D’où vient l’utopie où va-t-elle ?
Le mot utopie aurait été utilisé la première fois par Thomas More au début du XVIème pour décrire une société imaginaire et idéale. Les racines du mot viennent du grec "topos" (lieu) avec le préfixe "u" qui signifie : sans lieu, ou en l'absence de lieu. L'utopie est donc une société idéale qui peine à s'incarner dans un lieu. Wikipédia en propose la définition suivante
Utopie : "Idéal, vue politique ou sociale qui ne tient pas compte de la réalité".
Mais pour Gramsci, l’utopie pédagogique est un objectif qui sera atteint à la fin des dominations culturelles. De nombreux courants sociaux ont dessiné leurs utopies et ont essayé de l'incarner dans des espaces bien réels. Avec l'essai de Bruno Latour (2017) "Où atterrir " la question du concret de la terre, des limites de la matière et du monde apparaissent bien réelles.
L'utopie serait d'ignorer que le monde est limité, de nier l'influence des humains sur le climat. Ce que nous connaissons pour le développement d'un arbre, limité par sa croissance en hauteur ou en circonférence, nous sommes en train de l'apprendre pour nos sociétés. Elles aussi sont limitées. L'ère de l'anthropocène n'est pas un mythe. Les humains modifient l'environnement, la nature, le climat et les traces de ce bouillonnement (incendie, déforestation, sécheresses, artificialisation des sols, disparition des surfaces d'eau douce...) sont visibles depuis la station spatiale internationale distante de 409 kilomètres. Mais sous notre nez nous ne voyons rien.
Avant il se disait que l'utopiste était celui qui rêvait, de viser une société qui se transforme et qui s'humanise, de partager et d'apprendre ensemble. L'utopiste était celui qui rêvait les yeux grands ouverts détachés de toutes contingences matérielles. Il était toisé avec un regard incrédule, voire une pointe de dédain. L'école ou la cité idéale qu'il inventait était condamnées à demeurer en marge. La perfection visée était même perçu comme un totalitarisme.
Parfois des utopies agrégeaient un socle plus large d'aspirations, l'utopiste devenait alors dangereux et il fallait l'abattre car il menaçait l'ordre social dans son ensemble. Des idées éducatives trop libérales (lire par exemple : Libres enfants de Summer Hill, 1970), des théories trop décalées avec les croyances du moment étaient à combattre. Nombre de ces utopies se sont nourries d'un besoin de réparation d'injustice, d'un effort de construire un meilleur futur. L'éducation et le vivre ensemble forment le cœur de toutes utopies. L'utopie est encore ce principe d'espérance qui rend le présent soutenable, ce moment où l'illusion du sensible devient l'intelligibilité.
Les réalistes, les pragmatiques, les décideurs sérieux ont rarement appartenu au camp de l'utopie. Ils ont pris les initiatives pour que ce qui se transforme le fasse en convergence de leurs intérêts, donc souvent pour que rien ne change significativement. Mais, sans s'en apercevoir ils sont devenus les nouveaux utopistes.
Aujourd'hui l'utopiste est celui qui croit que rien ne va changer, que la consommation à outrance et les atteintes à la nature, on n'y peut rien et que ce n'est pas si grave. L'utopiste rêve de pétrole et d'énergie sans limite, de progrès technologique qui résout tous les problèmes, absolument tous. Il affirme " c'était mieux avant il faut y retourner" ce que conteste Michel Serres (2017) qui nous dit avec malice et force d'exemples (famine, pauvreté, maladie, ignorance etc.) "Avant j’y étais et ce n'était pas mieux".
L’utopie à front renversé
L'utopie a changé de camp car il faut être naïf pour croire que tout va continuer à l'identique. Les utopistes en matière d'éducation croient en une méthode unique valable pour tous, en l'excellence de quelques-uns pour diriger les autres. Ils dénoncent le "pédagogisme", qu'ils caractérisent par un égalitarisme exacerbé et une passion du nivellement par le bas. Ils ont une obsession du niveau et de la mesure quand bien même apprendre et vivre sont synonyme et que la vie est incommensurable.
Ils imaginent que quelques leaders excellents au-dessus de la masse suffisent pour conduire une société. Ils ont découvert que pendant la crise sanitaire, ceux qui risquaient et sauvaient des vies ou fournissaient et distribuaient la nourriture étaient souvent les plus humbles.
Ils confondent trop souvent le leader, en tant que personne qui exerce une influence et le leadership énergie sociale partagée qui rend les projets communs réalisables. Il ne suffit pas d'éduquer quelques leaders pour que cette énergie sociale prenne, il s 'agit que chacun ait sa place et sente qu'il peut prendre des initiatives et accéder à un destin. Les utopistes maintiennent des systèmes à plusieurs vitesses pour fabriquer des machines à trier le bon grain de l'ivraie.
Des écoles d'élites captant un maximum de moyens et d'autres laissées à elles -mêmes. L'éducation individualiste et matérialiste est pure utopie quand chacun perçoit l'ampleur des engagements collectifs à opérer pour jouer en faveur de la planète. Une école qui s'acharne à créer des leaders oublie le leadership accessible à tous selon son pouvoir d'initiative. Trop de leaders et pas assez de leadership.
Il nous reste la dystopie des utopies décalées alternatives différentes
L'utopie éducative et matérialiste actuelle est mortifère elle est irréaliste au regard de la situation climatique et de la crise sociétale. Elle produit des leaders négligents du bien commun qui n'ont de cesse de maintenir à bout de bras le système éducatif et social qui a produit et justifié leur carrière quand bien même ce système accentue les déséquilibres.
À côté du « green whashing » pointe le « social whashing ». Le réel reste stable, seuls les "éléments de langage" changent tordant jusqu'au sens des mots créant une défiance de tous envers tous et une surenchère populiste.
Une dystopie qui vaille consisterait non pas à lutter contre le système en place mais à imaginer des résistances créatives dans les interstices et dans les marges des systèmes éducatifs.
Il s'agit moins de dénoncer et de combattre ce qui dysfonctionne car cela tend à renforcer le système si l’on croit les travaux de Chiapello et Boltanski (1999) que de créer partout des alternatives désirables faisant la preuve dans l'action de leurs valeurs ajoutées. En matière d'éducation il est possible de soutenir des projets alternatifs et en particulier de se saisir des friches numériques, d'investir un terrain pas tout à fait verrouillé. Les entrepreneurs et intra-preneurs éducatifs sont en mesure de distiller des idées nouvelles, de tester des solutions partout où ils sont. Ils n'ont d'autres choix que d'être excellents et de faire la preuve de leur valeur ajoutée pour le bien commun.
Sources
Le rouge et le noir - enseigner aujourd'hui, le règne de l'utopie pédagogique
https://www.lerougeetlenoir.org/opinions/les-inquisitoriales/enseigner-aujourd-hui-3-le-regne-de-l-utopie-pedagogique
Latour, B. (2017). Où atterir? - Comment s' orienter en politique.
https://www.decitre.fr/livres/ou-atterrir-comment-s-orienter-en-politique-9782707197009.html
Meirieu - Passer des illusions du sensible à l'évidence de l'intelligible
Wikipédia – Thomas More - https://fr.wikipedia.org/wiki/Thomas_More
Wikipédia – Utopie - https://fr.wikipedia.org/wiki/Utopie
Linternaute - Utopie - https://www.linternaute.fr/dictionnaire/fr/definition/utopie/
Roza, S. (2016). Entre autorité et émancipation. L’utopie pédagogique de Gramsci dans le 12e Cahier de prison.
Anthropology & Materialism. A Journal of Social Research, (3). https://journals.openedition.org/am/622
Chiapello, E., & Boltanski, L. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme (No. hal-00680085)
https://www.decitre.fr/livres/le-nouvel-esprit-du-capitalisme-9782070131525.html
Serres, M. (2017), C'était mieux avant
https://www.decitre.fr/livres/c-etait-mieux-avant-9782746512887.html
Neill, A. S., Laguilhomie, M., & Mannoni, M. (1970). Libres enfants de Summerhill.
https://www.decitre.fr/livres/libres-enfants-de-summerhill-9782707142160.html
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