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Publié le 27 janvier 2021 Mis à jour le 27 janvier 2021

Les lectures numériques de soi [Thèse]

Renouvellement des imaginaires à l’heure électronique

Oxygénation

Quand on aime lire et qu’on se prépare pour un voyage, la question des livres à emporter se pose. Livres papier, simple, dense ou papier bouffant, qu’on aura envie de tenir et peut-être de sentir ou bibliothèque numérique sur liseuse ou tablette, chargeur et batterie d’appoint...

Dans nos choix, on pourra retenir d’emporter uniquement la thèse d’Ariane Mayer, qui fera bien notre miel. Elle nous guidera dans le labyrinthe de ce que signifient les pratiques de lecture et d’écriture pour l’émergence et la transformation de soi, à l’heure du numérique.

L’écrit est accessible en ligne, on peut le lire sur ordinateur, tablette, mobile multifonction / téléphone intelligent. Visuellement, il est construit de manière classique, mais il contient des ouvertures vers de vastes champs du savoir. Il nous replace par exemple dans l’épaisseur historique de la matérialité des textes et nous fait prendre conscience d’idées reçues sur notre manière de lire des livres papier, qui est en somme assez récente. De là, des portes s’ouvrent et on se remet soi-même en jeu dans cette histoire.

Ce qui se trame sur Internet

C’est aussi une invitation directe à explorer les liens donnés ou pensés depuis notre lecture. Par exemple l’œuvre hybride Pensées de rêve (Traumgedanken) de Maria Fischer, un livre-objet d’art sur les rêves, une collection de fragments de textes scientifiques, philosophiques et littéraires, illustrés et reliés entre eux par des fils cousus en autant de liens hypertextes concrets. On pourra relier cette beauté à l’étymologie du mot texte, du latin textus, « le tissu, la trame, l’enchaînement d’un récit », dont on aura appris qu’historiquement le texte agence le fil de trame de l’écrit et le fil de chaîne de l’oral.

« Il lisait, et il changeait au-dedans. »
Saint Augustin, Les Confessions.

La neuroscientifique Maryanne Wolf nous confirme que « nous ne sommes pas nés pour lire ». Nous sommes biologiquement programmés pour apprendre et pas pour savoir faire. Ainsi, le cerveau s’outille lui-même pour la pratique de la lecture par une reconfiguration de ses structures neuronales. La littérature et nos cerveaux co-évoluent ensemble. Par ces danses électriques externes (numériques) et internes (notre cerveau), nous devenons ce que nous avons lu, et nous devenons aussi « la manière dont nous avons lu » (Maryanne Wolf).

La continuité de pratiques anciennes

La littérature qu’on pourrait aujourd’hui qualifier de classique – un récit d’imagination publié à plusieurs milliers d’exemplaires à des formats identiques qu’on lit seul, en silence – est relativement récente et conforme aux modalités du monde industriel. La chercheuse met en lumière les liens et la cohérence des nouvelles matérialités de lecture avec des pratiques anciennes.

On revient sur l’intense lien entre l’écrit et l’oral (déjà entendu dans l’étymologie de texte). Un texte se déchiffre et se partage quand il est dit : par la nécessité de l’écriture ininterrompue (scriptio continua) de la langue grecque ancienne, ou par l’oralité médiévale. Dans les pratiques numériques actuelles, la performance de la langue est potentialisée (on lit dans sa tête) ou actualisée dans des associations de plusieurs formes de transmission : écrites, audio, visuelles, audiovisuelles.

Un texte s’étoffe également de non-dits : sa trame narrative, plus ou moins lâche ou serrée, permet au lecteur de jouer (jeu/je) sa subjectivité par cette rencontre d’une altérité ouverte. Umberto Eco écrit que : 

« Un texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner. »

À l’époque des moines copistes, c’était bien entendu l’occasion d’annoter, de transformer, parfois copieusement, un texte original. On se souvient aussi que les lettrés personnalisaient les miniatures, lettrines, la reliure, les peintures d’illustration et que le livre était souvent le résultat d’une commande et d’une collaboration.

Quelles sont ces littératures numériques ?

On peut lire les productions numériques sur :

  • papier : impression depuis un ordinateur ;
  • écran : mobile multifonction / ordiphone, liseuse, tablette, ordinateur, écran de projection.

Le texte peut être :

  • homothétique : c’est-à-dire identique à ce qu’on pourrait lire dans un livre classique ;
  • augmenté : par des hyperliens et/ou des contenus multimédias ;
  • nativement numérique : créé pour le numérique, avec des liens hypertextes qui font bifurquer le récit (Ted Nelson, l’inventeur du mot hypertexte : « un texte qui bifurque »).

Les esthétiques sont :

  • hybrides : multimédia, texte surgissant ;
  • fragmentaires : hypertextes ;
  • interactives : invitations aux écritures, aux productions diverses, audios, vidéos.

L’épaisseur de la rencontre littéraire

« Lire, […] c’est être dans une relation avec un texte, qui se présente comme un tissu de signes pourvu d’une objectivité et renvoyant à une altérité. »

La lecture demande des compétences particulières pour convertir des traces d’encre noire en message intelligible si on voit, ou des points Braille qu’on parcourt de la main si on ne voit pas ou récités par une voix synthétique. Chacun lit à sa manière, en fonction de ses apprentissages et de l’épaisseur de ses rencontres littéraires. Le dramaturge Richard Foreman invite les lecteurs à prendre soin de leur « densité interne » par où chacun porte en soi-même « une version unique et construite personnellement » de son héritage culturel.

Lire une production numérique demande aussi d’avoir un accès physique et cognitif à sa matérialité suffisamment continu et stable pour avoir eu le temps de développer des codes de compréhension et d’action. Il existe un vocabulaire spécifique au numérique, qui peut être utilisé dans une narration, et avoir des conséquences sur le déroulé de l’action : l’autrice prend l’exemple d’un indice dissimulé sous forme d’adresse URL dans un polar numérique, qui, si on sait l’activer, permet de s’engager dans un chemin narratif de résolution de l’enquête (qui comporte plusieurs issues).

L’héritage des moines copistes

Un texte est l’enveloppe de plusieurs mondes possibles. À ce sujet, Umberto Eco parle de « disjonction de probabilité » : un texte peut être entendu à double sens. Pour certains, il est particulièrement précieux d’avoir développé des compétences intertextuelles et encyclopédiques pour choisir la narration la plus appropriée. Cela a pour corollaire la nécessité de l’interprétation, activée sous une pluralité de formes dans les participations numériques.

Les traces interprétatives des lecteurs, dont on aura trouvé la racine dans les pratiques des anciens copistes :

  1. Le texte commenté : les annotations contributives de textes, la plateforme Textus par exemple.
  2. Le blog littéraire.
  3. Les publications académiques et scientifiques : par exemple le répertoire du laboratoire de recherche sur les œuvres hypermédiatiques ALN | NT2 de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
  4. Les réseaux sociaux de lecture : par exemple Babelio pour le monde francophone et GoodReads pour le monde anglophone.
  5. Les fanfictions : « des histoires écrites par les fans d’un roman, d’une série télévisée, d’un film, qui prolongent l’œuvre, la modifient, la croisent avec d’autres œuvres ou d’autres genres », selon la définition de Solène Boulay, Guillaume Maroquène, Candice Roger (source).

« Autour d’un même canon, les fanfictions sont autant de stratégies interprétatives qui visent à dissoudre des opacités textuelles et opérer de nouvelles mises en relation, stratégies ouvertes à une variabilité infinie sans jamais être exclusives ni concurrentes. »

Pouvoir lire, pouvoir écrire

L’étude des différentes formes de textualité, des espaces de lecture spécifiques et des dispositifs d’expression a conduit la chercheuse au repérage des situations de pouvoir.

Si les autorités énonciatives sont ébranlées, elles se retrouvent « vaporisées plutôt que disparues » : les hiérarchies et les effets de pouvoir sur les choses et les actions se recomposent autrement. Alors, qui a le pouvoir sur la lettre du texte (pour l’utiliser et la modifier), sur le sens de l’œuvre (pour augmenter un récit) et sur la place de la culture écrite sur Internet (pour la catégoriser et la classer) ?

Un tableau regroupe les endroits où cela se joue :   

Espace
Action
Pouvoir
Figure
Terrain
Lettre
Modification
Capacité
Pouvoir éditorial
Formats de lecture à l’écran
Sens
Augmentation
Influence
Pouvoir auctorial (d’auteur)
Formes littéraires participatives
Place
Classification
Autorité
Pouvoir bibliothécaire
Bibliothèques numériques

Le carnet de notes et l’expérience de soi

Cette recherche d’Ariane Mayer nous a emmenée dans un grand voyage avec des haltes nourrissantes, comme une mise en abyme de son propos. On peut la lire de bout en bout, on peut la diffracter en furetant soi-même sur Internet, on peut ouvrir un hupomnêmata (qu’on pourrait aussi écrire hypomnêmata), un carnet de notes dont le dictionnaire Bailly en ligne donne toute l’épaisseur, en page 2026 :

« I. souvenir ; II. monument, personne ou chose qui rappelle un souvenir ; III. note écrite 1. registre de commerçant, 2. inventaire de banquier, 3. registres publics, 4. mémoires d’historien, de personnage d’État, 5. commentaire philosophique, grammatical, 6. copie d’une lettre. »

Nous intégrons le sens de nos expériences de différentes manières, certaines personnes d’une manière plus narrative, alors que d’autres font preuve d’un « tempérament diachronique » (Galen Strawson) et peuvent percevoir leur vie d’une manière plutôt épisodique.

« Il devient donc possible, du même coup, de penser que les nouvelles pratiques lectrices éveillées par la textualité numérique suscitent de nouvelles manières de se lire soi-même, qui n’ont plus de compte à rendre aux métaphores de la narratologie classique. Si l’on se demandait plus haut : comment peut-on lire sa vie comme une histoire linéaire, quand l’hypertexte remet en question à la fois la trame et la ligne ? il s’agirait alors de déplacer la question pour se pencher sur celle-ci : quels sont les nouveaux socles métaphoriques mis au jour par l’hypertexte, au détour desquels on peut désormais lire sa vie ? »

L’épiphanie se trouve page 402

Ayant cheminé dans le propos de la thèse et mis en jeu sa propre subjectivité, nous voici vers la fin de son enquête, quand la forme poétique se présente comme une forme adéquate et épiphanique :

« Le poème […] peut constituer un modèle interprétatif de soi adéquat à l’environnement digital. Pour qu’il y ait un sujet, […] il n’est pas nécessaire qu’il y ait une histoire, le fil d’une vie qui tisse les aventures passées et l’avenir que je projette ; il n’y a pas besoin non plus de se construire en tant que personnage. »

« C’est une saisie réflexive de sa propre présence, mettant au jour le soi en tant qu’opérateur d’un tressage entre les multiples stimuli du présent sensible selon un angle, une orientation, une proposition signifiante. Il nous semble que non seulement la poésie générative, mais aussi une large part de la création numérique même narrative peuvent donner lieu à cette forme de lecture de soi. »

Pour conclure, voici des caractéristiques similaires de la poésie et de la littérature numérique :

  1. La résistance : le poème surprend, nous résiste et demande une attention vivante préalable au plaisir. La littérature nativement numérique nécessite une temporalité et un rythme nouveaux, surprenants.
  2. La pluralité : la diversité du sens et des sens du poème, et la diversité de la textualité multimédia.
  3. La performativité : la poésie accomplit en elle-même une forme d’action, comme une histoire interactive est découverte et créée simultanément.
  4. La co-création : le poème est co-créé, rendu vivant, par l’auteur et le lecteur. Le lecteur numérique devient co-scripteur d’une œuvre interactive, mais aussi co-scénariste.
  5. La réflexivité : la poésie s’inquiète de son essence et la lecture en milieu numérique se fait microcosme, le lieu et le reflet des transformations sociales vécues dans le macrocosme.

Source image : Pixabay – 愚木混株 Cdd20

À lire :

Ariane Mayer, Lecteur de soi-même : le sujet contemporain à l’épreuve des lectures numériques, Université de technologie de Compiègne UTC, 2016 (thèse consultable sur HAL, archives ouvertes).

Références :

La thèse est réalisée dans le cadre d’un CIFRE (Convention industrielle de formation par la recherche) qui associe le doctorat à un laboratoire de recherche et à une entreprise ou association directement liée à son sujet : l’IRI et le laboratoire ALN | NT2 de l’UQAM.

Cécile Portier, Étant donnée : un récit multimédia qui fabrique un double numérique dont la profondeur d’existence est finalement rendue inaccessible. Fiche de l’UQAM.

Solène Boulay, Guillaume Maroquène, Candice Roger, Les Fanfictions : un renouvellement du statut d’auteur et des habitudes de lecture.


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