Michel Serres : « les TIC nous ont libéré de l’écrasante obligation de nous souvenir ».
Les TIC nous font perdre la mémoire… mais nous font gagner en inventivité. Nous devons désormais, plus que jamais, être intelligents.
Publié le 29 mars 2020 Mis à jour le 29 mars 2020
En mi-décembre 2019, j’étais au Cameroun pour les congés de Noël, lorsque j’appris à travers les réseaux sociaux WhatsApp et site d’informations, que plus de 150 universitaires titulaires d’un doctorat PhD avaient entamé une grève de la faim illimitée devant le ministère de l’enseignement supérieur (MINESUP), parce qu’ils n’avaient pas été retenus lors d’une opération spéciale de recrutement dans les universités publiques. Ils exigeaient que leurs noms soient ajoutés sur une liste additive.
Bien que ce fait soit déjà assez surprenant, ce qui me choqua davantage, fut d’apprendre que l’une de ces docteurs PhD ait tenté de se suicider. Lorsque je m’enquérais pour savoir ce qui peut pousser une titulaire d’un doctorat – l’équivalent d’au moins 21 années de parcours académique – à vouloir écourter sa vie, on m’informa qu’elle l’avait fait en signe de désespoir de sa condition de docteur chômeur :
« Il ne s’agit pas pour nous de faire un bras de fer avec le gouvernement, ni de ternir l’image du chef de l'État ou de notre pays.
Nous souhaitons que nos dirigeants ajoutent nos noms sur la liste additive. Sinon, nous sommes appelés à regagner le quartier. Voyez-vous ? Après tant d’années d’études, l’on vous demande de retrouver le quartier pour ne rien faire. Être oisif tout comme celui qui n’a pas voulu fréquenter ? Non ! Ça ne donne pas bonne impression surtout pour nos jeunes frères qui demain nous demanderons, ce à quoi a servi notre endurance, notre persévérance pour être enfin docteurs », a laissé entendre docteur Adama, l’un des recalés.
Le jeudi 9 janvier 2020, après 3 semaines de grève, le Dr Lekane Brigitte et ses compères grévistes, en présence du MINESUP Jacques Fame Ndongo, ont annoncé, enfin, la fin de leur sit-in. Ils remercièrent le chef de l’État qui avait autorisé l’ouverture d’une deuxième phase du recrutement de 500 docteurs. Ceci, après les 1237 candidats retenus pour la première phase en 2019.
Cette histoire a fait la une de la majorité des médias camerounais, africains et internationaux qui analysèrent cette situation sur divers angles sociaux, politiques et culturels. Mais mon analyse s’appesantira davantage sur l’angle économique avec la question de l’employabilité des docteurs et sur la perception socioculturelle (africaine) du doctorat.
La finalité est de démontrer que le doctorat n’est pas un échappatoire au chômage (au contraire), que le doctorat n’est pas de facto une habilitation à l’enseignement et que la recherche ou l’enseignement ne sont pas les seuls débouchés existants pour des docteurs, il existe d’autres possibles et horizons dignes à explorer.
Concernant l’employabilité des docteurs, il m’a été donné de constater que la situation se détériore de plus en plus, mais davantage en Afrique que dans le reste du monde. Aux USA par exemple, Jennifer Seagal a indiqué dans un rapport de recherche, que seulement 49% des 816 PhD octroyés dans les programmes de sciences politiques, parviennent à trouver un emploi permanent dans le secteur de l’éducation. En Afrique subsaharienne, l’espace francophone est particulièrement plus affecté que l’espace anglophone.
« C’est sûr que le monde francophone est plus restreint en termes de possibilités. Du côté anglophone, des postes de professeurs, il y en a partout. Quelqu’un qui maîtrise bien l’anglais peut aller à peu près partout dans le monde alors que pour les francophones, c’est beaucoup plus difficile », précise M. Coallier, professeur titulaire à l'Université de Sherbrooke au Canada.
En Afrique francophone, le doctorat perd progressivement sa valeur d’antan au lendemain de plusieurs crises économiques et sociales qui ont sérieusement affecté le taux d’accès au travail. Après les sourires béats, les selfies et les célébrations qui suivent l’obtention du doctorat, de nombreux titulaires de ce diplôme tant convoité se retrouvent fatalement face à la réalité : la difficulté d’accès à un emploi digne et satisfaisant.
Au Cameroun par exemple, il est devenu commun de retrouver un doctorant gagnant son pain quotidien en tant que vacataire dans un établissement, ou gérant un « call box » (type de cabines téléphoniques qui pullulent sur les voies publiques et quartiers). La majorité (et surtout les chanceux) se dirigent par défaut, voire tout naturellement vers les universités publiques, privées ou autres institutions locales de l’enseignement secondaire ou supérieur afin de faire valoir leurs diplômes.
Ce constat, peut-être surprenant, ne peut que nous encourager à nous interroger sur le pourquoi ? Pourquoi des individus acceptent-ils de passer près d’un tiers de leur vie sur les bancs, sans jamais envisager créer une entreprise utile, ayant une solution innovante à un problème identifié grâce à la recherche ?
Pourquoi est-il si rare ou difficile de retrouver des docteurs entrepreneurs et entreprenant dans l’espace francophone ? Le doctorat conduit-il nécessairement à une carrière universitaire ? Par ailleurs, tout chercheur est-il par défaut un enseignant ?
La réponse est simple. Parce que le système de formation qui moule ou forme ces docteurs ne leur prépare point aux réalités du monde des entreprises. Il n’y a presque rien dans le parcours doctoral qui apprend comment trouver un emploi non universitaire, appliquer ses compétences ou se vendre aux employeurs. En réalité, la finalité de la majorité des programmes doctoraux c’est la recherche, l’enseignement et le service.
Ainsi, le doctorat prépare l’individu à aiguiser ses capacités et aptitudes à réaliser des recherches pointues et à produire des analyses profondes ; parfois à enseigner de jeunes étudiants académiques ou à servir la communauté. Autrement dit, très peu de programmes doctoraux dans les universités publiques préparent les apprenants à exercer dans une sphère différente de celle de la recherche et de l’enseignement.
Jean-Claude Coallier impute une partie du problème à l’orientation privilégiée pour les programmes de doctorat :
« On a des programmes qui forment les doctorants à la recherche dans un contexte universitaire professoral. Il n’y a que 15 ou 20 pour cent des étudiants qui vont s’y placer. Qu’est-ce qui arrive avec les autres qui peuvent possiblement utiliser leurs compétences en recherche, mais pas avec l’esprit universitaire professoral? »
Il n’est donc pas surprenant que certains se retrouvent entrain de grever ou soient prêt à se suicider lorsque ces voies sont obstruées. Leur imaginaire étant limité, ils peuvent difficilement envisager un avenir ou une carrière différente.
Si le problème est de plus en plus connu, rien n’indique que la situation soit appelée à s’améliorer à court terme. Le décalage entre diplôme et besoin du marché du travail pourrait s’accentuer en raison de deux facteurs. D’une part, la course à la diplomation est favorisée. D’autre part, le développement des secteurs des services aux personnes, de la santé et du commerce pourrait également contribuer à creuser l’écart.
Bien qu’il existe des « doctorats professionnels » qui combinent l’approche académique avec celle pratique du milieu des entreprises, les couts d’accès en limitent la démocratisation. Déjà que la prise en charge d’un doctorat « ordinaire » est assez lourde (selon les pays), cela l’est davantage lorsqu’il s’agit d’un doctorat professionnel. La majorité de ceux qui s’y lancent sont parfois issus du monde des entreprises et disposent des ressources économiques nécessaires pour leur prise en charge. Mais cette barrière économique à l’entrée est un sérieux obstacle à leur démocratisation.
D’où la nécessité, de revoir les contenus des programmes doctoraux dans nos universités, afin de s’assurer qu’on diversifie suffisamment la formation des doctorants en intégrant des composantes du milieu des entreprises, et ainsi les préparer à être plus résilients et compétitifs sur le marché de l’emploi. Il en va de l’intérêt des universités ou institutions publiques de l’enseignement supérieur, car limiter le doctorat à la recherche-enseignement est assez réducteur, et cela conduit parfois à des scénarios assez complexes.
D’une part, on peut retrouver des personnes qui sont intéressées par le prestige qu’offre le doctorat sans pour autant désirer une carrière universitaire ou enseignante. Lorsqu’on les « contraint » donc à l’enseignement, comme c’est le cas dans certains programmes doctoraux où un quota horaire de pratique enseignante est requis, pour la qualification. Ce doctorant par exemple, se plaint de cette situation, ne prenant aucun plaisir dans la fonction de «Teaching Assistant» (Enseignant assistant), que son université exige dans le cadre de sa formation.
De nombreux voire des milliers d’autres doctorants se retrouvent dans la même situation. Sans passion, ils exercent le métier d’enseignant tout simplement parce que c’est un prérequis. D’autres par contre sont passionnés par la recherche et y excellent d’ailleurs, sans pour autant être de bons enseignants ou pédagogues . Car on peut être un excellent chercheur mais un piètre enseignant. Tout comme on peut être un excellent enseignant mais un piètre chercheur. L’équilibre enseignant-chercheur – désignation très répandue – est assez difficile à atteindre véritablement.
D’autre part, les chefs d'entreprise se plaignent de la pénurie de compétences de haut niveau, laissant entendre que les programmes de doctorat n’équipent pas les docteurs avec les compétences techniques de haut niveau recherchées sur le marché.
Entre 1998 et 2006, le nombre de doctorats délivrés dans l'ensemble des pays de l'OCDE a augmenté de 40 %, contre 22 % pour l'Amérique. C'est au Mexique, au Portugal, en Italie et en Slovaquie que la production de doctorats a connu la plus forte accélération.
Le secteur académique est attrayant, mais les chances d'obtenir un emploi satisfaisant ou bien rémunéré à long terme, sont faibles. Quoique les chiffres varient en fonction des domaines d’études, seuls 30 pour cent des docteurs trouveront un emploi en milieu universitaire.
La majorité des universités se servent des doctorants comme une main-d'œuvre d'enseignement bon marché. Ce recours à des doctorants pour assurer une grande partie de l'enseignement de premier cycle réduit le nombre d'emplois à temps plein. Par exemple, au Canada, où la production de doctorats a connu une croissance relativement modeste, les universités ont décerné 4 800 doctorats en 2007, mais n'ont embauché que 2 616 nouveaux enseignants à temps plein.
Dans la majorité des pays, il existe plus de doctorats que le marché ne peut en absorber. Le doctorat ne conduit pas nécessairement au milieu de la recherche ou de l’enseignement, il existe d’autres débouchés professionnels. Il faudra être curieux et courageux pour les explorer.
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