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Publié le 18 février 2019 Mis à jour le 18 février 2019

Le corps insensé - Les rapports au corps et à l'outil de travail

Du chasseur à la cyber augmentation

Il y a 500 ans le visage du monde occidental changea avec les technologies du 16ème siècle

Pendant des millénaires, l’être humain fut cueilleur et chasseur, sa survie dépendait de sa mobilité physique. Avec la sédentarisation et l’agriculture, il entra dans une aire de développement de son emprise sur le monde, de puissance créatrice, pour faire pousser sa nourriture et sélectionner des animaux. Il commença à créer des outils de production pour l’aider à travailler.

Sa richesse dépendait alors du temps, de la force qu’il allait mettre dans ses activités et de la pertinence de ses outils. Par sa volonté, il façonna un nouveau monde limité par son territoire, celui de sa ferme, de son hameau, de sa ville dans des cycles de saisons déterminés. L’outil était alors le compagnon qu’il avait dans la poche ou alors celui-ci optimisait son mouvement dans un territoire donné et selon des rythmes annuels immuables mais aussi au détriment de sa santé.

“L’avènement de l’agriculture apporta avec lui la crise de mortalité du Néolithique, une chute soudaine et catastrophique de la longévité dont les peuples agricoles ne se sont jamais vraiment remis. La médecine moderne a accompli de grandes choses, mais elle n’a pas encore complètement comblé ce fossé dont il résulte que seule une riche élite est en mesure de bénéficier de la longévité qui était auparavant accessible à tout un chacun”(2).

Lors de la disruption technologique du 16ème siècle, il y eu de grands progrès dans les outils qui créèrent eux-même de nouveaux usages, de grandes mutations de l’homme face à la production et aussi face à son outil de production. De la production personnelle ou familiale, l’homme passa grâce à des outils de plus en plus performants à la production pour l’autre, son voisin, son patron et rapidement pour des centaines d’autres. Bientôt aussi, il y eu rupture des cycles saisonniers. La production de masse permettant avec des stockages adaptés de produire tout au long de l’année ou dans les régions les plus difficiles de façon bi-annuelle. Il passa en quelques générations de l’optimisation d’un territoire à la rationalisation de production. Nous sommes alors entrés dans la pré-industrialisation et l’homme va se trouver attaché à l’objet, voire à l’objet de production.

À cette époque deux des créations fondamentales furent le livre et le rouet. À partir de là, s'en est suivi un emprisonnement social et industriel du corps dans les activités professionnelles à mobilité réduite. Il s’en est suivi aussi une réduction temporelle de l'activité sociale et de la liberté de mouvements aux seuls interstices temporels restants. À l’époque les hommes, les femmes, les enfants travaillent 18 heures par jour sur des outils de productions définis que ce soit pour tisser, teindre, travailler le cuir, fondre les métaux… ou écrire ou publier des livres. L’outil de production de masse a rendu au 16ème siècle l’homme esclave de son travail tout en le limitant dans sa liberté de mouvement et en cassant les cycles naturels de production qui durent et durent encore aujourd’hui.

C’est une réalité encore présente dans notre civilisation avec, pour paroxysme, le taylorisme du 20ème siècle et qui est encore présent dans beaucoup de pays en voie de développement. Car, ils suivent ces modèles de production avec un temps de décalage en fabriquant pour les pays post-industriels, des vêtements, des chaussures, en extrayant des mines des mimerais, etc.. C’est en se détachant de cette réalité, en passant à un autre niveau de développement avec la disruption du 21ème siècle et ses nouvelles technologies que l’on peut se rendre compte du côté non-naturel de ces façons de faire. Lorsque l’on s’insurge contre les situations d’esclavage au travail de ces même pays en voie de développement, en fait on s’insurge aussi et en particulier du passé du 19ème et du 20ème siècle.

16ème siècle, le corps se retrouve enchaîné à l’outil de production

Que s'est-il passé au 16ème siècle ? Là, où la tradition orale millénaire des savoirs permettait au corps toute sa liberté de mouvement, le livre, et plus tard la démocratisation de l'écriture, nous ont enchaîné à des tables puis des bureaux et enfin des ordinateurs. Du livre à l'ordinateur, nous sommes passés à l'ordinateur qui nous a enchaînés aux bureaux professionnels dans un premier temps et au loisir sédentaire par la suite. Le même phénomène est similaire pour le rouet. Là, où avant, la mère filait pour les besoins de sa propre famille, elle s'est retrouvée avec dans les mains un outil qui allait 100 fois plus vite qu'avant. Et cet outil fut l’un des premiers à entraver la mobilité des humains dans le temps et dans l’espace.

Le rouet, puis les métiers à tisser qui vont suivre obligeront donc  les travailleurs des métiers textiles, métiers précurseurs de l'industrialisation, à s’enfermer dans des locaux spécialisés sans plus pouvoir assumer les fonctions familiales multitâches d’antan. Les mères fileuses vont jusqu’à même être remplacées alors par des tisserands masculins. C’est le début de l’aire de l’activité mono-tâche. Alors que la bergère pouvait filer tout en gardant ses moutons ou en s’occupant de ses enfants, l’aire pré-industrielle va détruire la relation de l’homme à son écosystème naturel et familial pour l’obliger à se focaliser sur une seule tâche contre rémunération. Tout d’abord en tant qu’artisan puis rapidement comme employé des industries. C’est aussi la séparation des tâches privées et des tâches professionnelles. Les deux seront séparées jusqu’à la fin du 20ème siècle.

À la fin du Moyen-Âge, on pouvait comprendre le message suivant dans les symboliques sociales : “nature est féminine et savoir est masculin”(1). La femme pouvant difficilement prendre sa place dans ce nouvel écosystème du travail, car incompatible avec sa vie de famille, tout s’est focalisé à partir de la vision masculine de l’époque sur la rentabilisation des savoirs aussi bien intellectuels que des savoirs-faire en dehors de toute notion de sagesse naturelle.

Ainsi le corps qui est le véhicule naturel de l’humain est sorti du jeu pour s’adapter aux contraintes non-naturelles de l’outil de travail. L’usage du corps se limite alors à son interaction avec la machine, qui est une création de l’homme et non plus celle de dieu. C’est l’époque du géocentrisme et de l’héliocentrisme. L’homme prend alors la place de dieu au centre du monde et par la même met aussi la nature, la création de Dieu et donc la femme qui donne naissance aux enfants, de côté.

“Une des découvertes scientifiques importantes de la Renaissance est l'héliocentrisme. En effet, avant l'avènement de cette théorie par Nicolas Copernic (1473-1543), la population européenne du Moyen-Âge croit au géocentrisme, c'est-à-dire que la Terre est au centre de l'Univers et que les autres astres sont en rotation autour de celle-ci. Cette théorie est défendue, entre autres, par l'Église et est expliquée par le fait que la Terre est une création de Dieu. Nicolas Copernic, pour sa part, remet en question cette théorie et prône plutôt l'héliocentrisme, une théorie selon laquelle c'est plutôt le Soleil qui est au centre de l'Univers et que les astres, dont la Terre, sont en rotation autour de lui. Évidemment, les autorités religieuses de l'époque sont totalement contre l'héliocentrisme, car cette théorie rejette l'idée que la création de Dieu occupe une place centrale dans l'Univers”(3).

L’homme par sa dépendance à l’outil de travail, sa création, est devenu dépendant de cette machine qui elle-même au final est l’esclave moderne de l’homme. C’est une notion récente qui est apparue avec l’arrivée des robots et de l’intelligence artificielle. La machine intelligente est assimilée à l’esclave car elle ne reçoit ni reconnaissance, ne touche pas de salaire et n’a aucun statut social. Mais, est-ce que l’intelligence artificielle change réellement le statut de la machine ? En réalité non et donc par déclinaison ascendante, on peut assimiler l’usage de la machine à un esclavage mécanique. Elle remplace les hommes, elle produit, elle obéit, elle n’a pas son mot à dire, on a droit de vie ou le mort sur son avenir. Sa réalité fait d’elle un esclave technique pour plus tard devenir technologique et doté de la pensée.

Comme le travailleur de l’époque devint l’esclave de son patron, bientôt, le travailleur n’aura même plus de visage, ni d'identité, il fera partie de la masse. Il sera standardisé à travers des rôles professionnels, de la même façon que sa production, elle aussi sera standardisée au fur et à mesure du temps. Un mètre de belle étoffe de laine devant être égal à un autre mètre d’une autre étoffe de laine produite dans le même lieu.

C’est aussi les bases du commerce qui change, par là les relations sociales et à nouveau le rapport au corps dont le miroir est celui de la femme. La Ford T de 1920 de la Ford Motor Compagny est strictement identique aux autres Ford T sorties de la même usine. La femme des années 20 lui ressemble, elle est de morphologie austère sans formes. C’est l’avènement des standards contre-naturels et des modes. Mais l’avènement des corps impossibles dans une société où mère nature continue à obéir à ses propres lois naturelles, crée des distorsions quant à l’appropriation des uns et des autres de leur corps. On peut aller jusqu’à le cacher, voir à le laisser de côté.

21ème siècle, le corps est libéré mais il n’y a plus de sens utile de l’usage de ce corps

La pré-industrie du filage est un exemple majeur de la déconnection de l’homme avec son milieu naturel, avec des hommes qui filaient pour les autres et les femmes qui ont arrêté de filer pour faire d'autres activités de la maison. Pendant la Renaissance face à la limitation et à la standardisation, le corps humain a perdu beaucoup de son emprise dans nos vies quotidiennes. Ainsi, notre corps, notre véhicule naturel qui est une machine sophistiquée et résiliente, à été relayé à quelques champs du possible. Comme si on conduisait une voiture de course uniquement en première vitesse ou que l’on freinait un 4X4 avec exclusivement le moteur. Ces voitures ne sont pas faîtes à l’origine pour cela. Mais, comme avec les machines, l’homme s’est adapté et il a oublié les autres vitesses, le frein moteur et le reste de notre carcasse. Le problème, c’est qu’en dehors de quelques loisirs, il ne ressent plus l’utilité de son corps et de ses potentialités.

500 ans plus tard, avec la disruption du 21ème siècle, des phénomènes inverses se produisent en particulier avec l’arrivée des nouvelles technologies et surtout de la miniaturisation. Là, où l’ordinateur prenait le volume de plusieures pièces il y a 70 ans, aujourd’hui il peut tenir dans le volume d’un grain de riz. L'ordinateur se miniaturise, les batteries deviennent de plus en plus performantes, les bureaux traditionnels font place à des espaces de travail où chacun vient avec son informatique personnelle pour quelques heures. L’ordinateur portable personnel, le téléphone mobile personnel, la tablette d’Apple… sont les équipements majeurs qui vont re-formater ou qui suivent le reformatage de nos sociétés. Sont-ils la poule ou l’oeuf ? Sont-ils le message  ? Nous sommes en train d’atteindre un seuil où les maladies seront bientôt des souvenirs, alors faire attention à son corps ou pas, quelle importance, et en même temps la technologie fait tomber les chaînes qui l’attachaient à l’objet de production. Nous somme en train de vivre des mutations majeures.

On retrouve ce phénomène dans plusieurs domaines selon des temps de développement plus ou moins longs et qui convergent tous vers notre époque. Ainsi, les livres de comptes ou religieux ont laissé la place au livre à mettre dans la poche deux cents ans plus tard pour être démocratisé à tous il y a déjà 70 ans avec le livre de poche sous l'impulsion d'Henri Filipacchi (4). Puis les livres ont laissé la place à la tablette ou au kindle, voire au téléphone mobile. D'ailleurs, l’histoire du téléphone est peut-être la plus courte et la plus explicite de ce phénomène. Le téléphone fut accroché au mur pendant un siècle, pour aujourd’hui être complétement libéré de cette contrainte spatiale vers une grande liberté d’action, limitée par la charge de la batterie et la couverture réseau. Alors que cette connection était ponctuelle et géolocalisée hier, elle est aujourd’hui permanente pour beaucoup de gens qui ont leur téléphone à moins d’un mètre d’eux-même en permanence.

“L’attention : un processus de sélection de l’information

Selon Posner & Boies ( 1971), le construit d’attention englobe également les processus de sélection qui permettent d’encoder les informations nécessaires à la réalisation des mouvements”(6).

Beaucoup d'humains ne sont plus prisonniers de l’espace d’activité, ni d’un objet; ils sont libres de choisir le lieux où ils se trouvent pour lire, jouer ou téléphoner, écouter de la musique. Ce n’est plus le corps qui est prisonnier de l'objet ou du lieu, mais l'attention de chacun qui est focalisée sur une autre réalité concentrée dans un objet portable. Si il est possible d’écouter de la musique en courant, c’est encore compliqué de lire un livre en conduisant pour l’instant. C’est même aussi dangereux que d’écrire un texto en marchant dans la rue. Le mouvement sans attention est moins précis et moins puissant et il peut être dangereux si toute l’attention est focalisée sur un univers différent et déconnecté du mouvement. On arrive à une limite physiologique où certains choisissent de s’immerger dans le digital plutôt que d’aller faire du sport. Est-ce une évolution sociétale ? Je dirai plutôt que c’est une phase une transition vers un demain encore plus disruptif que jamais on ne l’a encore imaginé.

“Les nouvelles technologies vont-elles ré-inventer l’homme ?

Dans le cyberespace se développent des associations dites « transhumanistes » qui tentent de persuader nos contemporains de la prochaine émergence d’un homme nouveau, grâce aux technologies nouvelles axées sur la maîtrise du vivant et l’augmentation des facultés cognitives. Vaine illusion ou prospective fondée ?”(7)

Ainsi, on voit apparaître la réalité virtuelle qui va encore aller plus loin dans le digital et qui va casser les limites de la réalité naturelle.  Avec de simples lunettes de réalité mixte, on pourra se connecter à internet, lire ses courriels en marchant dans la rue, sans même plus avoir besoin de l’objet (ni tablettes, ni ordinateurs, ni mobiles).

Le corps va retrouver sa complète liberté d’action, mais pour faire quoi ? C’est là la question fondamentale. Aujourd’hui le corps touche à la santé, au social et aux loisirs. Demain avec les différentes plateformes de i-sport qui sont en train d'être inventées, le sport sera un must, une obligation même demandée déjà par certaines compagnies d'assurance-maladie, avec obligation d'être surveillée par les objets connectés. Mais tout cela ne touchera pas que la santé. Cedla va toucher aussi l'égo et la réussite sociale par le fait devenir un super homme ou une super femme avec des super pouvoirs d’astuce ou d’augmentation technologique. Nous avons vécu 30 ans atypiques de notre histoire de passivité sportive pour demain sans aucun doute passer au sport de santé publique et de téléréalité ou quelque chose du genre. Nous verrons...

Source Image : Pixabay Alexas_Fotos

  1. Les femmes dans la société française de la Renaissance - par Evelyne Berriot-Salvadore - Editions DROZ - 1990
    https://https://books.google.ca/books?id=T4RhEVqSf1EC&pg=PA60&lpg=PA60#v=onepage&q&f=false
     

  2. Traduction de “Hunter-gatherers have less famine than agriculturalists,” -par J. Colette Berbesque, Frank Marlowe, Peter Shaw, and Peter Thompson, Biology Letters 11 (2015).
    http://partage-le.com/2016/03/les-chasseurs-cueilleurs-beneficiaient-de-vies-longues-et-saines-rewild/
     

  3. La science à la Renaissance - http://www.alloprof.qc.ca/BV/Pages/h1455.aspx
     

  4. Le livre de poche - Wikipedia - https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Livre_de_poche
     

  5. Processus attentionnels et apprentissage moteur  - Carole Ferrel-Chapus et Pierre-Karim Tahej - https://www.researchgate.net/publication/41716444_Processus_attentionnels_et_apprentissage_moteur
     

  6. Les nouvelles technologies vont-elles ré-inventer l’homme ?  - par Jean-Michel Besnier - https://www.revue-etudes.com/article/les-nouvelles-technologies-vont-elles-reinventer-l-homme-13818

 


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