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Publié le 31 mai 2020 Mis à jour le 31 mai 2020

L’économie de plateforme et le micro-travail : un mal nécessaire ?

Économie des plateformes et micro-travail

Le numérique et l’économie des plateformes

La révolution numérique a transformé les possibilités et modalités de travail  : micro-travail[1], portage, multi-salariat, télétravail, coworking…). Ils sont près de 260.000 en France selon le rapport Le Micro-travail en France et plus de 100 millions dans le monde. Il est désormais commun de voir des personnes exerçant plusieurs jobs, à distance ou en présentiel, et ce pour diverses motivations; la plus importante étant d’ordre économique.


Quelques plates-formes de micro-travail

Nom plateforme

Début

Siège

Cible principale

Foule Factory

2014

Paris

 Réservé aux résidents français

Clickworker

2005

Essen (Allemagne)

 Accès à UHSR (Microsoft)

Microworkers

2009

Dallas (Etats-Unis)

 

ySense

2007

Hampstead (Etats-Unis)

 Accès à d'autres plateformes

Figure Eight / Appen

2007

San Francisco (Etats-Unis)

 Rachetée par Appen en 2019

Amazon Mechanical Turk

2005

Seattle (Etats-Unis)

 

Appen

1996

Charswood (Australie)

 Accès à d'autres plateformes

Lionbridge

1996

Waltham (Etats-Unis)

 Accès à d'autres plateformes

Pactera

1995

Dalian (Chine)

Chinois et autres

Isahit

2015

Paris

 Africains francophones

Des particuliers équipés d’un ordinateur et payés à faire du traitement de texte, de la modération sur les réseaux sociaux ou du classement de factures pour le compte d’entreprises : c’est le principe de l’économie de la prestation. Cette dernière a entraîné la digitalisation du travail[2], le statut d’autoentrepreneur, le télétravail, l’ubérisation[3].

La face cachée de cette forme d’économie collaborative

Au rang des inconvénients de cette transformation, l’isolement professionnel, l’ingérence du travail dans la vie personnelle, la diminution des rapports sociaux, l’allongement des heures travaillées, etc.

Mais surtout, la très faible rémunération horaire, imposée par certaines plateformes internationales. En effet, la majorité des travailleurs de l’économie de plateforme sont des micro-travailleurs peu rémunérés, invisibles et précaires. Et certains critiques considèrent le micro-travail comme  un moyen pernicieux d'exploiter des tâcherons ne bénéficiant d'aucune protection sociale du fait de l'activité exercée.  En France, des chercheurs ont interrogé pendant 3 mois près de 1000 travailleurs du clic de la plateforme Foule Factory.

Et le rapport fait part d'aspects alarmants de la réalité sociale des micro-travailleurs :

  • 56,1% sont des femmes
  • 63,4% ont entre 25 et 44 ans
  • 43,5% ont un diplôme supérieur à bac+2
  • 27,9% sont dit inactifs
  • 22% vivent sous le seuil de pauvreté
  • 81,5% cumulent au moins sur 2 plateformes, sites ou applications.

Cette forme de travail se répand de plus en plus dans les pays en voie de développement où l’accès à l’emploi reste un défi permanent.  Contrairement à leurs aînés, ils savent que la sécurité de l’emploi et la retraite ne sont pas des acquis. Par exemple en Afrique de l’Ouest :

  •  14,3 % des travailleurs des capitales de l’Union Économique et Monétaire des États de l’Afrique de l’Ouest (UEMOA) occupent leur emploi principal moins de 35 heures par semaine, alors qu’ils souhaiteraient travailler davantage ;
  • 43 % des actifs occupés des capitales de l’UEMOA travaillent plus de 48 heures, proportion qui monte à 48 % si l’on considère uniquement les travailleurs du secteur informel !

On rencontre donc davantage de situations d’excès de travail pour parvenir à un niveau de revenu décent. La pluriactivité[4] est en effet souvent considérée comme une stratégie des ménages pour accroître leurs revenus, en particulier en cas de contrainte conjoncturelle ou risque de chômage partiel. Et selon un rapport[5] de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économique), les jeunes de 30 ans n’exerceront pas moins de 13 métiers, dont certains n’existent même pas encore.

Économie des plateformes et développement des compétences

Dans de nombreux pays en développement, où une grande partie de la population n'a pas accès à une éducation de base de qualité, le défi de doter les gens des compétences nécessaires pour participer à l'économie de plate-forme est beaucoup plus important[6] que dans les pays du Nord.  De plus, on doit se demander non seulement quelles sont les barrières de compétences qui entravent l'accès à cette nouvelle forme de travail, mais aussi quels types de mobilité économique l'économie de plateforme favorise.

Un autre lien entre le développement des compétences et l'économie de plate-forme est la collaboration entre les centres de formation et les entreprises de l'économie de plate-forme.

Des organisations comme Souktel, qui opère au Moyen-Orient, ont utilisé la technologie de la téléphonie mobile pour révolutionner l'adéquation sur le marché du travail et connecter les jeunes aux programmes de développement des compétences. Souktel et d'autres utilisent des systèmes basés sur les SMS pour établir des profils de jeunes chômeurs et les relier ensuite à des opportunités pertinentes. Ces types de portails pourraient-ils être intégrés dans les systèmes d'économie de plateforme afin que les travailleurs qui utilisent ces plates-formes disposent d'un canal efficace pour se renseigner sur les possibilités de perfectionnement professionnel et de perfectionnement des compétences ?

Un aperçu des pratiques existantes en Afrique

En Afrique, ce mode de travail basé sur les plateformes en ligne permet d’améliorer ses revenus et d’avoir davantage d’autonomie, selon les résultats d’une enquête conduite par les chercheurs du Gordon Institute of Business Science de l’université de Pretoria auprès de 500 de ces e-travailleurs, notamment au Kenya, au Nigeria et en Afrique du Sud.

En 2013, au moment d’ouvrir Naijacloud, un site de mise en relation entre employeurs et micro-salariés numériques, le Nigeria avait même estimé que ce secteur pourrait représenter 450 à 900 millions de dollars par an.

Depuis juin 2016, Isahit, une société française ambitionne de reconnecter les jeunes femmes africaines au monde du travail grâce aux micro-tâches. Au Cameroun, des femmes vont travailler sur les marchés le matin puis passent l’après-midi à modérer les commentaires de sites internet. Au Togo et au Burkina, des étudiants arrondissent aussi leurs fins de mois de cette manière. Le modèle d’Isahit est proche de celui d’Amazon Mechanical Turk[7]. Mais les niveaux de rémunération des 500  000 turkers d’Amazon sont vivement critiqués, avec parfois quelques cents de dollar seulement par tâche. Mais Isahit paye 20 dollars (18 euros) par jour pour sept heures de travail, et les fondateurs entendent recruter 10  000 personnes à Dakar, Abidjan, Ouagadougou et Yaoundé.

En 2017, le gouvernement kenyan lançait « Ajira », un programme de formation des jeunes aux compétences numériques qui vise à réduire le chômage ambiant en créant un million d'emploi.

Joe Mucheru, ministre kényan de l'Information, de la Communication et de la Technologie explique que les autorités envisagent de maximiser les efforts sur les emplois en ligne qu'offrent plusieurs sociétés dans le pays ces dernières années : « Les entreprises offrent davantage de travail en ligne parce que c'est plus pratique et rentable pour elles...». Le gouvernement kényan estime à plus de 40.000, le nombre de Kenyans ayant obtenu un travail en ligne allant des services de transcription au développement de logiciels sur des sites tels qu'Amazon Mechanical Turk et la plateforme kenyane KuHustle. L'ambition est de poursuivre sur la même lancée avec le programme Ajira (emploi en swahili).

L’économie de plateforme et micro-travail, un mal nécessaire ?

Les critiques contre l’économie des plateformes caractérisé par le microtravail et l’absence de protection sociale pour les micro-travailleurs (ou auto-entrepreneurs) sont nombreuses et grandissantes. S’il est vrai qu’il est mieux d’apprendre à un mendiant (ici le sans-emploi ou sous-emploi) à pécher plutôt que de lui donner constamment du poisson, il n’en demeure pas moins, que ce mendiant, désormais pêcheur, demeurera toujours pauvre toute sa vie s’il n’a aucun contrôle sur le prix ou les chaine de transformation et de distribution de son poisson. Encore moins s'il n'a aucun moyen de s'organiser.

Si les travailleurs s’organisent afin d’avoir plus de pouvoir pour participer au capital ou changer les rapports de force, ils joueront éventuellement gagnants. Dans certains pays comme la France, le Canada, la Grande Bretagne , les micro-travailleurs se sont rendus compte de cette nécessité et ont mis sur pied des syndicats et groupes associatifs pour mieux défendre leurs intérêts contre ces géants des plateformes qui tirent l’essentiel des bénéfices.

En France nous avons par exemple :

  • La fédération nationale des autoentrepreneurs et micro-entrepreneurs (FNAE)
  • L’observatoire de l’ubérisation
  • CLAP (Collectif des Livreurs Autonomes Parisiens)

Cependant, je pense qu’il est important d’équilibrer les choses. L’évolution du micro-travail génère certes des peurs mais est également source de fantasmes et d’espoirs. Particulièrement pour les jeunes entrepreneurs qui y voient un espoir de trouver leur place. Au-delà des motivations économiques, le micro-travail, le télétravail, le multi-travail etc., offrent des possibilités de formation des compétences, de mobilité économique, d'autonomisation voire même d’épanouissement personnel pour certains. Il s’agit d’un moyen alternatif d’assouvir leur passion ou rêve. Pour d’autres, il s’agit de quêtes intérieures résultant de la curiosité, du gout de l’aventure.

Contrairement à ceux qui considèrent donc les micro-travailleurs comme des automates[9], je pense qu'il est plus important de considérer le but ultime du travail, c’est-à-dire « ce qui permet l’épanouissement de chacun dans sa singularité, au bénéfice de la collectivité ». Il est donc important de se focaliser davantage sur la maximisation de la valeur qui revient aux travailleurs dans l’économie de plateforme.

Les chercheurs et les gouvernements ont une tâche ardue à accomplir pour évaluer les effets de l'économie de plate-forme, sans parler de l'élaboration de nouvelles politiques autour de celle-ci. Ces nouvelles politiques et réglementations devraient tirer parti des avantages de l'économie de plateforme plutôt que d'essayer de limiter sa croissance.


Références


[1] Lehdonvirta, Vili & Paul Mezier (2013) Identity and Self-Organization in Unstructured Work, Working Paper COST Action IS 1202, « The Dynamics of Virtual Work », n° 1, http://www.dynamicsofvirtual-work.com/wpcontent/uploads/2013/03/COST-Action-IS1202-Working-Paper-12.pdf

[2] Antonio Casilli. Digital Labor : travail, technologies et conflictualités. Qu’est-ce que le digital labor ? Editions de l’INA, pp.10-42, 2015, 978-2-86938-2299.

[3] Dans le cas d’Uber, l’idée initiale était de créer des réseaux de covoiturage dynamique en mettant en contact un utilisateur passager avec un conducteur. Finalement, cela s’est transformé en un service qui remplace les taxis, voire qui aspire à « disrupter » le secteur des transports urbains, à y introduire des éléments de rupture économique et sociale.

[4] Ils étaient plus de 4,5 millions en France (16% des actifs) d’après une étude menée par le Salon des micro-entreprises en Août 2015.

[5] OECD (2017). Going Digital: Making the Transformation Work for Growth and Well-being. Meeting of the OECD Council at Ministerial Level. Paris, June 2017

[6] Dewan, S. & Randolph, G. (2016). Introduction, in Transformations in Technology, Transformations in Work. JustJobs Network. Retrieved from http://justjobsnetwork.org/transformation-in-technology-transformation-in-work/

[7] Il s’agit d’une plateforme fondée sur un principe simple de parcellisation et d’atomisation des tâches. Vous pouvez vous inscrire sur MTurk si vous êtes un travailleur ou une entreprise, avec des avantages spécifiques. Si vous êtes un travailleur, vous choisissez de réaliser des tâches simples, appelées Hits (Human intelligence tasks). Il s’agit d’activités qui affichent une forte ressemblance avec les comportements numériques « hors contrainte de travail » : écrire des courts commentaires, cliquer, regarder des photos ou des vidéos...

[8] Devereux, S. & Sabates-Wheeler, R. (2004). Transformative social protection. Working paper series, 232. Brighton: IDS. Retrieved from https://opendocs.ids.ac.uk/opendocs/bitstream/handle/123456789/4071/Wp232.pdf?sequence=1

[9] C’est de toute façon ce qui est en train de se passer, à cause de la déferlante de l’automatisation. D’aucuns disent que les postes créés dans le digital ne compenseront pas ces pertes, loin de là.


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