Apprendre : une nécessité organique
En 2050, 70% des humains habiteront en ville. La ville apprenante devient un enjeu dont l’UNESCO en identifie les caractéristiques essentielles. La ville densifiée et de plus en plus étendue devient non seulement un élément du paysage au sein duquel le beffroi ou une tour dépasse au loin, mais entièrement le paysage à contempler tellement le regard peine à l’embrasser d'un coup d'œil.
La ville métropolisée est devenue, par son expansion spatiale, un élément clé du territoire. Les concentrations humaines semblent augmenter les possibilités et les ressources pour le développement commun, mais en même temps des comparaisons sociales et des effets de compétition sont exacerbées. Les datacraties urbaines qui se mettent en place doivent composer avec les territoires qui les abritent. Apprendre de son territoire et pour son territoire sont des enjeux de vivre ensemble qui croissent en même temps que le territoire se développe[i].
La ville et le territoire sont deux approches de l'espace qui se complètent et se nourrissent de leur énergie mutuelle. Ces interactions induisent des possibilités d'apprentissages spécifiques selon les rencontres. La question de meilleurs équilibres entre concentration et dispersion des savoirs se pose.
La spécificité des territoires au regard des réseaux
La question de la proximité est à l'honneur; tout se passe comme si après avoir glorifié le tout distanciel pour faire nos courses, pour rencontrer l'âme sœur, pour faire des affaires ou pour apprendre, nous avions besoin d'un peu plus d'écoute et de considération. Une articulation opère avec d'un côté des réseaux et de l'autre des territoires que l’on qualifie d’innovants ou de résilients, par exemple Loos en Gohelle.
Les réseaux se représentent facilement comme une toile d'araignée, caractéristique avec ses points de rencontres et ses bifurcations. Ce qui saute à l'œil dans les visuels qui les représentent, ce sont les zones blanches (souvent la plus grande superficie), celles qui ne sont pas couvertes par un trait. Sont saillants les discontinuités, les nœuds, la diversité des cheminements possibles. Les réseaux multipolaires et décentralisés ne cessent de bouleverser les hiérarchies les mieux établies, y compris dans le domaine du savoir.
Les territoires à l'inverse sont des continuités dont la frontière pose toujours question, même pour des îles dont on pourrait imaginer l'isolement. En fait le plateau continental rappelle le rattachement de l'île à un ensemble plus large. Mais le territoire est plus qu'une géographie ou des paysages, c'est aussi une identité d'appartenance, des préférences ou encore un attachement à des idées, des façons de sentir le monde, un terroir. Le territoire c'est d'abord de la terre, des racines, la matrice de communautés humaines sensibles au gré à la tourbe ou au granit dont ils font leur habitat. Les territoires sont des continuités et des proximités physiques, sociales, psychologiques. Ils sont parcourus, ils font l'objet de traces de vie et d'habitations anciennes. Des rituels, des transmissions, des adhérences à des arts de vivre y opèrent.
Réseau et territoire apprenant
Le potentiel d'apprentissage des réseaux sociaux a été étudié. Les territoires aussi peuvent être apprenants, c'est à dire nous rendre capables d'apprendre et de nous développer. Ils ont leur façon propre de le faire. Une esquisse de définition de ce que pourrait être un territoire apprenan : SOL France s'intéresse aux phénomènes invisibles qui distinguent une organisation qui apprend. Non content d'avoir mené des investigations en profondeur sur la question à la suite de Peter Senge ou d'Otto Scharmer, SOL France investit le pouvoir apprenant des territoires.
Le groupe "Apprenance et territoire" animé par SOL France distingue 4 dimensions du territoire apprenant.
- Espaces physiques,
- Flux processus organique vivant,
- Communauté humaine,
- Intention d'une œuvre commune, raison d'être et bien commun.
A partir de ces éléments la définition suivante se dégage :
"Un territoire apprenant est constitué d'espaces physiques au sein desquels des flux, des processus organiques et vivants sont apprenant du fait de communautés humaines qui partagent une intention, une œuvre, une raison d'être et des biens communs."
D’autres groupes d'études s’efforcent de penser la puissance des territoires pour créer du développement humain comme Sol et civilisation, pour favoriser les transitions comme « villes et territoires en transition », ou encore pour favoriser toutes solutions pour éliminer le chômage de longue durée, comme territoire 0-chomeurs longue durée. Quel que soit l’objet pris en référence, humain, environnemental ou social, la nécessité que le territoire apprenne est bien présente.
Façons de révéler en quoi et comment un territoire apprend
Selon une façon sensible et les 4 dimensions énoncées par SOL France, le territoire apprenant est une matrice qui permet l'émergence de l'implicite. Cet implicite invisible qui unit les habitants a été mis en valeur par "l'Institut de l'implicite" qui propose d'en découvrir les spécificités en marchant. Le territoire apprenant se révèle alors comme un système de ressources et de projets qui se découvre et dont on comprend les articulations en cheminant de lieu en lieu.
Selon une entrée technologique du territoire apprenant, ce qui marque l'observateur se sont les infrastructures et les réseaux. Le mouvement des villes intelligentes centrées sur la technologie offre un regard en mode réseau sur les circulations d'information. Les villes structurées de multiples réseaux denses et intelligents et qui se superposent (transports, téléphonie, fibres numériques, compteurs intelligents, vidéo surveillance etc.) possèdent leur anima propre auquel il est possible de se connecter par nos smartphones.
L'égrégore, cette âme de la foule décrite par Victor Hugo pour désigner l'incarnation d'une masse humaine, aurait son pendant électronique incarné par le sentiment de connexion continu a un tout. Nos déplacements sont guidés, les meilleures issues sont balisées, les sorties entre amis sont aidées, une multiplicité de convergences sont facilitées par la topographie de la ville et de ses réseaux de transports, tout autant que par un fléchage électronique constant. Le paysage urbain est doublé d'un paysage numérique qui lui fait écho.
Selon les formes d'ingénierie qui les affectent il est encore possible d'appréhender les villes apprenantes. L'ingénierie de processus coopératif centrée sur les désirs et besoins humains plutôt que l'ingénierie de projets urbains centrée sur le regard du technicien, qu'il soit urbaniste, économiste ou politique est une alternative pour vitaliser le territoire et pas exclusivement le bétonner.
Les méthodes de design pénètre les politiques publiques et conduisent les habitants à vivre de nouvelles modalités d’apprentissage citoyennes comme initié en France par la 27eme région. Et pourquoi ne pas évoquer l'ingénierie de la concertation promue notamment par un diplôme de la Sorbonne ? L’expérience la ville de Kingersheim en Alsace donne à voir une ville où le premier apprentissage du territoire est citoyen et participatif.
La ville est flux avant d'être pierre. Les plus anciennes villes sont lieux de passage ou de confluence, adossées à des fleuves ou juchées sur des sites passants. Dès lors l'étude des groupes et des flux humains, de leurs déplacements et de leurs interactions en dit autant sinon plus de la façon dont le territoire apprend que l'énumération des lieux de savoir.
De nouvelles façons de s'y mettre
Selon les approches de gestion, les spécialistes de l'organisation apprenante sont tentés de rapprocher les 5 disciplines de Pete Senge, décrivant une organisation apprenante avec les territoires : y a-t-il des schémas mentaux territoriaux ? Quelles sont les méta compétences d'un territoire ? Comment s'élabore la vision commune du territoire apprenant ? Quelle discipline gouverne le territoire ? Quelle pensée systémique y prospère? Quelles formes collectives y prédominent ?
Selon leur nature d’habitat, les territoires sont différemment apprenants selon qu'ils sont ruraux, semi-urbain ou métropole. Ils utilisent des ressorts bien différents qu'il est possible d'identifier dans la catégorie du social Learning. Les apprentissages informels revêtent des formes spécifiques selon les socialités établies.
Ruralitic, valorise solidarités débrouillardise et amour du terroir. Pour Xavier Coadic le paysage lui-même est facteur d'apprenance.
"Le paysage rural, par son contexte particulier, permet les conditions d’apprenance, fournit un “confort” pour entreprendre. Ce paysage rural est inspirant par son fonctionnement en processus social mais également parce qu’il reste proche de la “nature”".
Toujours pour Coadic, l’apprenance tend plus à être dans l’expérimentation pour acquérir des connaissances en se confrontant aux zones jusqu’alors inconnues. C'est l'idée de dépaysement; j'apprends parce que je suis immergé dans un paysage inconnu, j'ai franchi la frontière d'un groupe social dont les usages et les pratiques m'enseignent. Le spécialiste des groupes de pratiques Wenger, poursuivant sa théorisation de l'apprentissage au sein des communautés de pratiques, évoque les "practice landscapes" ou paysage de pratiques pour nous mettre en alerte sur les limites et les porosités qui existent entre groupes sociaux, et la façon dont un sujet est connaissable par un groupe spécifique.
Concentration ou dispersion des savoirs
La concentration ou la dispersion des savoirs sur le territoire oppose :
- d'une part la logique d'infrastructures et des bâtiments qui agrègent des traces formalisées de savoirs comme des musées, des bibliothèques, des écoles des hémicycles en tous genres
- et d'autre part des apprentissages informels qui se génèrent en liberté à l'abri du contrôle des institutions.
Les territoires étendus sont des lieux de distribution/dispersion des savoirs, pendant que les villes sont des lieux de capitalisation/concentration de savoir. Cependant, à un moment où le savoir devient moins un stock (livres, objets matériels de savoir) qu'un flux, (circulation accélérée des données en ligne), il est possible de s'interroger sur les nouveaux espaces de création de savoir.
Jusqu'à présent la concentration tenait lieu de vision. On organisait la sérendipité par création de moyeu «hub» (d'entreprise, de jeune-pousse, d'incubateurs), de regroupement d'activités et de fonctions (bibliothèque qui devient Centre d'apprentissage ou ajout d'un lab à une université), ou d'entités administratives toujours plus grosses (union d'universités, pôle de recherche), cette recherche d'effet de taille pour faciliter les rencontres et les hasards heureux ne produit-il pas en contrecoup des paysages par trop semblables qui finiraient par produire de la conformité ?
Des territoires vivants
A voir certains quartiers, villes ou régions en déshérence il est aussi possible d'identifier des territoires désapprenant, ou tout du moins des territoires ou le rapport au savoir est contrarié. Dans le même temps une interrogation se fait jour sur la possibilité qu’un territoire puisse se faire apprenant. Il existerait une illusion qu’une institution se compose d’elle-même, s’apprenne à elle-même. Il est intéressant de comprendre comment certains territoires densément peuplés cultivent l'ignorance et la colère alors que certains territoires ruraux sont résilients.
Tout se passe comme si la rareté obligeait à compter plus sur soi et les proximités humaines. Ces territoires seraient appréhendés non avec le dédain d'un urbain pour son voisin de palier mais plus comme avec le respect rural pour son partenaire de jardin. Si l'on ajoute à cela le potentiel numérique, on voit grandir le potentiel d'apprenance de territoires jusqu'alors placés en marge des grands flux d'échange. Il serait intéressant de s'interroger sur une nouvelle territorialisation des savoirs non pour les émietter mais pour leur redonner de l'air.
Sources
Integral city : La ville intégrale met l'accent sur l'implication des citoyens
http://integralcity.com/
Université européenne de l’innovation publique territoriale - CNFPT
http://www.cnfpt.fr/se-former/trouver-manifestation/universite-europeenne-linnovation-publique-territoriale/national-0
Le philosophe Bernard Stiegler préfère les territoires apprenants contributifs aux smarts cities https://innovapresse.com/acteurs/36375-le-philosophe-bernard-stiegler-prefere-les-territoires-apprenants-contributifs-aux-smart-cities.html
27eme région http://www.la27eregion.fr/
Observatoire de l'Implicite - Instercop https://us11.campaign-archive.com/?u=4ad642769f6d6e5281366537c&id=166625af2a
Sol et civilisations https://www.soletcivilisation.fr/qui-sommes-nous/presentation/
Ville apprenante de UNESCO https://uil.unesco.org/fr/apprendre-au-long-vie/villes-apprenantes
Institut Veolia les villes résilientes https://www.institut.veolia.org/fr
Le Parisien Kingersheim la ville ou le citoyen est roi
http://www.leparisien.fr/politique/haut-rhin-kingersheim-la-ville-ou-le-citoyen-est-roi-27-11-2018-7954665.php
Loos en Gohelle https://www.loos-en-gohelle.fr/loos-ville-pilote/
Urbact https://urbact.eu/
Territoire 0 chomeur de longue durée https://www.tzcld.fr/
Institut des territoires coopératif http://institut-territoires-cooperatifs.fr/
Sol France https://www.solfrance.org/
Villes et territoire en transition https://www.territoiresenliens.org/villes-et-territoires-en-transition/
Villes intelligentes https://www.latribune.fr/regions/smart-cities/la-tribune-de-carlos-moreno/5-villes-intelligentes-et-humaines-617854.html
Ruralitic https://www.educavox.fr/les-reportages/content/313-ruralitic-2017/
Omidvar, O., & Kislov, R. (2014). The evolution of the communities of practice approach: Toward knowledgeability in a landscape of practice—An interview with Etienne Wenger-Trayner. Journal of Management Inquiry, 23(3), 266-275.
Territoires innovants http://www.territoiresinnovants.org/
Territoires résilients https://www.cerema.fr/fr/actualites/villes-territoires-resilients
Wikipédia - Villes intelligences https://fr.wikipedia.org/wiki/Ville_intelligente
Les concerteurs https://www.facebook.com/LesConcerteurs/
Les territoires apprenants ou les illusions d’une pédagogie totale
https://medium.com/@jsPhilippart/les-territoires-apprenants-ou-les-illusions-dune-p%C3%A9dagogie-totale-44adfac98477
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