“L'évolution de la langue française, depuis ses premiers linéaments,...
...s'est accompagnée progressivement d'un ensemble de plus en plus étoffé d'instruments didactiques qui ont tenté d'en circonscrire le fonctionnement, d'en décrire les structures, d'en élaborer les règles. Mais à côté de ces instruments, les traductions ont souvent joué un rôle non négligeable dans l'élaboration d'une grammaire implicite, en servant de révélateurs de phénomènes majeurs touchant en particulier la syntaxe, mais aussi le lexique, et témoignant de tendances évolutives profondes qui touchent son architectonique, la traduction étant au carrefour de résistances et d'émergences de la langue-cible (le français) entre dépliage explicatif et concentration synthétique”.
Source : Le rôle des traductions médiévales dans l'évolution de la langue française et la constitution de sa grammaire, de Claude Buridant 2003 - https://journals.openedition.org
En occident, les ouvrages de grammaire qui vont permettre les premières traductions - versions écrites et orales du latin vers la langue française apparaissent au Moyen-Âge. Avant cette époque, la langue écrite officielle est le latin. Toutes les autres langues sont dites vernaculaires. À cette époque, les langues étaient non écrites, peu structurées et peu figées. Ces premières traductions du latin vers la langue française ont posé des problèmes à la fois de structuration de la langue, ainsi que pour trouver des équivalences verbales pour exprimer le sens et la philosophie de la langue.
Ælius Donatus, grammairien romain
Il est un des pères de toutes les grammatisations des langues vernaculaires et en particulier celle du français. Son but était d’avoir un outil qui puisse traduire le latin vers les autres langues.
On lui doit une Ars grammatica, antérieure sans doute aux commentaires de Térence. Sa traduction la plus ancienne (écrite entre le XIIIe et le XVe siècle) est «Quantes parties d'oraison sont». L'Ars Grammatica se compose de deux parties :
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la section ars minor — aussi dite Ars prima —, qui est une grammaire élémentaire rédigée sous la forme traditionnelle des questions-réponses et destinée à un public de débutants;
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la section ars maior — aussi dite Ars secunda —, qui est destinée à un public averti et qui est divisée en thèmes (sans questions-réponses). Cette section contient entre autres le vitia et virtutes orationis, un texte concernant la rhétorique.
Pendant tout le Moyen-Âge, d'autres grammaires se sont inspirées de l'Ars grammatica, la plupart en latin, certaines en français. Une série concerne par exemple les langues vernaculaires, dont fait partie la plus ancienne grammaire française connue, le Donait françois, imprimée en Angleterre en 1409 par John Barton. Le titre « Donat » a d'ailleurs fini par être synonyme de grammaire élémentaire”.
Source : wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%86lius_Donatus
Au Moyen-Âge, des transpositions allocentriques [tournées vers l'autre] des ouvrages de grammaire avec pour centre l’Angleterre et pour objectif la systémisation.
Les constitutions de supports didactiques en langue vulgaire ont donc été transférées du latin. C’est un premier point à noter. Mais, le deuxième est plus étonnant. Si le support grammatical du IVe à l’origine des Donats était romain, ceux du Moyen-Âge sont anglais. Pourquoi ? Car, au XIème siècle, suite à la conquête de l’Angleterre par Guillaume Le Conquérant, le français est alors devenu sur l'île la langue des classes cultivées, du pouvoir et des hautes fonctions. Ce sont donc des bilingues anglais / français qui vont définir ce qui sera les bases de la langue française formelle des siècles à venir (À lire : "Grammaire floue" et enseignement du français en Angleterre au XVe siècle… de Dr. Christel Nissille, Suisse).
“...Les panoramas grammaticaux de Donat sont devenus les modèles du traité grammatical pour les siècles postérieurs en servant de base aux premières descriptions des langues vernaculaires dans le monde celtique et dans le monde roman.
P. Swiggers en donne les traits fondamentaux et dresse le bilan des premières grammaires vernaculaires françaises, dont les traités grammaticaux qualifiés d'« allocentriques », dans la mesure où ils s'insèrent dans une production linguistique à orientation pratique ayant pour centre l'Angleterre. Parmi ces traités se place le Donat français rédigé en 1400, que P. Swiggers analyse pour souligner qu'il correspond à un moment de conversion et de transformation dans l'histoire de la tradition : tout en voulant enseigner les structures d'une langue vivante en voie d'expansion culturelle, et pour laquelle il s'agit d'établir une norme, il est surtout l'objet d'une attitude réflexive à propos du modèle grammatical, attitude marquée par un souci de systématisation dont témoigne la présence d'une section morphologique précédant l'analyse des parties du discours, articulée en deux volets théoriques.
Un autre facteur de transformation (ou d'adaptation) est la reconnaissance de structures propres à la langue vernaculaire, en particulier par sous-emploi (évacuation des verbes déponents [qui ne se conjuguent qu'au passif] ), élargissement (construction impersonnelle l'on dit / on dit, pronoms possessifs, etc.) et abandon du modèle latin en faveur d'une description nouvelle, comme celle de la description du verbe, dont on distingue les deux manières, personnelles et impersonnelles.
L'Ars minor de Donat devient ainsi « un dispositif descriptif, mais il est adapté aux structures de la langue vernaculaire et il est transformé pour répondre aux nouvelles exigences de systématicité »”.
CF : Le rôle des traductions médiévales dans l'évolution de la langue française et la constitution de sa grammaire
Des traductions, des concepts et des mots
Quand on connaît l’influence de l’origine d’un traducteur sur sa traduction qui est liée à son environnement, ses études, sa grammaire, ses centres d’intérêt, la richesse de son vocabulaire, on peut se demander quel impact la langue vernaculaire anglaise a pu avoir sur celle du français.
“L'importance du genre a sans doute été soulignée depuis longtemps : le latin n'offre pas les mêmes difficultés au traducteur selon qu'il s'agit de chroniques ou de textes narratifs écrits dans un style simple et sans aspérités ou de textes théoriques et réflexifs maniant le raisonnement et l'abstraction.
Y. Lefèvre note que la langue du traducteur anonyme transposant en français au XIIIe siècle l'Elucidarium, œuvre d'Honorius Augustodunensis composée sans doute vers le début du XIIe siècle et visant à mettre à la portée des laïcs une théologie pratique, est « dès le premier abord, beaucoup moins bien adaptée à l'expression des idées abstraites ».
Un exemple particulièrement net de cette distinction et de l'impact qu'elle peut avoir sur la traduction est bien celui de Jean de Vignay, qui s'est exercé dans ces deux types de textes, sans avoir nécessairement les capacités d'un excellent latiniste. D. Gerner, éditeur de sa traduction des Otia imperialia, peut ainsi observer que « les passages construits sur une base essentiellement narrative trouvent volontiers à se couler dans des phrases, dans des paragraphes, rédigés dans une syntaxe qui suggère le naturel et le spontané d'une langue authentique ».
En revanche, c'est dans les passages didactiques à dominance abstraite, philosophique, théologique, exégétique, ou dans les parties scientifiques ou techniques « que surgissent le plus souvent ces phrases embarrassées, à la syntaxe défectueuse et empêtrée de latinismes, réunies en paragraphes dans lesquels la continuité thématique n'est que très rarement assurée, quand elle ne disparaît pas tout à fait ».
CF : Le rôle des traductions médiévales dans l'évolution de la langue française et la constitution de sa grammaire - ref. 15
L’expression des idées selon l’origine du traducteur peuvent être aussi amplifiée ou dénaturée. La structure vernaculaire française par exemple est plus proche de la structure latine que de la structure vernaculaire anglaise. De ce fait, les textes très abstraits des latins ont trouvé de meilleures traductions en langue française qu’en langue anglaise qui est, elle, plus pratique. Il est fort possible que l’extraordinaire qualité d’abstraction des penseurs français soient directement liées à l’excellente traduction de ces textes latins philosophique, politiques...
“On admettra aisément que la traduction est un cas tout à fait exceptionnel de l'expression des idées : c'est le cas où la pensée s'est constituée indépendamment de la langue dans laquelle elle doit prendre forme, celui où la pensée, par sa structure et ses concepts, dépasse donc presque toujours les cadres habituels de cette langue, où l'écrivain doit pousser jusqu'à leurs limites extrêmes ses possibilités d'expression, puis adapter ce qui dans la pensée est irréductible à la langue dont il use ; c'est, de plus, le seul cas où il est possible de connaître, grâce à la version originale, la pensée que l'écrivain s'est proposé d'exprimer, autrement que par l'expression qu'il a employée.
On comprend, par conséquent, que les traductions offrent un champ de recherche privilégié à qui veut déterminer à leur juste valeur les moyens d'expression qu'une langue met à la disposition de ceux qui l'utilisent”.
CF : Le rôle des traductions médiévales dans l'évolution de la langue française et la constitution de sa grammaire - ref. 8
Les traces des mots, sens et non sens
En tout cas, une des traces visibles de ces influences est celle des mots dont les origines se mélangent au fil des siècles :
“Le sens des mots peut avoir changé lors du passage dans l'autre langue.
Certains de ces mots sont des « allers-retours », car empruntés initialement au français. On peut citer par exemple le mot tunnel qui vient de l'anglais tunnel, passé en français lors de la Révolution industrielle, qui signifiait à l'origine dans cette langue « filet tubulaire pour attraper des oiseaux », emprunté lui-même au vieux français to(n)nel « sorte de filet pour prendre les perdrix », moderne tonnelle.
Certains mots anglais utilisés en français n'existent pas dans leur langue d'origine, ou existent avec un autre sens. Il s'agit pour une part de mots avec terminaison en « -ing » comme « le forcing » (formé du français « force » + la désinence anglaise ing) ou « un camping » (pour a camping site).
Certains mots sont la francisation partielle ou totale de termes anglais, comme paquebot (pour packet boat) ou redingote (pour riding coat)”.
Source : Wikipédia - Annexe:Mots français d’origine anglaise
Et, il y a les incompréhensions sémantiques, Les mots, des expressions qui ont un sens dans une langue et pas d’équivalent dans l’autre langue ou encore qui sont ce que l’on appelle des faux amis. C’est eux qui mettent en échec nos traducteurs linguistiques universels. En voici quelques exemples incompréhensible par un anglophone :
“Dépaysement
Le dépaysement, c’est changer de pays, c’est le sentiment bizarre quand on se sent étranger, désorienté, perdu dans quelque chose qu’on ne connaît pas… Autrement dit, ça englobe tout un tas de concepts décrits dans beaucoup de langues mais seul le Français a mis un mot dessus...
Flâner
Verbe très pratique quand il s’agit de marcher dans Paris en noir et blanc avec la clope au bec, il désigne le plaisir d’errer sans but, juste pour se promener un peu et rêvasser...
Spleen
Lui il est marrant parce que l’ami Baudelaire l’a piqué à l’Anglais, sauf que chez-eux « spleen » c’est soit la rate, soit la mauvaise humeur. Donc si vous dites « I have the spleen », on vous prendra soit pour un trafiquant d’organes, soit pour un type très énervé. Or en français, le spleen c’est un mélange d’ennui très profond et de tristesse qui te donne l’impression que le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle. Grosse grosse envie de défenestration à prévoir, comme quand t’écoutes Barbara…”
Sources : Top 10 des mots français qui n’ont pas d’équivalent en anglais - par Yannus 2017
Les traductions universelles
Quand j’utilise un traducteur universel informatique, j’ai tendance à éviter les faux amis, les mots sans équivalent dans la langue vers laquelle traduire, les phrases complexes. Cela m’oblige à simplifier quelque fois le sens, mais aussi à penser simplement des problèmes complexes. De la même façon que depuis l’arrivée des réseaux sociaux et en particulier de Twitter, les jeunes ne font plus de long paragraphes dans la construction de leurs textes en français ou en philosophie par exemple.
“Une startup australienne a intégré Watson, l'IA développée par IBM, dans une oreillette. L'objet permet ainsi de traduire une discussion, sans qu'il soit nécessaire d'avoir une connexion Wi-Fi ou Bluetooth.
L’intelligence artificielle Watson développée par IBM a déjà fait ses preuves dans le domaine médical, notamment pour détecter des maladies du cœur ou une leucémie rare qui avait échappé à des médecins. Cette IA a désormais un nouvel usage : intégrée dans une oreillette, elle est capable de traduire des conversations en quelques secondes.”
Source : Enfin un traducteur universel ? L’IA Watson d’IBM traduit des conversations depuis une oreillette, Nelly Lesage - https://www.numerama.com
Alors, l’intelligence artificielle, qui n’est ni aboutie, qui est d’origine américaine, qui n’a pas de notion de culture générale sensible, en tout cas pas européenne, va maintenant traduire nos textes automatiquement. À la vue de l’histoire ancienne développée dans cet article, nous pouvons nous poser la question de l'influence grammaticale, syntaxique, sémantique de ses mêmes traductions.
Si un jour, Guillaume le Conquérant en devenant Roi d’Angleterre a changé la donne pour la langue française, que dirons-nous de Watson d’IBM à ce sujet dans 500 ans ?
Source Image : Pixabay Vassilis738
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