Le nomadisme est un terme à la mode, et même un mode de vie qui reprend du poil de la bête. C'est du moins ce que l'on aime à croire dans nos sociétés sédentaires. Le travailleur nomade n'est plus attaché à un espace de travail physique, il vaque à ses occupations d'un endroit à l'autre, emportant son bureau virtuel partout avec lui, sous forme d'ordinateur portable, ultraportable, ou même d'un smartphone à l'écran géant.
L'apprentissage nomade, pour sa part, désigne les moments et opportunités d'apprentissage qui nous sont offertes via les technologies mobiles, qui s'affranchissent volontiers des murs de la classe, pour s'affirmer comme une composante de « l'écologie culturelle », selon la formule employée par Laure Endrizzi, de l'INRP, dans un article disponible en pré-publication sur Calaméo. La question se pose aujourd'hui, et se posera avec une acuité encore plus grande dans les années à venir, de la manière d'utiliser ces technologies mobiles dans le cadre scolaire et universitaire. Avec l'accès toujours plus aisé aux objets technologiques qui autorisent la consultation et la production de contenus contribuant à nos apprentissages, l'interaction avec de larges communautés de co-apprenants, le cadre conceptuel de l'apprentissage est en effet remis en question. Les frontières entre intérieur et extérieur des lieux d'apprentissage tendent à disparaître, tout devient occasion d'apprentissage, sous le contrôle de l'apprenant : « La nature ubiquitaire (n'importe où, n'importe quand) des expériences d'apprentissage mobiles et personnelles (…) favoriserait la contrôle de la démarche, informelle, par l'apprenant et soutiendrait la collaboration avec d'autres apprenants, tout en rendant le contexte signifiant, c'est à dire susceptible d'influencer de différentes manières les activités de l'apprenant ».
Peuples nomades : tous les lieux sont bons pour apprendre
Effectuons maintenant un grand saut, dans l'espace et la culture, oublions un bref instant notre obsession technologique et rendons-nous chez les nomades, les vrais, ceux qui se déplacent au gré des pâturages (pasteurs), des bancs de poissons (pêcheurs) ou des travaux à effectuer dans les fermes (ancien mode de vie des Roms d'Europe, désormais abandonné par une population pourtant stigmatisée comme « nomade » et « peu stable »).
Chez ces peuples, le nomadisme structure toute la société, l'identité individuelle et collective. L'environnement est l'apprentissage. L'enfant peuhl apprend de tous les actes de sa vie, en s'occupant des bêtes, en jouant avec ses camarades, en se blottissant contre sa mère. Comme tous les enfants, me direz-vous. Mais l'enfant peuhl ne connaît pas la rupture entre apprentissages formels et informels.
Loin de moi l'idée de faire du mode de vie du grand sud marocain, de l'Alaska ou du nord du Nigeria un idéal. Mais leur vie témoigne de l'importance cruciale de l'immobilité dans l'environnement scolaire. L'enfant doit rester immobile sur sa chaise; il doit venir chaque jour, au même endroit. Le système scolaire massivement dominant sur notre planète ne peut composer avec le nomadisme. Il s'agit d'un système sédentaire et statique, tant dans sa localisation géographique que dans l'attribution des rôles dévolus à ses acteurs.
Les enfants nomades et les systèmes scolaires sont maintenant en contact. Comment les Etats s'y prennent-ils pour diffuser l'éducation formelle dans ces milieux si rétifs à la sédentarisation et plus généralement à tout espace fermé ?
Scolariser les enfants nomades
Certains apportent les contenus jusqu'aux campements. C'est notamment ce qui se passe depuis près de 20 ans au Nigeria, qui diffuse des programmes par le biais de la radio et déplace ses classes (tente, bateau...) au plus près des enfants.
Selon le même principe, en France, des enseignants volontaires font l'école une journée par semaine sur les aires où sont rassemblés les gens du voyage.
Au Sénégal en revanche, on préfère stabiliser les enfants, même quand les parents sont repartis en brousse. La mise en place de cantines scolaires constitue un puissant argument en faveur de la scolarisation, dans la mesure où les parents, même absents, seront assurés de voir leurs enfants manger une fois par jour.
Autre exemple, celui de la République centrafricaine : là, ce sont les familles autrefois nomades, dépossédées de leurs bien et sédentarisées, qui demandent l'école pour les enfants et s'organisent pour en créer là où il n'y en a pas. Détachés de leur structure sociale traditionnelle, les enfants n'ont en effet plus grand chose à faire, et les parents se rendent bien compte de l'importance de savoir lire et écrire pour s'intégrer dans la société sédentaire.
La question n'est donc pas de débattre de l'importance des savoirs fondamentaux, puisque tous, nomades ou pas, semblent d'accord pour les acquérir, et reconnaître le rôle des autorités éducatives pour cela. La question est plutôt celle des modes et lieux d'acquisition de ces savoirs, et de la responsabilité de chacun des acteurs en présence dans les processus d'apprentissage.
Et à ce niveau, le nomadisme peut encore nous fournir des enseignements.
Le nomadisme comme alternative aux aprentissages formels
Il est en effet remarquable que certaines écoles « différentes » se réclament du nomadisme, même lorsqu'elles sont installées dans de solides bâtiments de briques. C'est le cas de Pédagogie nomade, une école située à Limerlé, dans la province du Luxembourg, en Belgique.
A la lecture des documents qui décrivent les principes pédagogiques et d'organisation adoptés dans cette école, à l'écoute des témoignages des enseignants, élèves et parents qui ma fréquentent, on comprend l'importance de l'auto-gestion, mais où se cache donc le nomadisme ?
Deux élèves nous donnent la réponse : « A l’école, on te demande d’apprendre pour ta vie future, mais il n’y a pas d’obligation du “où apprendre et comment”, raconte Moïse. C’est pour cela que ça s’appelle Pédagogie Nomade, car on apprend dans tous les coins : chez soi, à la biblio, en travaillant avec des amis ou en vous parlant alors que j’ai cours… C’est ce qu’on appelle le droit d’errance, enchaîne sa camarade Violette, qui loge dans une caravane adossée à l’école. On peut être présent à l’école et absent dans sa tête. Ici, on insiste davantage sur la présence dans la démarche que sur la présence physique ».
"On apprend dans tous les coins". "On insiste davantage sur la présence dans la démarche que sur la présence physique". Nous voici effectivement en plein nomadisme, un jour ici, l'autre jour là, mais tenant solidement le fil de la cohérence et de l'activité qui réclame ces déplacements. L'apprentissage surgit là où on ne l'attendait pas forcément. Le jeune est également force de proposition et les séquences de cours laissent la porte ouvertes à ses suggestions.
Pédagogie nomade s'est largement inspiré du Lycée expérimental de Saint Nazaire, en France, qui depuis 25 ans fonctionne en cogestion et a adopté le libre choix d'activités comme principe structurant des journées. Ce qui n'empêche pas (tout comme en Belgique, d'ailleurs) les élèves de se plier aux évaluations et de préparer les examens nationaux. Mais ils sont largement plus acteurs de leurs apprentissages que les jeunes qui supportent passivement (de moins en moins, et c'est bien le problème, cette agitation dans un cadre qui ne supporte que l'immobilisme) les contenus et méthodes d'enseignement dans la majorité des établissements.
Le nomadisme, c'est dans la tête !
On le voit : le nomadisme, c'est une question d'attitude, de latitude également, latitude donnée à ceux qui apprennent, avec l'objectif d'une autonomisation croissante dans la gestion de leurs apprentissages.
Ce qui nous ramène aux TIC et aux apprentissages nomades. Car les technologies mobiles, la disponibilité des contenus et les possibilités d'interaction en communauté constituent une brèche de plus dans la forteresse des savoirs inégalement distribués par un système qui, dans ses principes fondamentaux, a décidé une fois pour toute de qui sait et qui ne sait pas, où on apprend et où on se la coule douce.
Ne nous berçons pourtant pas d'illusions : les tablettes, smartphones et autres bureaux virtuels dans les nuages ne nous rendront pas nomades. Le nomadisme se conçoit comme une force de l'esprit et un comportement, qui signalent à l'observateur que celui-là refuse de se laisser enfermer dans les cadres physiques et conceptuels, qu'il est libre d'apprendre ce qu'il veut, quand il veut, et de le partager avec sa communauté.
Pour aller plus loin :
Apprentissages nomades : un champ de recherche en émergence, Laure Endrizzi, INRP
Utilisation de la radio dans un programme d'éducation des nomades, Unesco
Les cantines scolaires, une alternative pour favoriser la scolarisation des nomades du Djeri, agence de presse sénégalaise
En république centrafricaine, des enfants de nomades récemment sédentarisés vont à l'école, Unicef
Démocratie à l'école : l'utopie à l'épreuve du réel (Pédagogie Nomade), Monde qui bouge
Pédagogie nomade, une école à vivre (émission de radio à écouter en ligne), Objecteurs de croissance
Lycée expérimental de Saint Nazaire : le savoir avant le bac, Fragil
Photos :
Desert school children, Emilia Tjemstrom, Flickr, licence CC.
Enfant maure de Mauritanie, Christing-O-, Flickr, licence CC.
Enfant inuit du Groenland, Nick Russil, Flickr, licence CC.
Cavaliers kirghizes, ecololo, Flickr, licence CC.
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