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Publié le 03 décembre 2020 Mis à jour le 03 décembre 2020

Sortir de la caverne, entrer dans la grotte [Thèse]

Réactiver la saveur d’une période immémoriale

Aristote raconte qu’Héraclite aurait dit : « Entrez, il y a aussi des dieux dans la cuisine » pour exprimer que toutes les parties de la nature recèlent des merveilles et que « la connaissance du plan de la nature en eux réserve à […] ceux qui ont le naturel philosophique des jouissances inexprimables ». C’est cette joie que l’on pourrait éprouver à la lecture de chacune des 536 pages écrites par Ségolène Lepiller.

Sa thèse coule dans l’esprit du lecteur, de la lectrice comme une rivière souterraine qui mène à la découverte d’un réseau de grottes conceptuelles et sensibles. La pensée vivifiée par ce flot actif navigue dans une recherche qui questionne, en philosophe, la préhistoire et l’art préhistorique dans leurs profondeurs, leurs lumières et leurs troubles spécifiques.

Le miroir de l’art paléolithique

L’autrice s’engage d’abord dans une démarche phénoménologique, en cherchant le sens de ses explorations souterraines et de sa confrontation aux œuvres pariétales, produites par les préhistoriques sur les parois des grottes. Elle constate l’impossibilité de les penser sans revenir à la science dont elles sont l’objet, comme s’il fallait, pour ne pas figer la pensée, se confronter à la gorgone gnosique en regardant dans un miroir. C’est ainsi qu’elle a conduit son enquête épistémologique sur l’identité, l’unité et le fonctionnement de la science préhistorique et sur l’art paléolithique.

En trame de toute son analyse conceptuelle se donne à voir la confrontation à la trace, qui peut agir comme le sel d’une période immémoriale dans une cuisine héraclitéenne.

« L’art peut-il avoir cette fonction de trace qui pérennise une communauté et supporte sa mémoire ? Si ce n’est pas le cas, en quel sens, et qu’est-ce qui distinguerait une société historique d’une société préhistorique ? »

Ceci posé avec la conscience que les concepts esthétiques dépendent « d’un bagage culturel qui nous fait défaut (ou qui nous encombre, selon le point de vue) », et avec la possibilité d’envisager ou non pour les premiers préhistoriens l'existence d’un art paléolithique et ses modalités.

La science préhistorique et l’art paléolithique

La préhistoire est une science jeune, née au milieu du XIXe siècle, et pourvue en Europe d’une dimension identitaire centrale. C’est la « préhistoire de soi ».

« L’homme qui vivait à Laugerie-Basse il y a quelques milliers d’années fait partie de mon passé, car il vivait dans un lieu qui appartient aujourd’hui à l’aire géographique de mon pays. »

La science pose la question du début et de la fin de la période, de son rapport à l’histoire, et aussi de l’état « d’homme fossile », de sa contemporanéité avec des espèces disparues et de la transformation de ses capacités cognitives et sociétales. Dès le début, la préhistoire a une diversité d’objets et une diversité de méthodes. Pour interpréter les données du terrain, elle articule dans une démarche fondamentalement interdisciplinaire les sciences de la terre et de la nature (géologie, paléontologie) et les sciences humaines (ethnologie, archéologie).

Si les humains ont créé des œuvres d'art, l’art paléolithique a véritablement créé l’humain. En effet, l’art préhistorique impose d’admettre la pleine humanité de son auteur. À mesure des découvertes, en particulier des œuvres de l’art pariétal – les représentations figuratives d’animaux, signes, empreintes, mains négatives dessinées au doigt ou soufflées par crachis –, les préhistoriens ont dû dépasser leurs préjugés sur l’intériorité, le sens esthétique, les capacités cognitives et les compétences techniques des préhistoriques :

«  Pourquoi décorer une caverne où personne ne vit ? »

L’inversion du geste platonicien

Sortir de la caverne, quitter le domaine des ombres pour accéder à un intelligible qui demande lui-même de s’attacher au sensible, et donc de revenir à la grotte : le propos philosophique se déploie à l’inverse du geste platonicien. Cette expérience reste cependant très ambiguë, car elle met en présence d’un sacré abstrait rendu sensible par la grotte elle-même et par les images sur les parois, d’un sacré sans contenu, dépourvu de sa référence.

La grotte est alors vécue comme une hétérotopie foucaldienne, un paradoxe spatial; c’est aussi un paradoxe temporel, un lieu où le temps s’écoule différemment, une hétérochronie.

« Comme hétérotopie, la grotte paléolithique est un espace-temps où à la fois je suis et je ne suis pas, où je suis dans mon temps et mon espace à moi, et dans un temps et un espace autres, ceux de la préhistoire. »

Quand l’invisible devient visible

L’art paléolithique est devenu visible au début du XXe siècle « parce qu’il a été informé par des concepts théoriques lui laissant une place dans l’espace du connaissable ». Il a fallu 20 ans pour que les premières perceptions des peintures puissent constituer un nouveau champ de connaissance. « L’invention » de l’art paléolithique (la découverte) est d’abord nimbée de trouble : c’est dans une grotte nommée « regarder haut », Altamira, qu’en 1879 Marcelino Sanz de Sautuola, un juriste et archéologue amateur a levé les yeux sous l’invitation d’une enfant qui l’accompagnait pour découvrir les plafonds ornés de la grotte.

Trop belles pour être vraies, « les peintures sont réputées par certains avoir été exécutées par un peintre muet de nationalité française, Paul Ratier, à qui Sautuola avait demandé une copie des représentations ». Il a fallu 1902 pour que ces œuvres soient validées scientifiquement et que l’autorisation à voir s’ouvre enfin pour les chercheurs préhistoriens. Qu’est-ce donc alors que « savoir voir » des œuvres paléolithiques ? Pour le comprendre d’une manière plus sensible, la chercheuse s’est prêtée à de nombreux exercices d’identification in situ.

Les cinq degrés du « voir »

Ségolène Lepiller a pu mesurer par le croisement de son expérience et de son enquête épistémologique la difficulté des repérages de terrain où la compétence, le temps et l’expérience jouent. Elle a proposé cinq degrés du « voir » :

  1. Voir ou ne pas voir. Ce premier degré relève de la vue, de la lumière dont dispose l'archéologue, de l’accessibilité de la paroi.

  2. Interpréter les taches et les traits comme des formes reconnaissables, voire comme des images.
    « Mais en contexte paléolithique, il n’y a rien de permanent; le fait de voir ou non des images est dans une grotte préhistorique éminemment mouvant, fugace, transitoire. Les cavernes regorgent en effet de ces images, réelles ou supposées, qui apparaissent et disparaissent au gré des variations de la lumière […] ou des changements d’angle de vue sur les reliefs des parois. »
  3. Percevoir les images comme forgées par les humains et non naturelles.
    « La frontière est poreuse du fait de l’utilisation des reliefs par les paléolithiques. »
  4. Percevoir l’image comme non contemporaine. Avec la disponibilité des datations.

  5. Attribuer les images aux préhistoriques et pas seulement à des personnes du temps passé. À Niaux, le graffiti le plus ancien date de 1602.

Quand la science alimente le mystère

L’interprétation des traces touche aux limites de la science :

« [L’interprétation] se présente pour cette dernière comme une énigme dont la clé est inaccessible. […] L’art paléolithique comporte aussi une part de mystère, plus obscur ou plus opaque. Ne possédant pas de solution, il ne peut se résoudre mais seulement s’approfondir : en cela il provoque, non la curiosité, mais une sorte de respect. »

« En définitive, chercher à mieux connaître l’art paléolithique, c’est peut-être se mettre à l’école de ce chien que Rabelais considérait comme la bête du monde la plus philosophe; guetter, garder, tenir, entamer, briser et sucer l’os à moelle, appliquer attention et efforts à la patiente reconstruction de la culture de nos ancêtres, et finalement chercher à comprendre, comme nous avons ici voulu le faire, quel est le fruit de ces efforts : le résultat n’en est qu’un peu de moelle, mais ce peu plus est délicieux que le beaucoup de toutes autres nourritures. Sans doute ronger l’os ne permet-il pas de percer ce mystère qui attire et qui trouble; cela le fait du moins vivre, et en donne à goûter le parfum. »

Source image : Pixabay – PublicDomainPicture

À lire :

Ségolène Lepiller, Sortir de la caverne, entrer dans la grotte : étude épistémologique sur l’art paléolithique et la préhistoire, au carrefour des sciences naturelles et humaines, université PSL, 2019 (consultable sur HAL).


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