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Publié le 05 janvier 2021 Mis à jour le 07 janvier 2021

Je te fais signe à travers les flammes [Thèse]

Poésie et didactique des langues et des cultures étrangères

Jouer dans le feu

Dans sa thèse de didactique des langues, Margot Kuligowska-Esnault a enquêté sur la manière dont la poésie peut soutenir l’apprentissage d’une langue étrangère dans une approche actionnelle. Comment en effet explorer les spécificités de l’art poétique dans un projet de communication total, c’est-à-dire en vue d’acquérir des compétences linguistiques, pragmatiques et sociolinguistiques ? Et comment rendre fructueux le rapport des apprenants à la poésie ?

L’autrice a emmené sur le terrain sa question de recherche auprès de 50 adolescents de 13 à 16 ans apprenant l’anglais, dans le cadre de trois études menées avec une approche mixte d’expérimentation et de recherche-action. La première étude concerne des collégiens, soit des élèves du premier niveau de l’enseignement secondaire français (11 à 15 ans), les deux autres études concernent des lycéens, soit des élèves du second niveau (15 à 18 ans).

« La poésie est une empreinte manuelle de l’invisible, la trace de pas de la réalité visible, elle la suit comme une ombre. » Lawrence Ferlinghetti (LF)

« À quoi bon des poètes dans une pareille époque ? À quoi sert la poésie ? (LF) » La poésie a d’abord servi comme une mnémotechnique pour conserver et transmettre ce qui aurait pu échapper aux mémoires humaines. Les formes orales montrent une construction qui permet de faciliter la mémorisation et d’éveiller l’intérêt de l’auditoire. Elles procurent en outre le plaisir sensible du jeu avec l’appareil phonatoire. Même quand qu’on s’éloigne de l’oralité avec une mise à l’écrit, le poème reste un geste corporel qui scande, respire, rythme/rime – l’étymologie parle –, se tend et détend en mêlant le corps et le langage.

« C’est le soleil qui coule à flots dans les entrelacs du matin. » LF

Les poèmes promettent des lectures réitérées, la répétition porte le sens au-delà des limites de la linéarité. Chaque événement de lecture, chaque performance est une expérience nouvelle qui dévoile autant d’interprétations possibles, de polysémies, de références intertextuelles. Elles offrent des espaces de négociation du sens qui sont des opportunités de se rencontrer et de rencontrer l’autre. Jean-Louis Joubert, auteur de La Poésie, écrit que « lire la poésie, c’est apprendre à devenir poète » : se familiariser avec les procédés de fabrication des poèmes, comprendre leur mécanique, c’est acquérir une plus grande sensibilité au pouvoir du langage et, peut-être, découvrir qu’on peut aussi s’essayer au feu poétique.

« Un poème est un arbre aux feuilles vivantes fait de mots entassés comme des bûches. » LF

La cognition est incarnée et l’expérience est sensible ; pas seulement intellectuelle et conceptuelle. Après le neurologue et psychologue António Damásio, on sait aussi que les émotions sont constitutives de la raison, car elles conditionnent la prise de décisions. Le cerveau est une partie du corps, et ses connexions peuvent être remodelées par la fréquentation répétée de l’inhabituel poétique.

« La poésie, comme une ancre dans ta vie, ne vaut que par les profondeurs qu’elle peut atteindre. » LF

La pratique poétique est propice au développement de la compétence symbolique chez les sujets multilingues. Pour le favoriser, Claire Kramsch, chercheuse en linguistique appliquée, préconise une lecture intensive plus qu’extensive. En effet, « le moi symbolique que l’enseignement des langues devrait chercher à élargir a besoin d’aborder la langue de manière sensible et corporelle, ce qui demande plus de temps que l’approche intellectuelle ». Cet endroit porte aussi l’ouverture de la capacité à voir « la langue à travers la langue » et à s’appuyer sur la diversité linguistique. Et, peut-être aussi, la capacité à trouver sa propre perspective « entre les langues ».

« C’est une haute maison où résonnent toutes les voix qui ont un jour dit quelque chose de fou ou de merveilleux. » LF

Pour explorer sa problématique visant à articuler le fait poétique et l'enseignement-apprentissage des langues, les trois études ont successivement introduit : des mises en voix de poèmes (collège), des partages d’expérience de lecture de poèmes (lycée) et des tâches d’écriture poétique (lycée).

  1. Les mises en voix. Les apprenants ayant pu avoir des ressentis négatifs liés à leurs expériences scolaires de récitations poétiques, il convient de réfléchir en amont à des formats de tâches de mise en voix qui ne renforcent pas cet aspect, par exemple en l’associant à une mise en scène collaborative. La première étude a montré que les mises en voix ont permis des acquisitions lexicales, la mémorisation de suite de mots (séquences lexicales en blocs) et ont permis de développer une attitude positive vis-à-vis de la poésie.

  2. Les partages d’expériences de lecture. Les résultats ont été plus mitigés pour cette deuxième étude. Si le partage a la vertu de prolonger la découverte et de confronter des expériences différentes, l’émergence d’une parole spontanée est plus difficile à obtenir, et parfois, au lieu de construire du sens, elle crée du contresens.

  3. La tâche d’écriture poétique. La troisième étude a montré un rapport positif des apprenants à la poésie, avec une dynamique motivante, propice au développement symbolique et préparant la lecture ultérieure de textes littéraires.
    L’écriture poétique a favorisé un important investissement affectif, elle a stimulé une attention accrue au choix des mots et à leur forme sonore, elle a mobilisé un lexique moins courant avec une forte représentation du champ lexical des sentiments et elle a favorisé l’intertextualité.

En conclusion de sa recherche, l'autrice constate que :

« L’écriture créative de type poétique, de par sa spécificité (ex. ouverture de la forme, de la syntaxe, disparition des codes, ouverture vers l'implicite), semble être, en L2, une forme d’écriture accessible à tous. Elle présente un potentiel riche pour l’acquisition lexicale. L’investissement aussi bien cognitif qu’affectif qu’elle stimule, permet un traitement de la langue en profondeur et sensibilise les élèves aux aspects subjectifs de l’acquisition langagière. 


En ce qui concerne le rapport des élèves à la poésie, les résultats suggèrent que la plupart des élèves ont, au départ, une attitude neutre (indifférente ou mitigée), mais non négative, à son égard.

Leur attitude n'est donc pas un obstacle potentiel pour aborder la poésie en L2. [...] La perception de certains élèves de la poésie en L2 se rapprochant d'une langue doublement étrangère, peut faciliter la sensibilisation à ses spécificités. La poésie en L2 peut apparaître aussi, aux yeux des élèves, comme une deuxième chance pour appréhender le fait poétique. Une approche plurielle, pour ne pas figer la poésie dans des représentations stéréotypées, et pour permettre une expérience poétique individualisée, apparaît comme étant une orientation pertinente. »

Lawrence Ferlinghetti scande :

« Si tu veux être un grand poète, expérimente toutes sortes de poétiques, grammaires érotiques barbares, religions extatiques, épanchements païens glossolaliques, et l’emphase des discours publics, les gribouillis automatiques, les perceptions surréalistes, les flots de conscience, sons trouvés, cris et récriminations – et crée ta voix limbique, ta voix sous-jacente, ta voix, la tienne. »

Source image : Pixabay – Lenka Sevcikova

À lire :

Margot Kuligowska-Esnault, Poésie et Enseignement-apprentissage des langues - Thèse de doctorat en Didactique des langues- Université de Nantes, 2019 (résumé sur theses.fr, thèse téléchargeable sur le site de l'université de Nantes).

Références :

« Je te fais signe à travers les flammes » est le premier vers de Lawrence Ferlinghetti, Poésie, art de l’insurrection, Bruxelles, maelstrÖm reEvolution, 2012.

Conférence d'António Damásio : « Il faut apprendre à nourrir les bonnes émotions qui permettent aux humains de prospérer. »

Pour en savoir plus sur les méthodes actionnelles d’enseignement-apprentissage des langues, voir le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL) sur le site du Conseil de l'Europe. Voir aussi la page Wikipédia.


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