Peut-on tout exprimer de la même façon en anglais, allemand, français, espagnol ou arabe ? Tous les mots sont-ils traduisibles ? Non !
Chaque langue possède son propre mode de pensée et même si on peut traduire les mots, il n'est pas toujours possible d'en faire autant pour les émotions.
Ludwig Wittgenstein (1889-1951), philosophe autrichien, disait :
« Les limites de ma langue sont les limites de mon monde »
et, en effet, on peut dire que chaque langue possède un micro-univers, avec sa propre perception du monde, qui peut donc paraitre totalement étrange et étrangère à ceux qui ne maîtrisent pas l’idiome en question. Il y a une différence entre la compréhension d’une phrase et la manière de la traduire en restituant exactement son sens.
Dites-nous la langue que vous parlez et nous vous dirons comment vous pensez !
Analyse ou synthèse ?
En 2014, Panos Athanasopoulos, un professeur de linguistique de l’université de Lancaster, en Angleterre a décidé de mener une expérience réunissant des Anglais, des Allemands et des locuteurs bilingues de ces deux langues. Leur devoir était de décrire de courtes vidéos qui montraient, par exemple, une femme qui marche vers sa voiture ou encore un homme qui fait du vélo vers un supermarché.
Or, après lecture des descriptions faites par les candidats, il est apparu que Britanniques et Germains ne percevaient pas exactement la chose ! Les Anglais insistaient sur le déroulement des évènements (la femme marche rapidement, l’homme appuie sur les pédales de son vélo) sans s’intéresser à leur finalité (à savoir aller à la voiture ou au supermarché). Les Allemands, quant à eux, faisaient l’inverse. Fi des détails, c’est le but qui comptait !
Et les bilingues ? C’est là que ça devient rigolo… Quand ils s’exprimaient en anglais, ils s’intéressaient aux détails, et en allemand, à la finalité ! Comme quoi, il n’était pas question de traduire des idées, mais bien de les interpréter selon la langue… Ainsi, le linguiste a-t-il pu en déduire que la grammaire anglaise s’attache davantage à l’analyse alors que la grammaire allemande, elle, se concentre sur la synthèse.
Masculin ou féminin ?
Une autre étude menée en 2002 par la neurolinguiste, Lera Boroditsky, de l’Université de San Diego, en Californie, en partenariat avec celle de Cambridge, s’intéressait quant à elle aux nuances entre le masculin et le féminin entre les langues. Autrement dit, le fait qu’un mot soit masculin ou féminin influence-t-il la manière de le décrire ?
Cette fois-ci, les Allemands ont été confrontés aux Espagnols concernant le mot « clé », car dans ces deux langues respectives, il est tour à tour masculin (der Schlüssel) et féminin (la llave).
Et là, ô surprise, la représentation qu’ils s’en faisaient différait aussi : pour les premiers, les adjectifs « dur, métallique » revenaient. Pour les seconds, « petite, dorée ».
Mmm… un autre exemple ? Le mot « pont », qui devient féminin en allemand (die Brücke) et masculin en espagnol (el puente), apparait pour les germanophones comme « élégant et fragile », alors qu’il sera « fort et robuste » pour les hispanophones. Clichés sexistes, pensez-vous ? Peut-être bien qu’inconsciemment, selon le genre du mot, celui-ci nous apparait avec des attraits plus ou moins virils ou féminins ?
Langue et pensée
Il y a de cela quelques mois, j’écrivais un autre article sur la langue la plus bizarre du monde, le pirahã (prononcez pirahan), qui elle aussi, selon sa grammaire et son vocabulaire laissait penser que c’est bien la langue qui façonne les pensées. Ainsi, comme en pirahã il n’existe ni nombre, ni singulier, ni pluriel, la culture de ce peuple amazonien du Brésil se fonde sur l’expérience de vie immédiate et la vie de clan restreint, où le concept même de « supérieur à deux » n’existe pas. On le traduit simplement par « beaucoup ».
Les intraduisibles
J’ai laissé le meilleur pour la fin, les intraduisibles ! Bon, chaque langue pense et s’exprime différemment, mais il y a des concepts qui demeurent énigmatiques du point de vue de leur traduction. Ainsi, voici un rapide florilège des meilleurs mots ou expressions intraduisibles dans notre langue :
- Schadenfreude (allemand), qui veut dire littéralement « joie du dommage ». Oui, vous avez bien compris, c’est tout simplement la joie (malsaine) qu’on a face au malheur d’autrui. Le plus proche en français serait «bien fait !».
- Couch potato (anglais américain), une « patate de canapé ». Là, le plus simple serait simplement de mettre une image d’Homer Simpson, avachi sur son canapé, une bière à la main et un sac de chips dans l’autre !
- Abbiocco (italien). Si vous cherchez une traduction, il n’y en a pas. La plus proche serait « le fait de somnoler après un bon repas ».
- Desenrasscanço (portugais), là aussi, utilisons une image que tout le monde comprendra : MacGyver, l'hyper débrouillard. Voilà, tout est dit : pouvoir improviser efficacement avec ce qu’on a sous la main.
Allez, un peu de poésie pour finir. Saviez-vous qu’il existe un mot en turc et en suédois pour dire : « reflet du clair de lune sur l’eau » ? He bien si : yakamoz (pour le premier) et mångata (pour le deuxième).
Qui avait dit que les héritiers des Ottomans ou les Scandinaves n’avaient pas une once de délicatesse ? Comme quoi, langue et pensée sont bien intimement liées !
Sources et illustrations
- Dis-moi ta langue et je te dirai comment tu penses, Florian Bardou, octobre 2019, Ça m'intéresse
https://www.caminteresse.fr/culture/dis-moi-ta-langue-je-te-dirai-comment-tu-penses-1169308/
- Les travaux de Panos Athanasopoulos
https://www.researchgate.net/scientific-contributions/Panos-Athanasopoulos-15497472
- Les travaux de Lera Boroditsky
https://www.ted.com/talks/lera_boroditsky_how_language_shapes_the_way_we_think
- La langue la plus bizarre du monde, Sandrine Benard, juin 2020, Thot Cursus
https://cursus.edu/21777/a-la-recherche-de-la-langue-la-plus-bizarre-du-monde
- Perception et psychologie, Pixabay
- Mentalités, Pixabay
- Clair de lune, Pixabay
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