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Publié le 23 février 2021 Mis à jour le 23 février 2021

Protéger, détruire et restaurer [Thèse]

Restauration patrimoniale post bellica en Europe

« Tout est à refaire en même temps. »

Repartir de zéro, ou être dans l’état d’esprit du renouveau, c’est ouvrir sa capacité de rêver et de désirer pour soi un nouveau monde. On peut y être contraint au niveau individuel et/ou collectif dans des circonstances de crise, et on peut aussi décider pour soi de restaurer une nouvelle vitalité.

Nul besoin de tout casser pour reconstruire, sauf peut-être le moule de ses pensées.

La thèse de l’architecte Nicolas Detry, spécialiste en restauration des sites et monuments historiques, s’inscrit symboliquement dans le domaine de « la géographie de la colère », comme l’a justement nommé l’anthropologue Arjun Appadurai, dans laquelle le patrimoine culturel se retrouve menacé par des dominations et violences globalisées.

La réinvention de l’Europe

Sa recherche expose en particulier comment l’Europe s’est reconstruite et réinventée au sortir de la Seconde Guerre mondiale et comment ce travail a mobilisé les forces positives de protection et de restauration par le développement de méthodes de travail créatives et de haut niveau artistique.

Symboliquement, la sortie de guerre a aussi demandé de : « reconstruire le miroir brisé dans lequel les sociétés humaines se regardent pour affronter le présent et l’avenir. […] D’une façon universelle, [l’humain] a besoin de beauté, de récits, de mémoire, de fierté de ses ancêtres, valeurs qui sont dans le patrimoine objet et sujet. »

Le patrimoine est en effet un reflet concret du temps, des humains et de leurs relations entre eux, face aux puissants et aux divinités, et/ou de leur liberté.

L’auteur détaille plusieurs modalités patrimoniales pour ce qui concerne sa recherche :

  • Le patrimoine objet : la consistance matérielle du patrimoine, dans sa substance historique et sa forme.
  • Le patrimoine sujet : la manière dont un groupe social se relie et s’adresse à son patrimoine comme à un sujet porteur d’un ensemble de croyances et de valeurs.
  • Le patrimoine otage : l’appropriation d’un patrimoine qui se fait au détriment de l’identité d’un groupe supposé autre ou déclaré ennemi. Le patrimoine est alors pris dans des phénomènes sociaux tels qu’il est concrètement en danger (guerre, tourisme de masse, spéculation foncière, régime totalitaire).
  • Le patrimoine martyr : les édifices mis en pièces, qui sont à la fois saccagés et témoins d’une transmission.

Le terrain de recherche

La thèse porte sur les œuvres d’art et monuments en Allemagne, en France et en Italie.

Ces pays ont des traditions solides de restauration avec respectivement la Denkmalpflege (on entend la notion de soin, de maintien et d’entretien des monuments portée par Pflege), la restauration des monuments historiques et la restauro di monumenti.

Les exemples retenus sont protégés au titre des monuments historiques des différents pays.
Ils s’inscrivent en lien avec la ville ancienne comme organisme, et comprennent aussi les œuvres picturales.

Les œuvres d’art et d’architecture sont classées en trois familles :

  • les églises : l’architecture sacrée (principalement des églises chrétiennes) ;
  • les musées : l’architecture civile (les palais urbains, musées, théâtres, bibliothèques) ;
  • les ponts.

Quand on n’est pas architecte ou archéologue, il est possible qu’on ressente les œuvres dans une sorte d’immobilité. En effet, par leur construction et leur usage, celles-ci dépassent largement notre temporalité, et peut-être aurons-nous tendance à les rapporter à notre mesure.

Mais Nicolas Detry leur redonne une juste épaisseur avec des exemples de monuments construits en plusieurs phases, vécus sur plusieurs temps et réemployés sur une longue période.

Ainsi l’exemple de monuments romains réemployés comme forteresses dans les périodes d’insécurité du Moyen-Âge : les arcades furent bouchées, des tours de défense bâties et des habitations construites à l’intérieur.

Le vivant a son épaisseur qu’il s’agira de redécouvrir et comprendre pour la revivifier quand le monument aura été détruit ou endommagé par une guerre.

Protections et destructions

« Après la ruine de Troie, l’affaire était loin d’être réglée, l’histoire des civilisations étant une succession ininterrompue de guerres entre les dieux et les hommes, entre les hommes et les hommes, entre les dieux et les dieux. »

Dans les années 1930, l’Europe a entamé un travail important de protection des biens culturels avec l’instauration de conventions et de lois (protection juridique) et la protection matérielles des œuvres.

Les principes sont encore valables pour les conflits actuels, sous réserve que les États soient pourvus d’institutions en mesure de s’organiser.

Les mesures de protections qui ont été mises en place :

  • sacs de sables ;
  • camouflage de morceaux de ville ;
  • analyse des types de caisses ;
  • qualité des abris.

À côté des forces positives de protection et de restauration, il a fallu pour cette recherche analyser la force négative de la destruction. Elle s’est inscrite à partir de la Seconde Guerre mondiale au cœur du monde des civils et de ce qui fait leur identité. Avec comme exemples actuels les destructions des Bouddhas géants de Bamiyan en 2001 et du site de Palmyre en Syrie, en 2015.

Il existe différentes manières de détruire une œuvre d’art ou d’architecture en temps de guerre :

  • par l’usage inapproprié du monument, très répandu en période de guerre ;
  • par la destruction mécanique, par artillerie ou par la guerre aérienne, avec des destructions globales ou partielles.

Le laboratoire européen de la reconstruction

En Italie, les opérations de restauration qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ont refondé la tradition de la restauration et initié une révision profonde des théories et des méthodes.

L’Institut supérieur pour la conservation et la restauration, appelé en Italie Istituto Centrale del Restauro (ICR), a été créé à Rome par la nécessité de travailler simultanément sur plusieurs restaurations majeures, en particulier sur des peintures murales de grande valeur réduites en miettes : les fresques de Viterbe et de Padoue.

Ce laboratoire expérimental dirigé par Cesare Brandi a été organisé comme un groupe créatif qui a mobilisé les meilleures compétences techniques et scientifiques (physique, chimie, restauration), de sciences humaines (art, archéologie, littérature, histoire des techniques), et de la législation et de l’économie (lois, financements).

L’ICR a articulé le laboratoire, l’atelier de restauration (organisé selon une forme de taylorisation du travail), la recherche et l’enseignement (documentation, école de formation des conservateurs / restaurateurs d’art, centre de diffusion de la production théorique et pratique, revue).

Ses principes sont ceux d’une restauration critique et créative :

  • L’artefact patrimonial (peinture, édifice, tissu urbain) est reconnu comme patrimoine pour sa valeur d’art et sa valeur d’histoire.
  • La restauration est une opération qui exige une évaluation critique du monument.
  • Elle est une lecture critique de l’édifice, un acte de création.
  • Par sa nature particulière d’œuvre d’art, elle n’admet pas de règles ou des prescriptions rigides.

Restaurer à partir de la lacune

À partir du concept de lacune, Nicolas Detry, dévoile le processus philosophique, critique et créatif nécessaire à la restauration :

« La lacune est une interruption dans la continuité de la matière / image / structure. C’est une perte inacceptable en l’état qu’il faut comprendre avant de la réparer, de la soigner. »

« La lacune est [...] comme le tronc principal de mon arborescence : les lacunes de toutes sortes, de toutes dimensions, la réaction des populations et des experts face aux lacunes et le traitement des lacunes. La lacune, voilà le thème majeur de la restauration post bellica. »

Il propose en conclusion un tableau synthétique des types de lacunes et des réponses sociétales qui leur sont faites. Tous les acteurs de la restauration y sont impliqués, ceux qui vont la réaliser (dans la polysémie du comprendre et du faire) : soit à différents degrés ceux qui vont la vivre et/ou ceux qui vont la concrétiser.

Lacune
Réponse
Sens
Exemple
Refusée

Démolition

Reconstruction à l’identique

Perte de trace, de mémoire

Réparation / risque manque confiance

Opéra Cologne

Pont de Mostar

Acceptée
Conservation de la ruine
et reconstruction critique
Conservation des traces de l’histoireN.-D. de Saint-Lô
Comprise
Acceptée
Protégée

Recomposition
restauration critique

Restauration critique
et créative

Renaissance sur base
authentique et transmission

Renaissance sur base
authentique et actualisation
de l’œuvre

Ponts de Vérone

St Johann Baptist Cologne

Lacune
Totale
Refusée

Projet architectural neuf

Reconstruction à l’identique

Confiance dans le présent et l’avenir

Nostalgie et crainte d’un futur incertain

Chapelle de Ronchamp

Palais des Ducs de Vilnius

« La ville est un fait naturel comme une grotte, un nid, une fourmilière. Mais elle est aussi une œuvre d’art consciente qui enferme dans une structure collective de nombreuses formes d’art plus simples et plus individuelles. La pensée prend forme dans la ville ; et les formes urbaines à leur tour conditionnent la pensée. » Lewis Mumford, historien de l’urbanisme

Source image : Pixabay – Engin Akyurt

À lire :

Nicolas Detry. Le patrimoine martyr et la restauration post bellica : théories et pratiques de la restauration des monuments historiques en Europe pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Architecture. Université Lumière Lyon 2. 2016 (thèse en deux volumes consultable sur HAL, archives ouvertes).

Références :

Nicolas Detry. Le Patrimoine martyr : destruction, protection, conservation et restauration dans l’Europe post bellica. Paris, Éditions Hermann, 2020 (lien sur le site de l’éditeur).

Nicolas Detry, sources sonores sur France Culture.

William Langewiesche. American Ground : déconstruire le World Trade Center. Paris (traduction), Éditions du sous-sol, 2011. Article du journal Le Monde.


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