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Publié le 13 avril 2020 Mis à jour le 13 avril 2020

Scénariser comme un documentaire

Les leçons des pionniers des documentaires

Quels sont les choix derrière un documentaire ? Ce genre est-il incompatible avec l'idée de mise en scène ? Avant de s'intéresser à l'analyse de l'image, des plans, des mouvements de caméra, quels sont les éléments indispensables pour analyser et pour concevoir un documentaire ? Autant de questions auxquelles cet article apporte des réponses, en cherchant les fondamentaux du genre auprès des pionniers.

Et paradoxalement, certains y trouveront une idée d'activité quand les sorties sont contrariées. Les documentaires sont très nombreux à être accessibles sur Internet et rien n'interdit d'en concevoir par temps de confinement comme le montre la série Les confinés.

Scénariser un documentaire, est-ce sérieux ?

Un documentaire scénarisé ? Quel paradoxe ! Les documentaires visent au contraire à la neutralité et à présenter les choses comme elles sont. En tout cas, ils cherchent parfois à nous en donner l’illusion.

François Niney s’insurge contre cette idée. Il enseigne l’esthétique du cinéma à l’université Sorbonne-Nouvelle et à la Femis, école supérieure de l’image et du son en France. Il nous explique que « filmer le réel » est impossible. Il y a bien quelqu’un qui tient une caméra, qui décide de la poser à tel ou tel endroit, une autre personne qui récupère des heures de film, en fait un montage. Les choix de cadrage, de ce qui est hors champ ou dans le plan sont autant d’éléments qui font apparaître des intentions, des choix, une subjectivité.

François Niney insiste. Le reportage qui vous laisse croire qu’il filme le réel est de la propagande. Les personnes filmées savent qu’elles le sont et, s'il faut filmer la rencontre avec un client ou un usager, il n’est pas rare que ce soit un collègue qui joue le client, pour faire gagner du temps aux équipes et pour assurer une cohérence avec le schéma narratif prévu.

Première question : où est le narrateur ?

Est-il omniscient, toujours à l’endroit où il doit être ? Dans ce cas, il donne l’idée que les choses parlent d’elles-mêmes et fait de la propagande, si on suit François Niney. Mais il peut aussi filmer discrètement, en ne gommant pas les mouvements, parce que la caméra est sur une épaule, par exemple. C’est un détail, une nuance, mais qui rappellera au spectateur qu’il voit une image produite par une personne et que cette personne a fait des choix...

François Niney propose un total de 8 postures, dont certaines ne s’appliquent pas facilement au documentaire. Le semi-subjectif filme au-dessus de l’épaule de la personne qui mène l’enquête. Le subjectif filme ce que voit le personnage principal. L’adresse utilise la voix pour faire une médiation entre l’image et le spectateur. Elle peut être plus ou moins subjective. Joël Danet parle de « la voix de Dieu » pour caractériser ces voix off qui sont censées guider l’œil du spectateur par un discours objectif et omniscient...


Construction et narration : les leçons de Flaherty

Robert Flaherty est un des premiers auteurs de documentaire. Il part à la rencontre des Inuits ou d’un village de pêcheurs en Irlande et rapporte des films qui provoquent l’émotion et l’émerveillement. Pour y arriver, il ne se contente pas de poser sa caméra et d’attendre que quelque chose se passe devant. Quelques leçons :

Proposer aux protagonistes de devenir coauteurs

Flaherty provoque le réel. Un pêcheur fait tous les efforts pour sortir un poisson de l'eau en tirant sur un fil de pêche. Il glisse, tombe, manque de lâcher sa prise, se relève, se cambre, y met tout son poids... sauf que de l’autre côté, ce n’est pas un poisson, mais un assistant au bout du fil. Pour filmer l’intérieur d’un igloo, Flaherty en fait construire un plus large, où il peut faire entrer ses équipements, et surtout, il fait ouvrir le haut pour que la lumière entre. Filmer à l’intérieur d’un igloo avec les conditions techniques de l’époque était impossible.

Dans un documentaire, les personnes savent qu’elles sont filmées. Elles vont tenter même inconsciemment de donner le meilleur, de répondre à l’idée qu’elles se font de vos attentes. Robert Flaherty le sait bien, à une époque où l’image filmée est rare et le matériel très volumineux. Il semble néanmoins que ce pionnier des documentaires soit allé très loin en jouant sur l’orgueil des marins et leur offrant même des caisses de bière, pour qu’ils embarquent malgré la tempête...

Donner une place à l’émotion

Le documentaire passe aussi par de l’émotion. Il y a comme une rencontre avec les personnages, qui jouent leur propre rôle. Un personnage, une histoire humaine, des situations qui suscitent l’empathie sont nécessaires pour entrer dans la compréhension du vécu de ce groupe humain. Les émotions passent aussi par l’environnement. Les longs plans sur les chiens, immobiles, couverts de givre disent mieux que tout commentaire la dureté du climat. Les plans de paysage marins avec une longue focale qui font paraître la mer comme un mur nous font comprendre, mieux qu’une voix off, la fragilité des embarcations face aux éléments.

Un art de la rencontre 

Dans beaucoup de reportages, l’entrée dans l’univers qui nous est présentée passe par le truchement d’un. e ou plusieurs protagonistes. La distribution est donc essentielle. Il donne l’angle, la couleur, le vocabulaire et le ton du documentaire. Flaherty se donne une grande liberté. Dans l’homme d’Aran, la famille principale est composée de trois personnages qui n’ont aucun lien de parenté. Le père, pêcheur dans le film, est en réalité forgeron...

...

 Donner du rythme.

Le rythme est essentiel pour capter l’attention. Dès 1934, dans l’homme d’Aran, Flaherty multiplie les plans et donne un sentiment de vitesse et de danger dans sa chasse au requin. Des cadrages resserrés accentuent les mouvements des hommes qui se coordonnent et prennent des risques. Des plans très larges nous montrent combien l’embarcation est frêle face à l’immensité de la mer.

Faire des choix, préciser son thème

Robert Flaherty nous montre qu’un documentaire est une question de choix. Il aurait pu exposer la dureté des conditions de vie des pêcheurs au large de l’Irlande. Il aurait pu dénoncer l’environnement social et économique dont il avait connaissance. Au lieu de ça, il reconstitue une pêche au requin qui n’existe pourtant plus sur l’archipel d’Aran. Il nous montre les rapports de l’homme et de la nature et en fait une représentation universelle.

Le documentaire a été critiqué à l’époque, et notamment par les ethnographes qui y ont vu une représentation romantique et faussée des habitants d’Aran. Et pourtant, ces choix sont sans doute plus assumés que ceux des reportages télévisés actuels, qui visent à dénoncer des scandales, et qui sont déjà scénarisés avant que l’équipe n’ait pris contact avec le terrain !

Soignez le montage

C’est au moment du montage, quand il visionne les bobines, que Flaherty construit le film et que l’intention narrative se précise. À une époque où filmer coûte cher en raison de l’emploi de pellicule, il n’utilise pourtant que 5 % de ce qu’il trouve. Le montage donne le rythme, assure la cohérence et porte lui aussi des choix, parce qu’il sélectionne et confronte des séquences.

Ce que Wiseman nous apprend sur ce qu’est un documentaire

Frederick Wiseman est un professeur de droit, qui s’intéresse dès le début aux institutions et à leur fonctionnement. Dans Law and Order, tourné en 1968 et sorti en 1969, il se concentre sur le fonctionnement d’un commissariat qui intervient essentiellement dans un quartier noir de Kansas City, dans le Missouri. Il ne tient pas la caméra. Accompagné d’une petite équipe de deux personnes, il choisit l’immersion et s’occupe de la prise de son, en même temps qu’il donne ses consignes au cameraman. Il ne cherche pas à démontrer ni à dénoncer. Il admet d’ailleurs lui-même que les quinze premières minutes dans le véhicule de police ont bousculé ses a priori.

Sortir de l’anecdote

Comme Robert Flaherty dans l’homme d’Aran, Frederick Wiseman ne vise pas l’anecdote. Il ne cherche pas non plus le personnage qui va prendre la lumière... Il multiplie les situations, n’ajoute pas de commentaire off qui viendrait dire ce qu’il faut retenir de ce qu’on voit. Mais il montre comment fonctionne une institution. À partir d’une institution, à Kansas City, en 1969, il nous invite à prendre de la hauteur. Le film ne s’appelle pas « Un commissariat à Kansas City », mais « Law and Order », la loi et l’ordre. Rien que ça.

Multiplier les situations

Si on ne choisit qu’un objet d’étude pour y faire un travail d’immersion, on y montre tout ce qui s’y passe et notamment les scènes de dialogue, les échanges. « J’ai inclus l’acte de gentillesse aussi bien que l’acte de brutalité », nous dit Wiseman. Il passe 400 heures avec les équipes et se déplace en fonction des appels qui concernent tous types de délits et crimes.

Montrer l’aspect théâtral

Sans prendre parti, sans désigner qui est le bon et qui est le salaud comme dans beaucoup de reportages contemporains, Wiseman donne une place importante aux échanges, aux discussions et aux rencontres de personnages. Il y a une force narrative dans ces confrontations, comme dans les premières scènes, où ce monsieur en robe de chambre, ventre apparent et cigarette tombante s’entretient avec un policier, en chemise blanche et à la coiffure impeccable.

Mais Wiseman montre aussi la violence vécue et celles commises par la police.


Assumer une subjectivité et une intention, sortir de l’anecdote, définir la place du « narrateur » et de la caméra, s’interroger sur le rôle des personnages dans la co-construction du film et de l’histoire, rythmer, organiser les plans, utiliser les outils du story-board... autant de questions qu’il faut se poser avant de sortir les caméras.

Et si nous nous sommes beaucoup appuyés sur les analyses d’écoles de cinéma, ces leçons restent pertinentes pour des approches avec d’autres médias, qu’il s’agisse de podcasts, de bandes dessinées ou de documentaires web.

Illustrations : Frédéric Duriez

Ressources

Une ressource très utile pour comprendre ce qu’est un documentaire :

Université Aix-Marseille, Penser le cinéma documentaire - janvier 2010
https://www.canal-u.tv/producteurs/tcp_universite_de_provence/penser_le_cinema_documentaire

Un lien vers une méthode utile pour travailler avec les élèves :

Unicef — Réaliser un reportage vidéo - document enseignant 2014 - consulté le 11 avril 2020
https://www.unicef.fr/sites/default/files/atoms/files/03-enfants_reporters_sequence3.pdf

Joël Danet - Vidéo les beaux jours — Séminaire écriture documentaire —
https://www.youtube.com/watch?v=t8TWovzaYr0

Et de manière générale, toute la chaîne de Video les Beaux Jours
https://www.videolesbeauxjours.org/

Frederick Wiseman — Law and Order — 1969
https://archive.org/details/law-and-order

France culture — Quand Claudine Nougaret et Raymond Depardon racontaient le documentaire « Urgences » à Serge Daney — 1988
https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/quand-raymond-depardon-et-claudine-nougaret-racontaient-le-documentaire-urgences-a-serge-daney

Hervé Glevarec — Analyse de Le Documentaire et ses faux-semblants de François Niney — (Klincksieck, 2009)
http://www.histoiredesmedias.com/Ouvrage-Francois-Niney-Le.html

Une revue spécialisée : https://www.imagesdocumentaires.fr


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