La longue histoire de la normalisation
pédagogique
Les normes sociales nous
expliquent ce qu'il est convenable de faire. Elles renvoient d'une certaine
façon à la morale, au bien au mal, au bon au mauvais au juste et à l'injuste,
au blanc et au noir, au « vous avez coché la bonne case » ou « vous
avez coché la mauvaise case ».
En somme elle renvoie à un monde
dichotomique sans nuance coupé en deux. C'est vrai ou c'est faux. D'un côté
ceux qui sont dans la norme et de l'autre côté ceux qui y sont extérieurs.
Les normes inspirent et construisent des références, des repères, des chartes,
des guides censés orienter nos comportements.
Quand les normes édictées en loi
s'imposent dans les métiers, elles disent les actes et jugements professionnels
reconnus et éliminent les autres. Pour ma part je prétends que les métiers de
formation sont des métiers de vitalisation et ne sauraient être si fortement
référencés que la tendance actuelle le souhaite. Car la vie se vit plutôt qu'elle ne se met
en case ou en critères. C'est une stratégie bien connue de domination que
d'édicter des règles puis de les prétendre légitimes et enfin de créer un corps
de douaniers pour les faire respecter et de rejeter ceux qui disposent de moins
de moyens pour faire valoir leur singularité. C’est la théorisation d’une
rationalité.
Plusieurs arguments plaident pour
l'évitement de référentiels en matière de formation
Argument 1 : La qualité certifiée n'est pas la
qualité
Les normes qualités appliquées
à la formation dans les années 90 ont elles garanti quoi que ce soit en
matière d'assurance qualité ? La réponse est non.
Des organismes certifiés OPQCM
ou iso
9001 ont disparu par manque de répondant à leurs clients. Ce qu'ils
proposaient satisfaisait à des normes censées servir les clients, mais
visiblement ceux-ci n'étaient pas au courant.
Le même phénomène est observable
dans l'enseignement supérieur les normes
AACSB, Equis par exemple ne protègent pas une école d'affaires de
disparaître. La qualité,
c'est à dire ce qui répond à des attentes d'une société et des individus qui la
composent, n'est pas toujours au rendez-vous.
On pourrait aussi évoquer l'exemple
des certificats remis aux coachs par exemple, Tron le fétichiste des pieds, était
un coach dument certifié. Il a utilisé sa position de pouvoir de façon
contestable dans ses relations aux femmes. Il a oublié qu’il était certifié. Pour
la dimension éthique on a fait mieux.
Argument 2 : Les modèles basés sur la compétence
s'appuient sur des notions floues. On trouve des milliers de définitions. Qui
décide de la référence ?
Contrediriez-vous votre médecin,
s'il vous expliquait le fonctionnement de l'un de vos organes ? Non. Écoutez-vous
votre docteur en sciences de l'éducation s'il vous dit après avoir longtemps
cherché que la compétence est une notion très approximative socialement
située et négociée ? Non. Il est peu écouté.
Même bancale, la notion est de
forte portée pratique. Mieux vaut raisonner avec sinon vous disparaissez comme
ce qui se produit actuellement pour de nombreux petits organismes de formation
ou des consultants indépendants.
Sont ainsi privilégiés les grands opérateurs
publics. Vous lirez avec intérêt les critiques et limites de la compétence de
l'un des consultants considérés comme l'un des maîtres en la matière. Guy Le
Boterf a conseillé les plus grands groupes et pourtant il dénonce désormais les
limites de cette notion (Voir Savoirs 2013).
Alors
un édifice basé sur une notion contestable est-il stable ?
Argument 3 : Les référentiels n'ont jamais évité
les tricheurs
Il y a une différence notable
entre le prescrit et le réel. Vous pouvez satisfaire magnifiquement les
normes d'un dossier papier, par exemple en France le Référentiel
National de Qualité, et vous vous avérez incapable de le mettre en œuvre. Les
scandales sanitaires en tous genres en attestent.
Il y a même un marché
du conseil en certification qui s'est organisé pour promouvoir des prestations.
Rappelons-nous que la différence entre un désert et une oasis c'est l'homme pas
l'eau. De la même façon, la différence entre une formation de qualité et un
autre médiocre tient pour beaucoup dans le formateur et sa capacité à
interroger la commande, pas dans une brochure qui vous vent du rêve et affiche
avec fierté une certification.
Argument 4 : Les référentiels évitent l'essentiel
de la vie
Tout ce qui est dit dans les
référentiels est la vision morale du métier, technique dicible, un concentré de
gestes professionnels dénué de contexte et d'affects. Pourtant le travail et la
formation sont vivants. La mise en place de barrières est une gêne à
l'innovation.
Les initiatives seront contraintes et limitées car, hors
référentiels, il faut déployer une énergie considérable pour infléchir les idées
admises. On renforce le consumérisme en proclamant une norme parce que le
client dira « vous ne respectez pas le référentiel ». Il creusera le
sillon du conformisme encouragé par la norme à atteindre.
Je rappelle
qu'apprendre est une coproduction entre un esprit et un environnement. Va-t-on
certifier les apprenants et leur cerveau ? Les référentiels vont limiter
l'adaptation de contenus, de méthodes d'apprentissage. J'aime coconstruire avec
les apprenants et partir d'une page blanche, je nomme cela « pédagogie du
cadre-flou » cela devient inadmissible, pourtant je me sens héritier de
Rogers et d’une pédagogie non-directive.
Et ma collègue qui crée des "voyages en
terre inconnue " pour des apprenants que pourra-t-elle faire ? Elle
ne dit pas où ils vont et ce qu’ils vont faire. Ils découvrent. Ils
improvisent. Ils réagissent à quelque chose de hors norme. Les meilleures
formations sont celles qui émergent des situations et de l'énergie des
participants et non pas celles qui sont stagifiées, prévues, maîtrisées par un
référentiel. On éborgne tout potentiel de facilitation en prétendant tout
maîtriser. La facilitation c'est ce qui permet de créer des cadres d'action
ensemble pas simplement d’entrer dedans.
À force de glisser dans des moules on
devient tarte.
Argument 5 : Pourquoi la formation professionnelle
plutôt qu'un autre secteur d'activité ?
Pourquoi un secteur devrait-il
être normalisé par la loi et référencialisé à ce point ? Qui a peur de la
liberté en éducation ? Parmi les plus grands pédagogues on trouvera pas mal de
libertaires comme Paolo
Freire, des résistants comme
Joffre Dumazedier. Qui oserait dire à ces guides qu’ils sont allés dans la
mauvaise direction ?
Comment se fait-il que ce ne soit pas le métier réel
et ses conditions d'exercice qui en dictent la conduite ? Qui oserait édicter
aux Compagnons du devoir et
aux artisans la façon dont ils travaillent dont ils apprennent ou évoluent
dans leur métier ? « Avez-vous un référentiel cathédrale » s'il vous
plait ?
Si les compagnons avaient dû disposer des plans complets ils n’auraient
rien bâti de grandiose (rappelons que les cathédrales se bâtissent sur plus de
100 ans sans plan préalable). Depuis des siècles les apprentissages des
compagnons ont excellé. Ils sont guidés par la main, l'outil, l'imagination, le
projet et leurs matériaux. En formation l'apprenant est simultanément la main,
l'outil, l'imagination, le projet et le matériau de sa propre édification. Et
je prétends que tout cela ne tient pas dans un référentiel.
Mais alors que faire ?
Personne n'enserrera l'essentiel
de l'apprendre dans un référentiel, car ce qui compte vraiment c’est la
posture et l'intention des personnes-ressources et des personnes-projets qui se
rencontrent. On voit la détresse de l'éducation nationale où nombre
d'enseignants souffrent d'obéir aux circulaires de toutes sortes qui ne
cessent de changer.
Ils exercent de façon normée un métier d'appreneurs (en
tout cas c'est ce qu'on voudrait qu'ils fassent) au lieu de puiser dans des
forces vocationnelles disponible en eux. Ou mettre de l’énergie ? Allons par
exemple vers des finalités sociales élevées comme la possibilité de se grandir
voire de s'émanciper par la construction de sa propre direction, ce sont les
effets induits du rapport au savoir qui se développent dans l'apprendre ensemble.
Pourquoi l'école 42 attire elle du monde ? Parce qu'elle permet d'accéder à un emploi valorisant, pas parce qu'elle
délivre un parchemin estampillé.
Ce qui devrait nous guider c'est
plus la liberté pour apprendre et pour offrir des environnements
capacitants. L'accent devrait porter sur l'encouragement des
formateurs ou faisant-fonction-de à apprendre les fondements
pédagogiques, plutôt que d'investir dans la fabrication de prescrit. Je
préconise de rendre gratuites les formations de formateurs et les formations à
la pédagogie. Je préconise de renforcer des communs
pédagogiques pour améliorer les façons d'apprendre et d'enseigner.
Cela me
semble plus profitable que l'effort de normalisation entrepris qui va coûter
une fortune en réunions, en interprétations des textes de loi, en journée
d'actualité pour savoir comment remplir et maintenir des dossiers dont le lien
avec le réel est relatif.
J'ai certifié à 2 reprises des activités formation
dans ma carrière et je perçois les limites de l'exercice vécu bien souvent par
les équipes comme un pensum administratif extérieur à leur réalité et les
règles qu’elles se donnent, sans contextualisation ni réflexivité sur le
métier.
Sources
Le livre noir des DRH - Jean François Amadieu
https://www.dailymotion.com/video/xwo5j1
OPQCM - https://dossier.isqualification.com/page-opqcm-presentation.htm
France Certification - ISO 9001
http://www.france-certification.com/les-certifications/iso-9001/Référentiel national qualité
AFNOR - https://certification.afnor.org/qualite/referentiel-national-qualite-decret-2019-formation-professionnelle
Dix ans de recherches en formation des adultes : 2003-2013 Savoirs
2013/3 (n° 33)
https://www.cairn.info/revue-savoirs-2013-3.htm
Thot Cursus – Joffre Dumazedier (1915-2002) Pédagogue visionnaireet engagé https://cursus.edu/13044/joffre-dumazedier-1915-2002-pedagogue-visionnaire-et-engage
The conversation.com - Paolo Freire
http://theconversation.com/les-enseignements-de-paulo-freire-un-pedagogue-toujours-actuel-73079
France 2 Voyages en terre inconnue - https://www.france.tv/france-2/rendez-vous-en-terre-inconnue/
Compagnons du devoir - https://www.compagnons-du-devoir.com/
École 42 - https://www.42.fr/
CGE – Livre blanc accréditations internationales des business school
https://www.cge.asso.fr/wp-content/uploads/2017/06/2013-01-livre-blanc-accreditations-internationales-des-business-schools.pdf
Chevalier, G. (2008). Rationalités, référentiels et cadresidéologiques. SociologieS, 2023. https://journals.openedition.org/sociologies/2023
Wikipédia – Qualité - https://fr.wikipedia.org/wiki/Qualit%C3%A9
Oudet, S. F. (2012). Concevoir des environnements de travailcapacitants: l’exemple d’un réseau réciproque d’échanges des savoirs. Formation
emploi. Revue française de sciences sociales, (119), 7-27. https://journals.openedition.org/formationemploi/3684
Educsol - Les communs de la connaissance
https://eduscol.education.fr/numerique/dossier/competences/communs-information-connaissance/introduction-biens-communs/notions-essentielles/communs-de-la-connaissance-theorie-et-constats
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