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Publié le 22 avril 2019 Mis à jour le 22 avril 2019

L'évolution du secteur ouvrier du 21ème siècle par l'exemple des manufactures d'horlogeries

Quand on demande des super compétences pour être ouvrier

Source Pixabay

Je vis dans la Vallée de Joux, une vallée à 1000 mètres d’altitude dans le Jura suisse où se maintiennent deux grands secteurs d’activités traditionnelles : l’horlogerie et l’élevage pour la production de lait afin de faire du fromage.

Cette duo-mixité est historique. Au 12ème siècle les moines on fait venir des familles travailleuses et courageuses dans ce lieu forestier aride et austère afin de le défricher et d’y installer des fermes. L’été tout allait bien, mais l’hiver... Que faire pour survivre quand il y a deux mètres de neige à l’extérieur ?

C’est pour cela que dès le Moyen-Âge s’est mise en place une activité artisanale de pièces détachées, puis de fabrication de mécanismes, puis de montres et plus tard de complications.

“Les critères de définition des ouvriers restent très difficiles à établir pour une bonne partie du XIXe s. D'un côté, la limite est floue entre les petits agriculteurs qui complétaient le revenu du ménage par une activité artisanale occasionnelle exercée par eux-mêmes ou leur épouse, et les ouvriers à domicile dont l'autosubsistance alimentaire était très faible.

D'un autre côté, toute la famille participait au travail à domicile, qui était donc en premier lieu un travail de femmes et d'enfants… L'horlogerie fut elle aussi un important pourvoyeur de travail à domicile, avec un maximum d'environ 55 000 à 60 000 personnes employées vers 1870. Le premier recensement systématique des ouvriers à domicile fut effectué en 1905 à l'occasion du recensement des entreprises. Parmi les 92 162 travailleurs à domicile, presque trois quarts étaient des femmes et les principales branches d'activité étaient la broderie (35 087), la soierie (22 454), l'horlogerie (12 071) et l'habillement (9221).

Selon des observateurs de l'époque, le phénomène aurait été encore plus répandu. Certains ouvriers à domicile jouissaient d'une situation confortable (par exemple dans la broderie, l'industrie horlogère et la rubanerie), mais, à partir de 1900, ils furent surtout regardés comme une couche sociale à la condition extrêmement précaire. De fait, ils restèrent exclus des progrès de la législation sociale; en outre leur isolement et leurs qualifications souvent modestes entravaient la communication et par conséquent les possibilités d'action collective”.

Source : Dictionnaire historique de la Suisse - 2010
http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F16386.php?topdf=1

Ici, ce sont les huguenots qui ont pris le haut du pavé, chassant les catholiques plus loin dans les terres vers Morez avec leurs entreprises de taille de pierres et de fabrication de pipes. Au fil du temps, les artisans, sont devenus de petits chefs d’entreprises, puis des industriels pour devenir aujourd’hui, parmis les manufactures de luxe les plus cotées au monde comme Blancpain, Audemars Piguet, Jaeger LeCoultre, Breguet… Avec des prix d’appel de chaque collection de montre à 50’000 euros minimum, ils sont les rois de l’horlogerie de luxe.

Les manufactures emploient des milliers de personnes qui chaque jour passent la frontière depuis la France vers la Suisse

Pourquoi ? Parce que la main d’oeuvre vit dans son pays d’origine à 1 heure, deux heures, 4 heures de là, selon un niveau de vie beaucoup plus bas, ce qui les incite à accepter des salaires moindres que s’ils résidaient en Suisse. Et ces employés frontaliers gagnent peut-être le double de ce qu’ils gagneraient s’ils travaillaient en France. Un salaire minimum en Suisse étant autour des 4000 CHF alors qu’en france, il est à 1000 Euros (environ 1200.- CHF). Les niveaux de vie allant de 1 à 4, de multiples possibilités de grilles salariales peuvent être déployées par les employeurs suisses.

La fluctuation du marché est le gros souci de ces manufactures. Par moment ils peuvent avoir de grosses commandes et à d’autres périodes de l’année leur portefeuille de commandes sera momentanément vide. Alors commence à apparaître le problème de gestion des ressources humaines et de leurs qualifications. Quand il n’y a plus de travail, la logique financière est de licencier et quand il y a du travail d’engager. Mais ce n’est pas si simple entre les lois et conventions qui protègent les salariés et les formations au savoir-faire mais aussi au savoir-être.

Les spécialistes sont difficilement licenciables. On les fait souvent venir de loin; ce sont presque des artistes dans leur domaine.

S’ils sont licenciés, ils ne reviendront pas car leur savoir faire est tellement unique qu’ils vont trouver à se recaser rapidement et ce sera alors l'équivalent d'une hémorragie des savoirs-faire. On ne peut pas les licencier dans une logique de production de luxe car cela mènerait à une baisse de la qualité des produits ou à un ralentissement de la production due à des périodes obligatoires et temporellement incompressibles de formation ou d’autoformation à l’ouvrage.

Les cas des anciens employés, mieux payés que les autres, sont techniquement assis sur un siège éjectable. Mais il serait illogique du point de vue de l’atelier et du service qualité de s'en débarasser car ils ont capitalisé des mines de savoirs à transmettre aux autres et en particulier l’histoire de l’entreprise, du pourquoi on fait comme ceci et pas comme cela et qui a pour effet de maintenir la perfection d’une pièce. Leurs départs sont des drames pour les chefs d’ateliers, pour les vendeurs des boutiques et des sueurs froides pour les gestionnaires financiers.

“Face à cette exigence du changement permanent, les anciens apparaissent comme embarrassants. Vous expliquez que leur expérience est disqualifiée et leur expertise oubliée. Comment cette disqualification se met-elle en place ?

Il faut éviter, quand on est manager, d’avoir des gens capables d’opposer un autre point de vue en s’appuyant sur les connaissances issues d’un métier ou de leur expérience. Si un salarié revendique des connaissances et exige qu’on le laisse faire, c’est un cauchemar pour une direction. Or, les seniors sont les gardiens de l’expérience, ils sont la mémoire du passé. Ça ne colle pas avec l’obligation d’oublier et de changer sans cesse. Il y a donc une véritable disqualification des anciens. On véhicule l’idée qu’ils sont dépassés, et qu’il faut les remplacer”.

Source : « La dictature du changement perpétuel est le nouvel instrument de soumission des salariés » - mars 2018 - NOLWENN WEILER -
https://www.bastamag.net/La-dictature-du-changement-perpetuel-est-le-nouvel-instrument-de-soumission

Mais, quand on travaille dans le luxe, même si on brasse des millions, est-ce vraiment aux financiers qu’il faut laisser les décisions ?

Pour les ouvriers hautement qualifiés et les anciens, non. Mais pour l’ouvrier de base, car, même dans l’horlogerie de luxe, cela existe. C’est celui qui est interchangeable, celui qui est polyvalent. C’est celui qui a fait une école d’horlogerie, mais qui n’a pas développé de capacités artistiques ou techniques extraordinaires. Celui-là va être re-formaté sur le tas.

Pourquoi re-formaté ? Car chaque maison d’horlogerie a son savoir faire et son identité d’entreprise. Et, si cela se passe bien pour les anciens qui sont rodés, c’est plus délicat pour les jeunes ceux qui sortent de l’école. Les écoles d’horlogerie forment des artistes et non des ouvriers polyvalents. Ceci cause de gros problèmes d’intégration et de formation interne. Cela peut casser des carrières avant même d’avoir commencé.

“ Enfin, le statut même de l’emploi et du travail ouvrier est lui aussi en évolution. La désaffection des jeunes pour les métiers ouvriers est en voie de provoquer une pénurie d’ouvriers et ouvrières qualifiés dans de nombreux secteurs et ce malgré la diminution progressive des emplois ouvriers ; ce phénomène conduit les collectivités publiques et les entreprises à prendre des mesures de revalorisation de la formation ouvrière et à trouver des processus différents et plus rapides d’accès à la qualification.”

Source : Revue française de Sciences sociales - octobre-décembre 2007 :
De la formation professionnelle en Suisse
https://journals.openedition.org/formationemploi/1260

Est-ce que l’école leur aurait menti sur la nature de leur métier pour les attirer vers ces formations ouvrières en leur faisant miroiter un métier artistique ?

Dans beaucoup de cas, qu’il soit jeune ou vieux, le travailleur standard n’a plus ni de contrat indéterminé, ni de contrat déterminé. On ne lui propose plus dans beaucoup de cas qu’un contrat d’intérim et aux apprentis, on leur demande de former l’apprenti suivant. Ainsi, l’employé entre dans des cycles formatés par les lois censées les protéger. Il va travailler plusieurs mois en intérim jusqu’à épuisé son quota légal, puis il sera dans une situation de chômage pendant un certain temps avant de pouvoir réintégrer l’entreprise. Si il a de la chance, s'il a laissé un bon souvenir à ses collègues, si les contrats sont assez abondants et si un nouveau, sorti de l’école n’a pas pris la place.

Si déjà, le formatage aux techniques et à la culture est essentiel, Il faut noter aussi la notion d’honnêteté et de fidélité à l’entreprise en raison de la concurrence d’une maison par rapport à une autre.

Un employé qui passe d’une entreprise à une autre aura des difficultés à se faire réembaucher par la première. Il y a des secrets de savoir-faire et de fabrication en jeu. Des différences de formatages autour de la rigueur, quelques fois difficiles à désapprendre, ne sont pas compatible avec l’agilité intellectuelle nécessaire pour passer d’une entreprise à une autre. C’est aussi une façon de dire non à ceux qui ont eu du mal à intégrer la culture d’entreprise. Mais, de toute façon tout le monde est inter-lié et les rumeurs vont vite.

“Le maintien des principes de base a néanmoins été complété par plusieurs mesures d’extension, de renforcement et de revalorisation. La création de réseaux de formation, soit la mise en commun de ressources de formation entre entreprises, permet désormais à de petites entreprises d’offrir une formation complète à un apprenti. On parle dans ce cas de formation triale”.

CF : Revue française de Sciences sociales - octobre-décembre 2007 :
De la formation professionnelle en Suisse

Est-ce que ces formations tri-partites sont bien compatibles avec les secrets de l’horlogerie ? Il semble que non pour les adultes. Serait-ce possible pour les apprentis ?

De la même façon ces ouvriers du luxe travaillent des matières nobles et il est essentiel pour les entreprises de pouvoir faire confiance à leurs employés dans la limites des points de contrôle aux entrées et sorties et au cours des phases de fabrication. La confiance et le contrôle sont au coeur de ces préoccupations qui peut faire ou défaire une carrière. D’un côté, on leur demande une éthique rigide, de l’autre, une fidélité sans faille sous peine d’être exclus pour toujours et en même temps d’être agiles dans l’entreprise et souples face aux contrats d’intérim qui vont et qui viennent au grès des marchés et des lois.

L’agilité permanente et le cadre en mutation sont sources de déstabilisation voire d’insécurité

“Dans toutes les entreprises – que ce soit dans l’industrie ou dans les services – on change régulièrement les logiciels, on recompose les services et départements, on redéfinit les métiers , on organise des déménagements, on externalise, puis on ré-internalise... Ce faisant on rend les connaissances et l’expérience obsolètes. On arrive même à transformer de bons professionnels en apprentis à vie ! Les gens sont perdus.

Les salariés le disent d’ailleurs de manière très explicite : « Je ne sais plus où je suis dans l’organigramme. Je ne sais pas de qui je dépends. » Ils sont totalement déstabilisés, se sentent en permanence sur le fil du rasoir et se rabattent sur les procédures et les méthodes standards comme sur une bouée de sauvetage. Mais ces procédures et méthodes standards ne sont définies et maîtrisées que par les directions… Les salariés se retrouvent en proie à des doutes terribles. Ils se sentent impuissants, incompétents. Ils sont obligés de mendier des aides techniques. Leur image de soi est altérée. Ils ont peur de la faute, de faire courir des risques à autrui. Ces méthodes les jettent dans une profond sentiment d’insécurité”.

CF : « La dictature du changement perpétuel est le nouvel instrument de soumission des salariés

L’entreprise cherche des super ouvriers, stables dans la tête, adaptable à toutes les mutations, les changements de postes de travail, les changements technologiques. Mais, est-ce que tout le monde peut répondre à cette demande ? Entre les bons écoliers peu créatifs qui vont prendre les postes à responsabilités et les faiseurs non diplômés qui seront rejetés dans leurs évolutions hiérarchiques...

La dictature administrative du diplôme en Suisse bloque d’excellents éléments vers la progression professionnelle.

“L’accès à la qualification par la seule formation « sur le tas », sans formation officielle, bien qu’encore présente sur le terrain, n’est plus guère à l’ordre du jour, comme le laissent penser les propos des ouvriers et de leurs employeurs. Ainsi un mécanicien, lui-même diplômé, relevait que dans les années 60 « il y avait des gens qui étaient très habiles sur les machines, même en n’ayant pas fait d’apprentissage, ça devenait des spécialistes qui étaient capables de faire le travail comme un homme avec certificat. Parce qu’avec les années, ils s’étaient fait la main comme on dit ». Il ajoute qu’aujourd’hui ce type d’ouvrier a pratiquement disparu.

Un horloger, formé sur ce même principe, et qui au fil des années est devenu l’un des meilleurs ouvriers de l’entreprise, relevait lui que son parcours « aujourd’hui, c’est de moins en moins [possible], parce que maintenant tous les jeunes arrivent avec un papier, j’entends avec un certificat ».

Dans le même esprit, une ouvrière sans formation initiale ni titre reconnu, qui réalisait un CFC d’horlogère (Certificat Fédéral de Capacité) selon l’article 41 au moment de l’étude, déclarait que le suivi d’une formation officielle était devenu pour elle le seul moyen de pouvoir accéder à des postes plus intéressants : « Je n’osais pas demander ou je me disais que comme ils nous appellent ouvrières petites mains, je n’avais pas de qualifications, donc je n’osais pas non plus trop demander»”.

CF : Revue française de Sciences sociales - octobre-décembre 2007 :
De la formation professionnelle en Suisse

Il est interessant de constater qu’il faut être théoricien pour faire un art appliqué. Cette dérive, liée au problèmes de recrutement des RH, est une façon pour eux de se protéger de l’échec au recrutement. Mais, c’est aussi pour l’entreprise une grave paupérisation de son potentiel de management. Le seul problème réel qui pourrait arriver est dans le cas où elles accédraient à des postes de formateur devant théoriser leur cours. Là, elles seraient peut-être handicapées. On retrouve le même cas de figure dans les progression de filières professorales : la formation universitaire versus la formation appliquée ou du terrain.

L’horlogerie est passée au delà de ce blocage en mettant en place une nouvelle filière non officielle

“À ces procédures en voie d’officialisation, il faut ajouter un autre phénomène plutôt nouveau. Comme nous l’avons vu plus haut, les entreprises horlogères et de fabrication de machines n’hésitent pas à favoriser la reconversion de personnes détentrices d’un CFC dans une autre branche.

Ces personnes sont intégrées dans la production moyennant une formation interne dont la durée peut s’échelonner de quelques mois à plus d’une année. Ainsi, typographes, boulangers, bouchers, cuisiniers ou autres se retrouvent dans la profession d’horloger ou de mécanicien. Il n’est pas possible de chiffrer l’ampleur de ces recrutements, mais ils ne sont manifestement pas négligeables”.

CF : Revue française de Sciences sociales - octobre-décembre 2007 :
De la formation professionnelle en Suisse

Favoriser la reconversion constitue peut-être une piste d’évolution pour les centres de formation traditionnels et réalisera le lien entre les formations de l’école et les besoins des ouvriers.

Source image: Pixabay Geralt
 


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