Minuscules histoires de vie
Chaque expérience pourrait bien être apprenante à la
condition de faire œuvre de réflexivité et d’utiliser le plein potentiel des
outils numériques, ce que je m'efforce de faire dans
ce billet.
Étant parisien depuis plus de 52 ans, je compose avec les transports
en commun. Ce qui est une culture partagée avec 50% des habitants de la ville
qui, comme moi, ne possèdent aucune voiture. Il se trouve que j'habite à deux pas
de la Place de la république. C'est un poste d'observation exceptionnel pour
qui s'intéresse aux apprentissages liés à la contestation, qu'elle soit molle
(plaidoyer tranquille) ou vigoureuse (déchaînement de black blocks). Je vois se
dérouler presque sous ma fenêtre toutes les revendications sociales. Il est
intéressant de se poser, d'observer et de sentir ce qui se passe.
L'exacerbation des sentiments
humains, des émotions et des affects dans un tumulte "pas comme
d'habitude" me
marque en tant qu'ethnologue amateur. Peut-être même que des professionnels de l'émotion sont discrètement
en mouvement dans les cortèges pour créer puis capturer la bonne image ?
Apprentissages informels en habitat confiné
Pour pallier le manque de
transports en commun en temps de grève je m'adonne à toutes les alternatives de
transports : voiture indépendante Uber,
location d’autopartage sans agence Ubeeqo,
ou location entre particulier, Ouicar, le
covoiturage Blablacar ou trottinette
électrique Lime (très dangereux
quand il pleut !) J’ai tout testé !!
Mais ce sont surtout mes pieds, un
peu de sourire et l’autostop qui m’ont fait avancer dans cette période. À un
feu rouge je m'approche poliment d'un véhicule et je demande à son conducteur
s'il accepte de me porter un peu plus loin. Dans plus de 95% des cas la
réponse est oui. Dans une ville réputée pour ses incivilités c'est une
surprise. On trouve bien plus de solidarité que l’on n’imagine. Chaque rencontre
m'apprend sur la nature humaine. Je ne résiste pas au plaisir de partager ces
minuscules moments de solidarité, tout en remerciant chaleureusement ceux qui
m'ont embarqué sans aucune hésitation.
Des rencontres
Un pur autodidacte arrivé du
Cambodge à 14 ans m'explique comment un bureau d'études lui a fait confiance et
lui a confié des responsabilités croissantes alors qu'il n'avait pas l'ombre
d'un diplôme. Et le voilà, 2 ans avant sa retraite, ingénieur principal pour
concevoir des usines dans le monde entier. Mais ce n'est pas tout, l'homme avec
mémoire et modestie a su organiser et préside une association éducative
cambodgienne qui aide 300 jeunes à faire leur chemin...
Un homme accueilli en confiance en aide 300 autres. Quelle
leçon !
Un entrepreneur portugais
m'explique comment les retraités Français s'installent à Lisbonne, comment les
prix de l’immobilier montent et changent imperceptiblement la nature de la
ville. Lui travaille dur pendant qu'une masse crie pour avoir leur petit coin
de sécurité. Et certains iront même se reposer chez lui dans son petit paradis.
Un enseignant en stratégie dans
une business school me donne sa théorie sur la tactique d'usure du gouvernement français. Laisser les premières vagues de conflits s’émousser avant
d'attaquer de grosses réformes sur les retraites repoussées depuis 30 ans. Il
m'enseigne la prospective. Ne pas écouter l’actualité. Ne pas se fier aux
émotions de l'actualité et se concentrer sur les travaux de tendances longues.
C'est ainsi qu'il lit la dynamique et l'évolution des conflits sociaux.
Un responsable d'équipe sécurité
me rappelle la force du capital social et familial lorsqu'il faut s'organiser,
un frère garde les enfants, un cousin dépanne pour les transports. Les liens
sociaux compensent les misères du quotidien.
Un livreur me démontre le zen et
la patience. Il est imperturbable dans la nuée de klaxons. Il garde un œil sur
les conseils de son navigateur Waze mais
ne dévie pas de sa route. Il respire paisiblement plus ça s'agite autour de lui,
plus il respire, plus ses gestes sont lents comme s'il s'appuyait sur
l'intérieur de lui-même pour que le monde se déprenne de lui.
Une chef de chantier dans le BTP
passionnée de développement durable se forme en écoutant la radio; elle m’indique
comment elle jongle avec agilité entre itinéraires détournés, télétravail,
chantier de rénovation et jours de congés. Plutôt que de subir les grèves elle
apprend à utiliser tous les formes de rapports au temps et à l'espace. Elle
privilégie Google Maps.
Une avocate fait le plaidoyer de
la caisse de retraite de sa profession. La caisse est excédentaire (4 actifs
cotisent pour un retraité), la gestion a été prudente et pourtant l’état veut
puiser dans la cagnotte. Elle déploie son plaidoyer c’est imparable.
Un conducteur de bus stoïque et
bien solitaire parmi ses pairs majoritairement contestataires assume en
silence son choix de travailler. La mâchoire serrée il tangue dans la
circulation. Rien ne sort de son regard de ce qu'il ressent.
Un homme me prend en stop. Il dit. Je suis : « colleur
d'affiches sauvage. Ça m'aide à payer mes études ». La gentillesse de
l'étudiant l'éloigne de la sauvagerie qu'il affiche. J'apprends que les
grandes marques de luxe confie des budgets colossaux pour faire apposer sur le
moindre bout de mur leurs réclames à moitié nue. Ça fait vendre.
Avec un logisticien j'apprends la générosité des footballeurs
internationaux africains qui partagent leurs émoluments avec leur
village. Ce serait même une immense source de revenus pour ces pays si pauvres.
Je découvre une nouvelle radio que j’ignorais pleine de joie.
Un directeur informatique m'apprend qu’à l'occasion d'une fusion entre
Essilor (Français) et Luxotica (Italien), il avait mesuré comment les
stéréotypes culturels étaient puérils. Les italiens sont parfois dépeints en
France comme désordonnés et créatifs. Ceux avec qui il a travaillé étaient tout
à l'inverse disciplinés et très organisés. Arrêtons de juger.
Une retraitée franco-américaine m’embarque dans sa grosse
voiture. Elle a déposé ses enfants à la gare. Elle est d’accord pour me déposer
en retour presque jusqu’à mon travail ! Elle a le temps et envie de
parler. C’est un moment paisible dans ce brouhaha.
Fin des petites histoires
Dans cette grande pagaille, je
leur pose à tous la question de la planète du climat « Faites vous quelque
chose pour la planète dans votre métier ? » Tous se sentent concernés par la question.
Chacun dans son métier s'efforce d'agir. Ça me fait du bien d’entendre cela.
Lorsque l'on prend le temps de se
suspendre de l'agitation on voit le monde autrement. Nous disposons de nos
portables pour trouver des alternatives, nous géo-localiser et nous orienter
mais le réel résiste. Les plateformes aussi astucieuses soient elles
n’enlèvent rien du flux. Les compagnies de mise en relation de chauffeurs et de
clients profitent aussi de la situation et le prix d'une course double ou
triple selon les heures. C'est la loi de l'offre et de la demande, propre du
capitalisme. Ce même capitalisme qui aimerait bien croquer du goûteux gâteaux
des retraites à se constituer par soi-même plutôt qu'en solidarité avec
d'autres générations.
Et si chemin faisant j'avais inventé à ma façon une forme
ethnographique d'apprendre? Une dérive urbaine permise par le désordre d'une
grève ? Peut-être avec un peu de numérique en plus un retour à l’invention de Guy Debord de
1956 qui n’avait nul besoin de grève pour flâner dans la ville et glisser d’ambiance
en ambiance.
Cette dérive suréaliste qu’il
utilisait pour augmenter son pouvoir créatif. Un surf que les usagers d’internet
prennent peu le temps de mettre en conscience. Finalement c’est une belle
expérience, je ressens à nouveau qui sont mes voisins de ville. Je ressens mon
corps quand je marche pour atteindre les bons points d’autostop. Je ressens
grâce à des cheminements plutôt que des trajets.
Sources
Ubeeqo - https://www.ubeeqo.com/fr-fr
Uber - https://www.uber.com/fr/fr/
Lime - https://www.li.me/fr/page-daccueil
Waze - https://www.waze.com/fr
Ouicar - https://www.ouicar.fr/
Google Maps - https://www.google.fr/maps/preview
Blablacar - https://www.blablacar.fr/
Wikipédia – Dérive - https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9rive_(philosophie)
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