« La philosophie d'aujourd'hui doit passer par le local avant d'atteindre le global. »
Selon Pascal Engel (philosophe Français né en 1954), le fait de se concentrer avant tout sur l’échelle locale permet de mieux atteindre l’échelle globale, internationale. Il en va de même pour les langues : Impossible de maîtriser une autre langue si on ne maîtrise d’abord pas la sienne, d’où l’importance et l’intérêt de mettre l’accent sur l’apprentissage, l’enseignement, la transmission et la connaissance de sa propre langue.
Mais comment faire dans des sociétés où la langue est menacée, voire en état de disparition ? Il faut donner un élan nouveau à cette langue, la relancer, la revitaliser et la réinventer, et c’est justement ce qui s’est passé aux Philippines et en Guinée !
Baybayin
Utilisé aux Philippines, en Asie du Sud-Est, le Baybayin (ou Alibata) était utilisé pour écrire les langues locales (principalement le tagalog, mais aussi le Ilocano, le kapampangan, le pangasinan, le bicol et les langues bisayas), avant l’arrivée des colons Espagnols en 1521.
Ce système d’écriture aphasyllabaire aurait été utilisé dès le XIVe siècle et est dérivé du kawi (vieux-javanais). Littéralement, il signifie « épeler » et n’utilise que 3 voyelles (a, e ou i, o ou u), ponctuées d’un signe diacritique auxquelles sont rajoutées un signe de base indiquant la consonne afin d’écrire une syllabe. À noter qu’il est possible d’utiliser ces caractères par les représentations informatiques unicodes U+1700 à U+171F , il est donc tout à fait possible de les écrire à l’aide d’un ordinateur moderne!
Cette écriture curvilinéaire fait partie de l’identité culturelle philippine et ses défenseurs demandent sa revitalisation… ce que décrient ses opposants, arguant que dans ce pays où 131 langues sont officiellement reconnues par le gouvernement, pourquoi en favoriser une plutôt qu’une autre ?
Cette revendication est d’autant plus sensible du fait que pour ses défenseurs, faire revivre le baybayin permettrait de prouver que leur histoire ne commence pas avec l’arrivée des Conquistadors, mais bien avant cela. Si l’alphabet romain, importé et imposé par les Espagnols du XVIe siècle sont aujourd’hui d’actualité aux Philippines, le baybayin est en passe de (re)devenir l’écriture nationale des Philippines… du moins, c’est ce que propose la loi qui est en cours d’approbation… Pour ses partisans, remettre à jour le baybayin, c’est « fournir un antidote à une nation confrontée à son passé colonial et représenter une façon de célébrer l'histoire autochtone ». Affaire à suivre !
Pulaar
Le peul (peulh, fulfulde ou pulaar) est une langue principalement parlée dans l’Afrique de l’ouest et par les ethnies peules, par près de 28 millions de locuteurs dans une vingtaine de pays. Une particularité de cette langue est qu’elle n’a pas d’alphabet, donc pas de système d’écriture. Ils sont donc obligés, quand ils ont besoin d’écrire, de se référer aux caractères arabes et parfois latins pour transcrire leur langue maternelle.
C’est dans cette perspective que deux frères d’origine guinéenne, Ibrahima et Abdoulaye Barry, alors seulement âgés de 10 ans, décidèrent, en 1989, de créer de toutes pièces leur propre alphabet pour leur langue maternelle. Considéré comme un jeu au début (ils fermaient les yeux en dessinant, les ouvraient puis choisissaient les formes qui leur convenaient le plus, en adéquation avec les sons de la langue peule !), l’enjeu sérieux s’est vite fait sentir et un nouveau système d’écriture, appelé ADLaM vit ainsi le jour.
Il faut préciser que cette idée, comme bon nombre de bonnes idées, vient d’un besoin non comblé : en effet, le père de ces garçons, réputé comme lettré en langue arabe était souvent sollicité par ses congénères qui ne le lisaient pas et donc, c’était toujours un véritable casse-tête pour lui de retranscrire ces documents dans un texte lisible pour des sons peuls… d’où le besoin de créer un alphabet adapté !
L’alphabet ADLaM se compose donc de 28 lettres et de 10 chiffres, écrits de droite à gauche, comme l’arabe. D’abord expérimenté sur la famille et les amis, les deux jeunes frères ont enseignés leur méthode à de plus en plus de monde, avec succès.
Encore plus tard, lors de leurs études universitaires, ils créent un groupe baptisé Winden Jangen (lire et écrire, en langue peule) et chacun continue son chemin : un des deux frères va aux Etats-Unis pendant que l’autre reste au pays.
L’ADLaM ne se perd pas pour autant, au contraire ! Même à distance, leur travail collaboratif se poursuit et se développe. L’alphabet semblant avoir fait ses preuves, ils souhaitent encore plus le démocratiser en lui proposant une transposition informatique : le clavier peul était né ! Codé initialement en unicode, il a même eu le privilège de se voir développer par le géant Google, qui lui a même dédié des outils de recherches des mots cachés. Pour Abdoulaye Barry, le peuple Peul peut dorénavant être réuni : « c’est une façon de nous réunir autour de notre langue et autour de l’écriture aussi ».
Finalement, la revitalisation d’une langue passe bien avant tout par la volonté de ses locuteurs de la faire exister et perdurer. Une langue se veut unificatrice et rassembleuse, pour conforter cette idée d’unité linguistique et,ce, en dépit des inégalités sociales qui peuvent exister. Aux Philippines et en Guinée, c’est toute une culture d’un peuple qui pourra encore prospérer et perpétuer la tradition linguistique, sociale, culturelle et populaire.
Sources et illustrations
- Baybayin, article Wikipedia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Baybayin
- le Baybayin, une ancienne écriture connaît une renaissance controversée aux Philippines, Géo, août 2019, https://www.geo.fr/histoire/le-baybayin-une-ancienne-ecriture-connait-une-renaissance-controversee-aux-philippines-196851
- Peul, article Wikipedia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Peul
- Alphabet Adlam, article Wikipedia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Alphabet_adlam
- enfants Africains, Photo by Rod Waddington on Foter.com / CC BY-SA
- alphabet calligraphié, Photo by Luca Barcellona - Calligraphy & Lettering Arts on Foter.com / CC BY-NC
- artiste vendant ses œuvres en Baybayin, Photo by Christian Cabuay on Foter.com / CC BY-NC-SA
Voir plus d'articles de cet auteur