Dans une thèse en anthropologie de la danse, Anne Cazemajou analyse le travail du yoga au sein d’un cours de danse contemporaine. Elle décrit comment, par le moyen de consignes savantes scandées de manière enveloppante, l’enseignante Toni D’Amelio permet à ses élèves de vivre une conscience de soi nouvelle et profondément vivante.
« Être danseur, c’est choisir le corps et le mouvement du corps comme champ de relation avec le monde, comme instrument de savoir, de pensée, et d’expression. »
Laurence Louppe, critique et historienne de la danse.
Ne pas danser ou ne pas danser autant et s’intéresser à l’enseignement de pratiques corporelles, c’est ruser avec une rationalité désincarnée en repérant des modalités qui ouvrent d’autres champs du savoir et de la transmission. On ne va peut-être pas construire un cours de langue comme un cours de yoga, mais certains outils pédagogiques des pratiques corporelles peuvent être repérés et adaptés pour offrir une réelle incarnation des savoirs.
Une pratique de yoga dans un cours de danse
La chercheuse a suivi les cours et stages de danse contemporaine pour adultes de Toni D’Amelio dans l’école de Peter Goss à Paris. La pratique de yoga, initialement proposée comme préparation, a progressivement pris une place fondamentale dans le déroulé du cours. Les trois premiers quarts du temps sont basés sur des exercices inspirés du yoga Iyengar, ils sont suivis d’enchaînements de danse et de variations dansées. Toni D’Amelio explique son choix du yoga :
« Parce que ça donne une souplesse qui permet de travailler avec des adultes. Au lieu de travailler six heures par jour, vous pouvez travailler trois heures et aller à la bibliothèque ou au musée après… Et parce que c’est efficace. »
Quand le sens émerge d’un vécu rapporté
Pour interroger la nature de l’expérience corporelle vécue dans le cours, Anne Cazemajou a utilisé la technique de l’entretien d’explicitation, développé par le psychologue Pierre Vermersch. Celle-ci facilite la réappropriation de l’expérience vécue pour en faire émerger le sens.
Pierre Vermersch pose trois grands domaines de verbalisation du vécu :
- le domaine descriptif ;
- le domaine conceptuel ;
- le domaine imaginaire.
L’approche descriptive est privilégiée dans le cadre de l’entretien d’explicitation. Elle se décline en quatre types de vécus :
- le vécu de l’émotion ;
- le vécu sensoriel ;
- le vécu de la pensée (ou aperception) ;
- le vécu de l’action (mentale, matérielle ou matérialisée).
Ce vécu de l’action est visé par l’entretien d’explicitation. Il permet un accès fin au déroulement de l’action vécue par l’apparition d’une phénoménalité insoupçonnée :
« Tout l’enjeu est d’accéder par une activité de réfléchissement aux informations procédurales derrière la première expression spontanée des informations satellites. »
Le séquençage d’un stage
Le cours ou le stage commence par des exercices inspirés du yoga Iyengar. Pour décrire rapidement sa spécificité formelle, c’est un yoga qui travaille l’alignement avec des supports (sangles, chaises, briques, cordes) et une série d’indications successives très détaillées. Les postures sont tenues plusieurs respirations et les chemins d’entrée, de tenue, de vécu, de sortie sont détaillés verbalement.
Les exercices sont d’abord montrés, détaillés et discutés par l’enseignante. Quand les postures sont pratiquées, les élèves ont alors moins besoin du support visuel de l’enseignante. Elle les invite par sa voix à faire, sentir, visualiser ou comprendre, pendant qu’ils se concentrent en eux-mêmes, le regard intérieur et l’écoute flottante. À ce moment-là, le travail de Toni D’Amelio est le déplacement, la scansion (manière de scander), la modulation de la voix et les silences.
Ainsi, dans le cadre d’un stage observé, elle procède en mettant en place le séquençage suivant :
- La ronde de transmission : tout le monde est assis en cercle pour un dialogue de compréhension anatomique et du mouvement à partir d’un document écrit qui présente les postures.
- L’explication détaillée des postures sur le corps des élèves : l’enseignante présente la posture sur plusieurs corps, elle décrit et demande de la réaliser, elle corrige la posture, ajuste verbalement et/ou physiquement le corps de l’élève.
- La pratique : les élèves pratiquent sans plus avoir besoin d’autre soutien que celui de la voix de l’enseignante en mouvement dans le cours. À cette étape, le dispositif permet que les élèves soient concentrés sur leur intériorité et puissent « réaliser » la dimension interne de la posture.
Les qualités des consignes
Les consignes participent d’un dispositif savant, précis, énoncé dans une forme d’urgence, qui « attrape » le mental des élèves car il nourrit en premier lieu leur curiosité intellectuelle. Une fois le mental attrapé, il prend conscience qu’il y a trop de détails cruciaux à mémoriser, ce qui, paradoxalement, offre la possibilité d’un lâcher-prise permettant le véritable travail de yoga, de connexion à soi.
Pour certains élèves, il s’agit d’un premier contact avec leur corps, pour d’autres il s’agit d’aller plus loin dans la prise de conscience jusqu’à l’ouverture profonde de leur rapport au monde. Les descriptions prennent une réalité concrète avec le temps : il y a un apprentissage progressif des sensations et de la compréhension du lien avec ce qu’en dit l’enseignante.
La confiance des élèves se mobilise dans cet entre-deux du temps des consignes et de celui, encore potentiel, de la réalisation pleine. En attendant, pour continuer l’effort, des petites compréhensions balisent le chemin.
Les descriptions des postures présentent en outre une efficacité symbolique. Elles suscitent par elles-mêmes une expérience, par l’emploi de métaphores et d’images performatives, qui éveillent une réaction organique correspondante.
« Ces transcriptions révèlent un procédé rhétorique semblable à celui de l’incantation analysée par Lévi-Strauss, dans laquelle “le chaman parle pour sa malade […] et met dans sa bouche des répliques correspondant à l’interprétation de son état dont elle doit se pénétrer”. »
L’extase de Dandasana
Plusieurs élèves ont fait part d’expériences d’ouverture et de transformation dans certaines postures, dont la posture du bâton (Dandasana), quand on est assis, les jambes tendues devant soi. On retrouve les consignes détaillées données par Toni D’Amelio en page 74 de la thèse.
L’effort de suivi des consignes et des sensations lâche à un moment donné. Le lâcher-prise ouvre la possibilité de rentrer dans le mouvement et d’accéder à une autre compréhension. L’anthropologue Marcel Jousse parle ainsi de l’instant où « une intelligence plus libre veille » et permet d’expérimenter le retournement et la profondeur d’être « l’agissant-agi ». La rencontre de soi est vécue à la fois activement et passivement, dans une avancée vers l’insaisissable dont les consignes de l’enseignante sont les clés.
« L’eau invisible et vivifiante » de la parole
C’est encore avec une expression de Marcel Jousse que l’autrice détaille les qualités énergétiques de la parole de l’enseignante. Le mot est un instrument d’action.
« En effet, le rythme et la dynamique propres des paroles de Toni ainsi que les modulations spécifiques de sa voix semblent travailler les élèves, pour ainsi dire à leur insu. »
Maurice Merleau-Ponty parle d’un « événement qui saisit le corps », d’autant plus qu’on ne dispose pas du temps suffisant pour en déchiffrer le sens. Claude Lévi-Strauss parle du discours rituel qui accomplit certains actes, plus qu’il ne communique des informations.
Ce qui agit concrètement est le rythme primordial de la langue, des « explosions énergétiques du langage » et leur alternance avec des syllabes non intensifiées. Le rythme de durée s’ajoute au rythme d’intensité, et puis le timbre et la hauteur.
La voix de l’enseignante est calme et claire, elle conjugue, dans des modulations mélodiques, douceur et fermeté en fonction de ce qu’elle attend. Son rythme est en lien direct avec son objectif de travail :
« Ses mots sont des instruments d’action, des événements prompts à saisir le corps des élèves. [Elle] n’hésite pas à les agencer quand c’est nécessaire en une mélodie envoûtante. »
Voici quelques effets employés :
- Intensité posée et allongée sur la première syllabe du mot pour travailler la durée.
- Ton de voix énergique pour un rythme de travail plus intense.
- Exclamations et répétitions.
- Formules incantatoires musicales.
- Accentuation d’un mot particulier.
- Rondeur de son accent américain, et lignes mélodieuses inédites.
Les élèves, enveloppés dans cette eau vivifiante, peuvent alors être rendus à eux-mêmes. Pour finir, un encouragement que Toni D’Amelio donne à ses élèves :
« L’idée c’est de rester en contact et en confrontation avec vos limitations. Les regarder vraiment en face. […] Et c’est le moment de vraiment les regarder en face... que... quelque chose se débloque et accepte de changer. »
Source image : Pixabay – Leandro De Carvalho
À lire :
Anne Cazemajou, Le Travail de yoga en cours de danse contemporaine. Analyse anthropologique de l’expérience corporelle, Éducation, Université Blaise Pascal – Clermont-Ferrand II, 2010 (thèse consultable sur HAL, archives ouvertes).
Références :
Explications de la méthode Iyengar sur le site Yoga Samkhya (région de Bruxelles-Capitale). Le détail des consignes est visible sur les illustrations. À noter le mot sanscrit Samkhya, qui se propose d’analyser rationnellement la réalité (du yoga).
Le site du Groupe de recherche sur l’explicitation (Grex), actif en France et au Québec.
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