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Publié le 12 avril 2020 Mis à jour le 12 avril 2020

Le passager Zéro: votre attention s'il vous plaît...

Quand les documentaires alimentent la peur épidémique

Votre attention s'il vous plaît...

 11 Février 2020.  22H00Aéroport Paris Charles de Gaulle.

«Les passagers  du vol UU737 en direction de Saint-Denis de la Réunion sont priés de se présenter à la porte d'embarquement A3, Terminal 1 Hall B. », lance une voix féminine dans le haut-parleur. 

Un vol vers une destination au beau milieu de l'Océan Indien, l'île intense de la Réunion, avec son volcan, ses plages aux eaux turquoises, sa nature luxuriante, sa population chaleureuse. À son bord, un groupe de voyageurs revenant d'une croisière dans les îles Caraïbes rentre chez eux. Parmi eux, Antoine, 67 ans,  se fait bien plus silencieux que les autres membres du groupe. Il n'a pas l'air très en forme mais cela doit être lié à la fatigue de la croisière, disent ses camarades de voyage...  Devant son siège, la petite Anne, 10 ans, a les yeux rivés sur sa tablette. Un peu plus tard, Antoine, pris par une quinte de toux, se lève et se dirige vers les toilettes au fond du couloir. Il n'y reviendra qu'un long moment plus tard, s'assied puis s'endort. 

12 Février 11H50 Heure locale. Aéroport Roland Garros, Saint-Denis de la Réunion.

Il fait beau, il fait chaud. Des équipes de contrôle sanitaire veillent à l'arrivée les voyageurs. Un  document est remis à chacun d'entre eux: un engagement de quatorzaine qu'ils signent tous avant de quitter l'aéroport. La petite Anne, qui a voyagé seule avec sa mère est accueillie par son père ainsi que son petit frère. Étreintes et embrassades signent alors le début d'un long calvaire: l'ennemi a débarqué ...

L'ennemi est invisible...

Lundi 16 mars 2020.  20H00, heure locale.   18H00 à Paris.

Un ennemi invisible a été déclaré. Invisible. Indomptable. Insaisissable.  " Nous sommes en guerre."  Restez chez vous ! Tel est le mot d’ordre égrené au niveau global : dehors il ne fait pas bon errer. 

Et pourtant, certains s’y aventurent , les plus sceptiques, les incrédules, les esprits révoltés, les esprits égarés. L'ennemi avait déjà été craint bien avant.

Alors, il faut trouver un bouc émissaire comme par tout temps de crise: les autorités, les responsables politiques, le voisin qui a voyagé, l'infirmière qui rentre d'une dure journée de travail avec des patients malades.

L'inquiétude monte. L'heure est grave.Le temps s'est arrêté. Les rues se désertent. L'île plonge dans un silence assourdissant. Le chant des oiseaux a commencé.

Confinés. Sur les écrans, mobiles et fixes, tous ont les yeux tournés vers la "chose". L'ennemi est là. Alors, on le cherche de n'importe quel moyen que ce soit: fils d'infos sur les réseaux sociaux, actualités, sites d'infos, documentaires,etc. On occupe le temps à chercher l'ennemi.

Un regain d'intérêt pour les séries documentaires et les fictions traitant d'épidémies s’accroît: Pandémies, Contagion Épidémies: la menace invisible, etc.


Jouerait-on par hasard à se faire peur? Que cherche-t-on? Jouer à se faire peur, parce qu'ils ont "la certitude qu'ils ne sont pas réellement en danger et qu'en fin de compte, ils n'auront pas à y succomber", comme l'écrit  M. Marzano, les documentaires remplissent aussi ce rôle de contribuer à "conjurer la peur" des individus.

Ici, via le documentaire, "on se confronte à la terreur tout en restant à l'abri, dans la sécurité de l'espace de la fiction."Parce que le documentaire bien qu'ayant un rôle d'information, comporte également une part de fiction qui se confronte au réel. 

Résurgence de la mémoire collective réunionnaise

Ici sur l'île, l' inconscient est déjà familier avec les épidémies. Tous, hormis les plus jeunes, se rappellent de la dernière épidémie du chikungunya qui s'est abattue sur l'île en septembre 2005 et dans la zone Océan Indien. Une épidémie sans précédent, qui a pris par surprise les autorités en début de l'année 2006. La mémoire collective du "chick" refait surface: douloureuse jusque dans les articulations.

Le "chick" qui signifie en swahili "marcher courbé" refait parler de lui. Courbée devant Aedes albopictus, le moustique tigre, la population réunionnaise le sera.


Alors, on se presse, on s'empresse comme pour un grand nombre de réunionnais à se prémunir contre "la chose". Il y a bien sûr les inconditionnels qui ne jurent que par les médicaments et puis bien sûr les adeptes des plantes médicinales car ici sur l'île tout comme à Madagascar ou encore l'île Maurice, les plantes médicinales font partie du patrimoine culturel à la Réunion.

Les traditions, mémoires de notre passé, de notre histoire et de nos savoirs, comme celles qui lient le peuple réunionnais à la nature et plus particulièrement aux bienfaits médicinaux de ses trésors naturels: les plantes.

Artemisia Annua, Combretum micranthum, Mussaenda Landia, Azadirachta Indica, Moringa Oleifera, Erminalia Bentzoe et encore d'autres trésors dont dispose la pharmaccopée locale pour renforcer l'immunité. Le mot d'ordre: ne pas attendre que l'ennemi attaque mais prévenir vaut toujours mieux que guérir comme nous le rappelle notre "tizanèr" (tradipraticien) local, Franswa Tibère via une publication sur son compte Facebook.

Le poids de l’image morbide et l’inconscient à assouvir

La pensée, une "exploration des possibilités qui nous évite tous les dangers attachés à une véritable expérimentation" (S. Freud)

Ainsi donc  Freud expliquait les mécanismes utiles de la pensée qui nous épargne les conséquences mêmes de nos schémas mentaux sur notre réalité physique. C'est le cas par exemple de ce qui se passe lorsqu'un enfant lit une histoire de contes de fées, de chevaliers ou de dragons.

Dans les films d'horreur épidémique, la menace ne se fait pas au travers d'un prétendu monstre ou d'un être quelconque. Elle se fait de manière invisible, microscopique, ce qui a pour effet pervers d'amplifier la peur car l'inconnu effraie, le non visible fait fantasmer.

Ce qui ne se perçoit pas à l’œil fait peur et peut s'illustrer par toutes sortes  de formes qui naissent dans nos schèmes mentaux de manière plus ou moins raisonnée. La perception de la menace est aussi sujette aux sensibilités de chacun, à son émotion anxieuse qui le guide à la précaution ou le cas contraire à la l'exposition au risque.

Nombreux sont ceux à penser que les amateurs de films d'horreurs épidémiques trouvent du plaisir à se faire peur devant un film d'horreur. Mais est-ce vraiment le cas?

L'algorithme épidémique de la peur

Des chiffres en veux-tu, des chiffres en voilà. Surabondance de données, certaines vérifiées, certaines erronées, face à la peur , l’esprit critique a du mal à se frayer son chemin dans le dédale de l’information. De réseaux en réseaux, d’interprétations en mésinterprétations, face à l’écran la raison ainsi que l'optimisme peinent pour tenir debout. L' exemple des données liées au nombre de morts et de contaminés éclipsant celui des personnes qui se sont rétablies comme si la mort l'emportait sur la vie, comme si la partie vide du verre occultait la partie restante et non plus pleine. 

Outils numériques viraux à l'appui, la peur, déterminant essentiel dans une crise épidémique, est aussi voire davantage contagieuse que le virus en lui-même. Telle une poudrée qui se propagerait d’un nœud N dit informé à un autre nœud informé ou non informé , il se propage via ce dernier qui s’attelle lui-aussi à disséminer la poudre de l’information suscitant émotions, anxiété, peur conduisant parfois à la panique.

La peur de l’épidémie se propage de manière aussi exponentielle que le virus lui-même voire plus vite. L’algorithme de la peur qui nous pousse encore et encore à nous gaver, à nous abreuver d’informations jusqu'à en être rassasié de manière temporaire. 

Scroller de manière frénétique, encore et encore son écran de téléphone jusqu’à en être amorphe, frôler l'abrutissement face à l’intoxication de données et se laisser emparer par la peur déclenchée par des images les unes les plus insupportables que les autres , comme celles de cercueils, de malades sur leurs lits d’hôpitaux, abandonnés dans les rues tels des animaux, jetés dans des caves communes, de convois militaires défilant vers les cimetières, rassemble quasiment tous les ingrédients d’un film d’horreur, de catastrophe sanitaire liée à une épidémie à la différence près que la menace elle, elle est bien réelle. 

Des emprunts au cinéma d'horreur épidémique

 "La relation entre le documentaire et le réel, ce n'est pas tant la vérité des faits qu'il raconte, mais la façon dont le réalisateur- qui perçoit le monde d'une certaine manière- utilise ces faits et les réécrit. C'est une question d'intégrité du réalisateur. D'éthique. "

Dans Épidémies: la menace invisible d'Anne Poiret et Raphaël Hitier diffusé sur Arte  en 2014, le téléspectateur a droit , dès le démarrage, à une scène empruntée à un scénario de film rassemblant quelques uns des ingrédients fétiches du cinéma d'horreur: un paysage sombre et peu rassurant, un ciel obscur envahi par une nuée d'oiseaux annonciateurs d'un mauvais présage, celui de la menace épidémique. Le tout, sur fond sonore digne d'un Hitchcock. 

L’enchaînement se fait ensuite sur des images : "choc" pour les âmes sensibles ou banalisées pour les plus habitués. L’œil du téléspectateur passe de malades en malades gisant sur des brancards ou des lits d’hôpitaux, à du  matériel médical, des couloirs d'hôpitaux, des chaînes d'infos avec leurs messages d'alerte ou bien encore des individus en combinaison de protection.

Le champ lexical est lui-aussi empreint de noirceur avec des données sur le nombre de "victimes", de "tués", de morts. Les mots accompagnent l'image, les amplifient via la fameuse voix over si bien pesée, et dont la fonction est aussi d'effrayer le téléspectateur comme au cinéma.

Très vite, le changement d'atmosphère s'opère et l'on revient alors dans le média d'information. Des changements de tempo, de rythme et d'atmosphère qui traduisent le va-et-vient entre le réel et la fiction. Le réel qui informe mais qui est lui aussi soumis à l'interprétation subjective du téléspectateur  et la fiction qui laisse libre cours à l'imaginaire...

La peur épidémique, une peur essentielle?

Interrogée lors de la crise sanitaire liée à l'épidémie d'Ebola en République Démocratique du Congo en 2007, l'anthropologue Martine Desclaux avait alors affirmé que la peur jouait un rôle déterminant "du fait de la létalité élevée, d'un imaginaire anxiogène et des incertitudes scientifiques."

Elle jouerait un rôle prépondérant dans les décisions stratégiques des autorités pour la prévention de l'épidémie: des "décisions maximalistes" générant des "effets pervers comme celui de la fermeture des frontières, qui placerait la population à dos contre leurs décideurs. Selon elle, des stratégies de contrôle et d'information aux frontières seraient bien plus appropriées car elles contribuent à rendre le citoyen participatif.

Face à une telle menace épidémique, la peur est tout à fait normale. Ce qui ne serait pas normal serait de pas avoir peur à condition de ne pas tomber dans la peur irraisonnée.

Lorsqu'elle est maîtrisée, cette peur épidémique est essentielle car elle contribue à la participation collective de lutte contre l'épidémie. En effet, c'est bien la peur de l'épidémie et donc de la mort qui pousse la population à adopter les gestes barrière comme durant cette crise sanitaire liée au Covid-19 tout comme cela a été le cas pour les autres épidémies dans le monde. 

La crise du Chikungunya, fortement documentée dans la littérature scientifique et qui avait sévi sur l'île de la Réunion en 2005-2006 avait conduit les habitants à adopter les gestes de prévention comme celui d'utiliser des crèmes anti-moustiques ou encore de porter des vêtements longs.

Une étude menée sur le chikungunya à la Réunion visant à mettre en exergue les facteurs sociaux, environnementaux et comportementaux en situation épidémique a par ailleurs montré que les comportements de protection ( ou de défaut de protection) étaient en partie liés à la perception du risque. Par ailleurs, bien que l'hypothèse d'une corrélation entre la dimension psycho-cognitive et la contamination a pu être établie, celle avec l'inquiétude  s'est curieusement révélée nulle. Cette perception du risque est à mettre en corrélation avec l'ancrage socio-culturel dans la perception de construction des nouveaux risques (M. Setbon, J. Raude).

Quand FOMO et infodémie conduisent au délire paranoïaque et à la panique

Le documentaire, de par sa composante médiatique a aussi ce double rôle paradoxal propre aux médias: celui à la fois de véhiculer l'information et lorsqu'il est consommé à outrance, de véhiculer des émotions telles la panique, la peur d'autrui surtout en période de crise épidémique.

Le FOMO (Fear of Missing Out) , cette peur de manquer quelque chose est une caractéristique importante dans l'utilisation des médias sociaux numériques et encore plus par temps de confinement. On ne veut pas rater l'information, les nouvelles aux infos, et les documentaires y contribuent. Sur les réseaux, l'infodémie prend racine et se propage elle-aussi.

Le mal s'est introduit dans nos écrans.

Ainsi, pouvait-on voir affluer des scènes de panique conduisant des citoyens tout à fait normaux à adopter des comportements pour le moins déroutants voire choquants. L'instinct de survie a surgi chez l'homme, conduisant ce dernier à tomber dans la consommation excessive voire déraisonnable de produits du quotidien non essentiels tels les papiers toilettes ou encore de se battre parce qu'untel en a trop pris et n'a pas suffisamment laissé pour les autres: des pâtes, du riz, de l'eau, etc.

Le rôle des médias, s'il n'est pas bien coordonné avec les instances autoritaires peut conduire à des scènes de panique dans les supermarchés, conduisant alors les directeurs de ces mêmes entreprises à communiquer. La communication par temps de crise, c'est aussi à cela qu'elle sert: rassurer la population.

De même, autrui devient vite une figure menaçante: on l'a vu avec la crainte qui s'est fait ressentir vis à vis de la communauté asiatique dans le monde au début de l'épidémie.

Plus ironique à présent est que cette figure menaçante se profile également chez les plus familiers, le cercle d'amis ou la famille. L'enfant innocent n'est lui aussi pas épargné d'autant plus qu'il peut être un porteur asymptomatique très contaminant. La crainte et la méfiance se sont déplacées d'un individu appartenant à une communauté vers le citoyen lambda.

Illustrations : MIA Studio

Références

Emmanuel Macron: «Nous sommes en guerre face à un ennemi invisible»
https://www.letemps.ch/monde/emmanuel-macron-sommes-guerre-face-un-ennemi-invisible

#Zerbaz nout tradisyon, zerbaz pou sony lespri, lo kor é osi lo kèr.. (Il était une Nature)
https://www.facebook.com/search/top/?q=Il%20%C3%A9tait%20une%20Nature%20zerbaz%20p%C3%A9i&epa=SEARCH_BOX Franswa Tibère Tizanèr

Les Malgaches se ruent sur les plantes médicinales traditionnelles pour éviter le coronavirus
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/04/01/les-malgaches-se-ruent-sur-les-plantes-medicinales-traditionnelles-pour-eviter-le-coronavirus_6035223_3212.html

Chikungunya (Institut Pasteur)
https://www.pasteur.fr/fr/centre-medical/fiches-maladies/chikungunya

Une lecture des films d’horreur épidémique (H. Clémot)
https://journals.openedition.org/traces/5209

LE PARADOXE DE L’HORREUR ÉPIDÉMIQUE (Hugo Clémot)
https://www.researchgate.net/profile/Hugo_Clemot/publication/280877141_Le_paradoxe_de_l'horreur_epidemique/links/55f5e32b08ae63926cf4f19f/Le-paradoxe-de-lhorreur-epidemique.pdf

Panic in the movies ou deux ou trois formes de la panique dans le cinéma apocalyptique(Hugo Clémot)
https://www.cairn.info/revue-sens-dessous-2015-1-page-83.htm

Les antis-peurs (E. Morin)
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1993_num_57_1_1871

Conflits d'imaginaires en temps d'épidémie (G. Fabre)
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1993_num_57_1_1866

Le chikungunya à la Réunion : facteurs sociaux, environnementaux et comportementaux en situation épidémique (Michel Setbon et Jocelyn Raude)
https://www.cairn.info/revue-population-2008-3-page-555.htm

« La peur joue un rôle déterminant dans une épidémie d’Ebola »
https://www.ird.fr/toute-l-actualite/actualites-scientifiques/la-peur-joue-un-role-determinant-dans-une-epidemie-d-ebola/(language)/fre-FR

L’algorithme épidémique
https://www.lemonde.fr/blog/binaire/2016/10/10/lalgorithme-epidemique/

Psychologie du consommateur : pourquoi et comment l’horreur fait vendre ? (R. Cally)
http://www.eepsys.com/fr/psychologie-du-consommateur-pourquoi-comment-lhorreur-fait-vendre/


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