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Publié le 22 septembre 2019 Mis à jour le 22 septembre 2019

La joute verbale, une pratique éducative d’appui à la prévention de l’extrémisme des jeunes

Comment la pratique de l’art oratoire permet de prévenir la radicalisation des jeunes ?

<p>Photo: Christian Elongué</p>

Depuis plusieurs années, les attaques perpétrées par des groupes extrémistes ne connaîssent pas de frontières et aucune société n’est épargnée. Les tragédies dont nous sommes témoins frappent tous les continents. Cependant, les jeunes sont plus exposés, étant les cibles privilégiées des stratégies de recrutement. À ce rythme, nous courons le risque de perdre toute une génération de jeunes en proie au désespoir et au désengagement. Face à de telles menaces, la solution unique n’existe pas.

Les réponses sécuritaires sont insuffisantes et ne permettront pas de résoudre les nombreux facteurs sous-jacents qui alimentent l’extrémisme violent et conduisent les jeunes à adhérer à des groupes extrémistes. D’où le besoin de la puissance douce mais efficace de l’éducation, qui doit être de qualité, inclusive et équitable. Dans la suite de cette analyse, je vous présenterai l’usage de l’art oratoire comme méthode éducative et ludique de prévention de l’extrémisme violent des jeunes. Il s’agit de leçons tirées de nos expériences à la tête du Réseau International pour la Promotion de l’Art Oratoire en Afrique, dans les Caraïbes et le Pacifique (RIPAO).

Le débat comme fondement de la citoyenneté

Pourquoi pense-t-on que certains sujets sont « difficiles », « sensibles » ? Pourquoi a-t-on si souvent peur de les aborder ? Tout simplement parce qu’on n’en a pas l’habitude. Malgré la centralité de la liberté d’expression en démocratie, à l’école comme dans la société, certains sujets sont vraiment difficiles à confronter. Nous vivons dans des sociétés dites « démocratiques » caractérisées par la liberté d’expression, mais cette liberté ostentatoire est ostracisée, réservée majoritairement à l’élite sociale ou politique. Bien que les jeunes aient un accès plus aisé aux plateformes – numérique ou non – d’expression, ces dernières véhiculent essentiellement le même discours dominant et uniformisant. La pensée critique est devenue de plus en plus rare, notamment avec l’intelligence artificielle et autres prouesses technologiques, qui réduisent l’effort intellectuel et le débat d’idées dans nos sociétés.

Allergie au désaccord

Selon L. Davies, l’extrémisme violent c’est : « quand on ne tolère pas d’opinions différentes ; quand on considère que son propre point de vue est sans appel, quand on ne laisse aucune chance à la différence de s’exprimer et quand on veut imposer son point de vue à autrui, au besoin par la violence ». Et cette violence est quasiment omniprésente, au foyer, dans les écoles, dans la rue, dans les administrations, dans la répression policière… Les jeunes qui grandissent dans de tels contextes ne se sentent pas respectés et sont très souvent amenés à perpétuer ce cercle vicieux en engendrant d’autres formes de violences extrêmes.

Pourtant la pratique de l’art oratoire, notamment le débat contradictoire et structuré permet de développer des compétences critiques et comportementales comme le respect de l’autre, l’écoute, la tolérance etc. Débattre permet d’ouvrir la parole, parce que les jeunes ont besoin de s’exprimer, parce qu’ils ont besoin d’être écoutés. Le débat est un point de départ de la démarche vers la connaissance, et non sa destination. La pratique du débat permet aux élèves comme les adultes d’apprendre à « s’exprimer en je », à « écouter l’autre », à « éviter tout jugement », à « faire la différence entre les faits et les émotions », à « accepter d’être en désaccord » et à « rechercher constamment la bienveillance ». Par cette culture du débat constructif, le RIPAO cherche simplement à encourager et promouvoir l’esprit de citoyenneté active et responsable. Nous allons revisiter une pratique démocratique à la fois ancestrale, très facile d’accès et pourtant trop souvent oubliée : la joute verbale.

Comment la pratique du débat limite-t-elle la radicalisation des jeunes ?

Une des formes de pratique du débat est observable dans la joute verbale qui consiste, à échanger sur les positions adverses d’un même thème, mais avec la particularité de ne pas pouvoir choisir sa position. La joute verbale permet aux jeunes de donner leur avis sur des thématiques qui les concernent et desquelles leur opinion a souvent été exclue.

On peut jouter à la fin d’un cours, lorsqu’il reste quelques minutes de libre ou lorsque l’actualité le nécessite. Nous avons ainsi organisé de nombreuses joutes à l’Université Senghor d’Alexandrie, l’Université de Dschang, Yaoundé, de même que dans des établissements secondaires.  Puisque personne ne défend a priori sa position personnelle, la joute permet aussi d’exposer tous les arguments, même ceux qui fâcheraient certains (« on peut les dire puisque c’est pour jouer »). In fine, la pratique de la joute fait comprendre que la parole est cruciale dans notre société, pour se mesurer aux autres d’une part, mais aussi pour collaborer et avancer ensemble.

On peut aussi utiliser un format plus structuré pour approfondir la diversité d’arguments d’un sujet plus complexe. La pratique est vraiment intéressante à plus d’un titre. Elle est, pour chaque jeune, l’occasion de se dépasser dans cet exercice pas si évident qu’est l’argumentation en public. C’est un outil formidable pour permettre de se remettre en question. Comme ils ne choisissent pas leur position, les jeunes sont obligés de s’approprier les arguments des autres.

Les activités oratoires fournissent ensuite, pour l’auditoire, de nombreuses occasions ludiques d’apprendre comment parler sans jugement, de manière moins violente, de manière plus convaincante.

Ainsi, les joutes verbales sont des espaces où l’on peut parler de tout, tout en donnant des outils concrets pour arriver à le faire bien. Pour que la joute se passe correctement et qu’elle soit efficacement éducative, le rôle du moniteur encadrant est crucial. Il s’agit de garantir que les débats soient respectueux, et de s’appuyer sur les échanges pour apprendre aux jeunes à parler mieux : pour se faire comprendre, pour avancer ensemble. Il est aussi important d’encourager la participation et de se positionner comme garant des échanges respectueux.


Modus operandi

Phase 1 : Avant la joute.

Voici quelques sujets pouvant faire l’objet d’une joute verbale :

Cette Chambre pense que (CCPQ) les médias doivent divulguer l’identité et les photos des terroristes.

CCPQ on doit privilégier la sécurité à la liberté dans un contexte de radicalisation.

Après l’annonce des différentes motions ou thématiques, les orateurs ont quelques minutes pour :

  • Préparer une joute d’équipe
  • Se répartir en équipes et explorer le thème sur les deux axes de la thèse et l’antithèse.
  • Développer l’argumentaire et la stratégie d’équipe pour remporter la joute.

Durant cette phase préparatoire, les jeunes réalisent qu’il est presque toujours plus facile de trouver des arguments sur la thèse qui s’alignent avec leurs valeurs et principes. Par contre, trouver des arguments pour l’antithèse est un exercice beaucoup plus complexe qui nécessite de penser comme l’Autre, de se placer de l’autre côté et d’apprécier la thématique sous un angle différent. C’est cette gymnastique mentale et intellectuelle qui ouvre les portes du dialogue avec la différence et prépare, parfois inconsciemment, le jeune à adopter une approche critique de tout.  

Selon le nombre de jeunes, on peut répartir les rôles de plusieurs manières. Il est possible de faire jouter tous les jeunes, éventuellement en faisant travailler des groupes différents sur des thèmes différents. Il est important de déterminer les équipes dès le stade de la préparation, de manière à stimuler leur organisation et leur coopération. Le jury doit systématiquement rappeler que l’on peut être en désaccord sans devenir ennemi. Le but n’est pas que tout le monde soit du même avis : c’est que tout le monde puisse être entendu et que tout le monde soit respecté. Or le respect est une valeur à défendre et à promouvoir si nous voulons contribuer à la prévention des extrémismes violents.

Phase 2 : Pendant la joute

Pratiquement, celle-ci nécessite d’organiser la pièce selon le schéma suivant :

Le jury peut se composer d’une, de deux ou de trois personnes, selon les ressources. Il est chapeauté par un président qui a pour rôle de gérer les débats. En début de séance, il présente brièvement les intervenants ainsi que le sujet, puis les invite à exprimer leurs émotions uniquement par rapport au sujet.

 Il procède ensuite au tirage au sort, détermine l’équipe du  « pour (Gouvernement)» et du « contre (Opposition)» et donne enfin le signal de départ. Lors du débat, il donne la parole à tour de rôle à chacune des équipes. Cependant, le jury doit éviter tout jugement.

Disposition de la salle pour une joute verbale.

Les capitaines commencent par présenter leurs équipes respectives, puis la joute peut commencer, l’équipe « pour », parfois appelée « Gouvernement », ayant toujours l’honneur de lancer le premier argument. Les équipes prennent la parole, tour à tour, par l’intermédiaire d’un seul de ses membres.

Phase 3 : Après la joute

Le président du jury entrain de donner la rétroaction aux différents orateurs.

À la fin de l’activité, le jury commente les arguments des uns et des autres en commençant toujours par encourager les points positifs. En plus de travailler la confiance en soi, ces commentaires visent à faire réfléchir sur la qualité des arguments et des stratégies oratoires déployées. Il ne faut pas non plus hésiter à commenter le non verbal dans la communication des jeunes. Le jury doit cependant éviter tout jugement moral.

Pour aider le jury dans sa tâche, je leur propose d’utiliser les 5 critères d’évaluation ci-dessous :

  1. Clarté des propos et de l’argumentation : maitrise du sujet, précision de l’analyse…
  2. Capacité à répondre aux arguments adverses (à « rebondir » sur les positions adverses)
  3. Esprit d’équipe : collaboration, distribution du temps de parole, stratégies collectives….
  4. Éthique du discours : absence d’agressivité, de jugement, d’attaques personnelles etc. par exemple, plutôt que de dire « les étrangers sont tous des menteurs », on peut ainsi amener un jeune à réfléchir et, à reformuler en « je vois les étrangers comme des menteurs » ou en « on m’a dit que les étrangers étaient des menteurs », voire encore en « j’ai été dupé par une personne d’origine étrangère ».
  5. Qualité de l’expression non verbale (postures, attitudes, regard, sourire…).

Culture et tolérance

La pratique du débat structuré à travers la joute verbale, permet d’aborder des sujets sensibles, de décentrer les positions de base, de se mettre à la place de l’autre, d’approfondir certaines thématiques, de favoriser le travail d’équipe et la prise de parole collective.

Je pense qu’il y a lieu aujourd’hui d’encourager l’écoute, le respect et la confiance mutuelle entre jeunes et adultes, de créer un dialogue interculturel soucieux des sensibilités multiples autour des choses qui dérangent et en particulier autour des sectarismes. Au-delà de la liberté d’expression, il faut libérer la parole et la travailler. Au-delà de l’art oratoire, il faut explorer des sources d’informations alternatives et re-découvrir l’importance d’écouter, d’entendre, d’apprendre et de dialoguer.

Pour les jeunes, scolarisés ou non, parler, débattre ou dialoguer est une forme de liberté, une manière de se construire, se confronter à soi-même et à la société pour se positionner et donc prendre sa place en tant qu’être « citoyen ». Partager, se rencontrer par la discussion, c’est comprendre le monde de manière nuancée et variée dans l’ouverture à l’autre, avec toutes ses différences. Enfin, débattre c’est prendre sa place en tant que citoyen dans une société multiple, en constante évolution.

Notes et références

  1. ODD 4 : « Assurer à tous une éducation de qualité, équitable et inclusive, et promouvoir des possibilités d’apprentissage tout au long de la vie ».
    http://www.unesco.org/new/fr/education/themes/leading-the-international-agenda/education-for-all/sdg4-education-2030/
     
  2. Bureau international d’éducation de l’UNESCO.
    http://www.ibe.unesco.org/en/glossary-curriculum-terminology/w/whole-schoolapproach
     
  3. Forum mondial de lutte contre le terrorisme. Mémorandum d’Abu Dhabi sur les bonnes pratiques en matière d’éducation pour lutter contre l’extrémisme violent.
    https://www.thegctf.org/Portals/1/Documents/Framework%20Documents/A/GCTFAbu-Dhabi-Memorandum-FRE.pdf    
     
  4. Raihani, H., mars 2011. « A whole-school approach: A proposal for education for tolerance in Indonesia ». Theory and Research in Education, vol. 9, n° 1, pp. 23-39.
     
  5. Recommandations formulées par des participants à un atelier consacré à « La lutte contre l’extrémisme violent : quel rôle pour les programmes de sport, d’art et de culture ? » organisé par le Centre mondial sur la sécurité coopérative (CGCC) et Hedayah, les 21 et 22 mai 2014, Émirats arabes unis.
    http://www.globalcenter.org/events/countering-violent-extremism-what-role-forsports-arts-and-culture-programs
     
  6. Les bonnes pratiques sur l’utilisation de la mobilisation communautaire et de la police communautaire pour lutter contre l’extrémisme violent.
    https://www.thegctf.org/Portals/1/Documents/Framework%20Documents/A/GCTF-CE-and-COP-Good-Practices-FRE.pdf
     
  7. OSCE/ BIDDH. 2007. Toledo Guiding Principles on Teaching about Religions and Beliefs in Public Schools.
    http://www.osce.org/odihr/29154?download=true  


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