - Philosophy is sexy - Balado - Épisode 1 : l'audace
https://lnns.co/oVMSIXi-A3g
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