De la nécessité de changer les clés de lecture du continent africain
L'évocation de l’Afrique nous place très souvent dans une dialectique du désespoir ou de l’euphorie. D’une part, la dialectique du désespoir renvoie aux images du sous-développement, de la misère, guerre, famine, d’élites corrompues et dirigeants politiques peu fréquentables etc. Inutile de s’échiner à expliquer que ces poncifs sont, à bien des égards, éculés et que les parties francophone, anglophone, lusophone et arabophone du continent sont, en réalité, radicalement différentes. Inutile aussi de faire remarquer que nombre de ces caricatures pourraient tout aussi bien s’appliquer aux continents européen ou américain[1]. Il semble plus judicieux d’éclairer la révolution africaine en marche en mettant en exergue les forces économiques, artistiques, intellectuelles et politiques qui s’y affirment sans aucun complexe.
D’autre part, la dialectique de l’euphorie se caractérise essentiellement par la croissance économique à deux chiffres de certains pays africains. Neuf des quinze nations à la croissance la plus rapide au monde se trouvent en Afrique. Il faut cependant se méfier autant de la vulgate afro-pessimiste que de cette rhétorique euphorique qui déferle sur l’Afrique. Car si l'évolution économique semble positive dans l'ensemble, elle ne suffit pas[2] à réduire la pauvreté de manière sensible[3]. La croissance actuelle ne suffit pas, c’est d’une transformation humaine, spirituelle, intellectuelle ou culturelle dont a besoin l’Afrique.
C’est du moins l’un des projets poursuivis par Felwine Sarr dans son essai : Afrotopia[4] (Philippe Rey, mars 2016, 155 pages), où il nous invite à décoloniser nos esprits des discours essentialistes sur l’Afrique, pour construire un projet sociétal centré sur des valeurs et réalités socioculturelles bien comprises.
« Il s’agit donc de s’extraire d’une dialectique de l’euphorie ou du désespoir et d’entreprendre un effort de réflexion critique sur soi, sur ses propres réalités et sur sa situation dans le monde : se penser, se représenter, se projeter »,
explique-t-il dès les premières pages du livre.
La révolution des mentalités, une priorité pour l’Afrique.
Au lendemain des indépendances, les pays africains ont retrouvé une «certaine» autodétermination mais ont perdu leur autodénomination. Bien qu’étant officiellement « indépendants », les africains se sont progressivement vu enfermés dans des discours n’ayant aucune référence endogène[5]. Les normes de développement furent importées car construites et définies en dehors de l’Afrique. À partir de là, toute la réflexion est piégée parce que tout ce qui émerge comme dynamique dans ces espaces n’est pas lue pour elle-même mais était placé dans une échelle normée, sous-développée, de manière péjorative.
Par exemple, certains régimes africains bien qu’efficaces – le cas du Rwanda – sont régulièrement taxés « d’autoritaire ». Or le plus souvent, c’est par rapport aux démocraties occidentale. On oublie que les démocraties n’ont pas été linéaires. La France a connu Robespierre et la Révolution française avec ses soubresauts. Ainsi, la meilleure forme d’organisation politique pour un pays dépend du cycle historique dans lequel ce pays se situe. On ne peut pas venir lui plaquer des formes achevées ailleurs comme étant les formes les plus signifiantes. Le faire est une forme de mépris culturel, car on projette son visage dans le monde et on demande à tous les peuples de porter le masque de son propre visage, sans aucun respect pour les singularités et les dynamiques historiques des autres.
Une révolution spirituelle est donc le préalable nécessaire pour décoloniser les esprits et permettre à l’Afrique de tracer enfin son propre sillon en refusant les normes prescriptives ou voies dessinées par d’autres. D’où l’importance pour l’Afrique, de fonder elle-même sa propre utopie.
Afrotopia, loin d’être une rêverie, est une utopie active...
Le principe d’une utopie c’est de projeter une vision et de mobiliser des énergies vers un projet que l’on construit, une vision qu’on veut atteindre. Cela implique d’opérer des choix sur notre identité, nos projets et priorités, puis de travailler pour les concrétiser. En matière de priorité, l’urgence, contrairement à ce qu’on pense, n’est point économique mais psychologique[6] car c’est la pensée qui détermine l’être. Le « développement » de l’Afrique ne sera effectif qu’après une décolonisation des esprits ou des mentalités[7]. Il faut déconstruire son rapport à autrui, changer de paradigme pour s’inscrire dans une forme d’horizontalité, une « poétique de la relation ». Si ce pilier qu’est la mentalité n’est pas reconstruit, rien de fondamentalement révolutionnaire ou de significatif n’adviendra.
En définitive, l’avenir de l’Afrique ne se joue pas seulement dans ses taux de croissance à deux chiffres mais davantage dans sa capacité à se réapproprier son destin c’est-à-dire ses choix, ses téléologies, d’être en mesure d’élaborer une réflexion libre et autonome. Se détacher de ces « écomythes », ces critères d’évaluation prétendument objectifs et universels comme le PIB ou le développement, qui donnent l’impression que les pays africains sont « sous-développés » ou en retard.
L’Afrique n’a personne à rattraper et elle n’est point « mal partie ». Sa modernité est déjà là, présente et rayonnante, il suffit de savoir l’apprécier au prisme du regard africain. Tel est l’ambition ultime du projet « afritopien », présenter un autre visage de l’Afrique des possibles.
Références
[2] L’économie est importante, mais elle n’est pas fondamentale et surtout pas seule. C’est une erreur méthodologique de penser le continent principalement à travers ce prisme. Il faut adopter une approche systémique et holistique qui prend en compte le politique, le culturel et le symbolique.
[3] Sans amélioration du bien-être, de la santé et de l’éducation, sans réduction des inégalités, bref, sans renforcement du développement humain, la croissance africaine apparaîtrait comme une victoire à la Pyrrhus car elle serait dans l’incapacité de participer à la réduction de la pauvreté.
[4] Afrotopia, néologisme de Felwine Sarr, désigne « une utopie active qui se donne pour tâche de débusquer dans le réel africain les vastes espaces du possible et les féconder ».
[5] Edward Saïd dans son célèbre ouvrage, L’Orientalisme : L’Orient créée par l’Occident, nous invite d’ailleurs à déconstruire ces pseudo représentations et images que l’Etranger véhicule sur l’Autre. Images qui par la longue auront un impact sur notre autoreprésentation puisqu’on n’arrive parfois plus à discerner le vrai de l’ivraie.
[6] C’est le projet de Frantz Fanon dans Peau Noire, masques blancs où il montre comment les infrastructures psychiques des Africains ont été absolument détruites après cinq siècle de colonisation. L’entreprise coloniale pour s’établir et durer a eu besoin de convaincre les populations que leurs systèmes de sens et de signification n’étaient pas bons et qu’il fallait les remplacer par ceux de l’occupant. D’où l’installation d’une conscience clivée et aliénée qu’il faut désormais reconstruire à travers le projet « Afrotopia ».
Voir plus d'articles de cet auteur