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Publié le 18 novembre 2019 Mis à jour le 18 novembre 2019

Les trois temps de l'innovation à partir du local

Comment l'innovation souterraine germe et se transforme en forêt ?

Discerner les faits sociaux

Pour mener des recherches compréhensives, Desjeux (2004) propose de distinguer les niveaux micro, méso et macro. Pour lui le réel change en fonction de la focale qu'on utilise pour l’appréhender. Ce discernement en niveaux inter-reliés permet de distinguer les faits sociaux qui existent indépendamment des individus (Durkheim 1894). C'est à dire des catégories objectivées en vue d'une compréhension de phénomènes sociaux complexes.

Les faits sociaux s’imposent à un individu sans qu’il en ait conscience. Ce découpage en niveaux évite de mélanger des observations qui relèvent d'ensembles distincts tout en permettant leur articulation. Prenons une métaphore pour saisir ce que propose Desjeux.

Par exemple la situation d'un piéton et ses choix de direction sur la chaussée, le flux de circulation et les objets en mouvement, les choix d'aménagement d'un carrefour sont trois niveaux par lesquels on peut évoquer les déplacements dans une ville, mais chaque perspective obéit à un ensemble de variables spécifiques. Les choix de direction d'un individu sont définis par ses buts et ses désirs (micro) mais il tient aussi compte des possibilités de la circulation (méso). Le flux de circulation est lié au nombre d'objets en déplacement et aux conditions topographiques induits par l'urbanisme ou la géographie du lieu (macro). Le raisonnement en niveaux inter reliés évite des raccourcis de sens ou des confusions.

Associant trop frontalement des niveaux de sens dissociés, la conclusion peut s'avérer spectaculaire mais fausse. L'hypothèse est qu'à chaque niveau est attaché un attracteur de sens qui organise les faits sociaux dont le regroupement renforce leur puissance explicative.

Les décisions d'un individu dans ses déplacements échapperont à des liens de causes à effets forcés. Les piétons français sont irrespectueux des signalisations (explication micro), quand il n’y a aucune voiture il traverse le flux de circulation (niveau méso), ce qui aggrave le taux de mortalité pour les piétons qui ne voient pas venir des véhicules (niveau macro).

On connaît aussi l'exemple du chômage de masse et du raccourci qui consiste à dire qu'il y a des emplois inoccupés (constat macro) et que les chômeurs n'ont qu'à traverser la rue pour les occuper mais que ceux-ci résistent (explication micro) sans prendre en compte la façon dont les individus envisagent des cohérences psychologiques plus fortes à leur niveau comme l'habitat, les amitiés, les relations avec la famille, les préférences.

Et souvent est avancée la solution de la formation pour combler ou expliquer cet écart (niveau méso). Ce mélange de niveaux produit des raccourcis et produit des politiques adéquationnistes de formation qui postulent naïvement qu’il suffit qu’un chômeur soit formé aux savoirs de métiers en tension pour que la situation générale s’améliore. La proximité des faits sociaux à un même niveau de sens et la construction de leurs interrelations va au-delà du seul lien de cause à effet tellement réducteur quand le principe est appliqué aux liens sociaux.

Cette perspective de raisonnement en niveau s'appuie sur l'idée d'un monde social qui n'est pas donné en soi mais est une co-élaboration humaine. Elle s’apparente à une approche socio-constructiviste. Les règles de construction, la complexité à prendre en compte est aidé par ce distinguo en niveaux qui joue un rôle d'organisation de sens. Cette distinction est pertinente au regard de l’apprenance qui concerne les individus (leurs dispositions à apprendre niveau micro), les situations d’expérience, les technologies éducatives ou les dispositifs qui leur sont proposés pour apprendre (niveau méso) et l’environnement et les conditions générales d’apprentissage induites par le cadre réglementaire, les infrastructures, l’organisation de l’habitat ou des transports (niveau macro).

Une théorie de l'innovation est fondée sur cette construction des faits sociaux. Cette théorie s'efforce de relier des espaces de créativité, de découverte puis d'institutionnalisation. Elle articule 3 niveaux : underground, middleground et upperground (Simon 2009).

Underground : le temps de l'exploration

L'expression est utilisée fin des années 80 par Amabilé (1988) pour dépeindre des individus capables à leur échelle de créer autour d'eux de micro sociétés que d'autres, évoluant dans les normes communes de comportement, nomment déviantes.

Dans cet espace des individus inventent de façons créatives d'autres voies de faire société et d'imaginer du vivre ensemble. Des groupuscules, des communautés créatrices testent des solutions pour des problèmes dont ils sont seuls à percevoir les issues possibles. Ces marginaux créatifs sont réputés évoluer en dessous d'un seuil ou des organisations disposant de plus de moyens sont en capacité de généraliser et d'instituer ces nouvelles pratiques.

Le middleground est l'espace de mise à jour et upperground l'espace qui va les architecturer.

Middleground : le temps de la reconnaissance

Le middleground est l'espace de mise à jour des pratiques singulières. Cette découverte se déroule au sein de collectifs, de communautés, de moments inhabituels, dans des lieux délaissés qui, dans le même temps, résistent aux nouvelles pratiques et leur servent de terrain d'expérimentation.

Les usages nouveaux confrontés à une variété de récepteurs s'affinent et se renforcent. Ce qui a grandi à l'ombre des critiques ou d'un climat hostile a le loisir de trouver de nouveaux alliés et promoteurs. Cet espace ou de multiples groupes se rencontrent, testent et essayent, fonctionne comme un laboratoire vivant. Parfois il s'agit d'un lieu (café, espaces de rencontre, incubateur, marge d'une institution, local éducatif marginal ...), parfois d'un événement, d'une rencontre, d'un détournement.

Upperground : le temps de l'expansion

L'upperground est l'espace d'institutionnalisation. Les nouveaux usages déjà appropriés par des grappes ou des réseaux d'utilisateurs sont promus par des institutions pour leurs fins propres.

C'est le temps d'une nouvelle redéfinition et d'une massification de l'usage soutenu par des investissements plus conséquents. Les acteurs politiques et économiques, disposant de ressources appréciables, investissent et systématisent les débouchés entrevus, affadissant parfois l'originalité de la démarche ou bien au contraire augmentant le potentiel pressenti par les pionniers.

Le carottage des faits sociaux

Ce que permet un découpage en niveaux c'est une forme de carottage des faits sociaux qui prennent sens selon le sol qui les a vu naître, mais, sans oublier l'ensemble plus global dans lequel ils se situent. Aujourd'hui ces niveaux de sens sont innervés par les réseaux informatiques qui accélèrent les circulations d'idées, les mises en contact. Un peu à la façon du système racinaire d'un arbre, les réseaux socio-numériques informent, mettent en relation des parties éloignées, initient la conscience d'appartenir à un tout.

Parmi ces réseaux socio-numériques ceux augmentant le savoir disponible (MOOC, plateforme de formation, blog de veille et d'information tutoriel etc.) jouent le rôle de fertilisant et contribuent à la vitalité des circulations.

Aligner tous les niveaux

Les observateurs peinent parfois à comprendre pourquoi un dispositif de formation numérique est efficace dans certaines circonstances et inopérant dans d’autres. Les méta études affichent le résultat « pas de différence significative » en compilant toutes les données différentes. Selon l’épistémologie en vigueur elles utilisent une discipline et un ensemble de faits comparables mais ne parviennent à identifier avec certitude ce qui est reproductible et ce qui est de lors d’une occurrence singulière. Une hypothèse consisterait à dire qu’un niveau joue son rôle quand il est aligné avec les autres. Les facteurs seraient à identifier à chacun des niveaux.

Pour prendre un exemple simplifié l’apprenant est disposé à apprendre (niveau micro), la plateforme proposée est animée par des intervenants volontaires formés (niveau méso) et les conditions structurelles, légales, organisationnelles, financières, politiques sont en soutien (niveau macro). L’alignement est la configuration selon laquelle tous les facteurs d’un niveau se coalisent pour un résultat. Selon cette hypothèse ce qui importerait serait moins la qualité technologique, ou encore le savoir-faire d’un enseignant, voire la motivation d’un apprenant, mais plus la cohérence des solutions de chaque niveau. Paradoxalement ce qui apparaîtrait comme un dispositif médiocre s’il est en cohérence avec les autres niveaux pourrait être in fine plus efficace.

La recherche de cohérence passera certainement par une meilleure prise en compte de l’activité réelle des apprenants, des acteurs en lien avec les possibilités effectives de l’environnement d’apprentissage. Alors plutôt que de plaquer des solutions toutes faites intéressons-nous à la mise en cohérence avec les possibilités locales.

Sources

Simon, L. (2009). Underground, upperground et middleground : les collectifs créatifs et la capacité créative de la ville. Management international/Gestiòn Internacional/International Management, 13, 37-51.

Amabile, T. (1988). A model of creativity and innovation in organizations, Research in Organizational Behavior, 10(2), 123-167.

Desjeux, D. (2004). Les sciences sociales. Presses universitaires de France.

Le socioconstructivisme n’est pas une théorie de l’enseignement !  Etienne Vellas
https://www.meirieu.com/FORUM/vellas.pdf

Durkheim, É. (1894). Les règles de la méthode sociologique. Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, 37, 465-498.

Thot Cursus – Denis Cristol – Pas de différence significative
https://cursus.edu/12470/pas-de-difference-significative


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