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Publié le 24 octobre 2017 Mis à jour le 24 octobre 2017

La base de données mon cher Watson

Une nouvelle boussole démocratique face à l’intelligence artificielle ?

Clementine Gallot, Flickr, 14 mars 2010.

Sherlock Holmes, perdu en se rendant à Scotland Yard, aurait pu dire à Watson dans la série : “Watson, prenez une boussole ! « Vous » veut dire « nous »”.

À la lecture de l’article de Xavier Ridel Comment Donald Trump a utilisé Facebook pour cibler très précisément les internautes, c’est ce que j’aurais pu dire aux citoyens américains. Dans une partie de Cluedo, il est toujours difficile de se représenter comme à la fois le mobile et la victime du “crime”. Il y avait de l’ordre de l’inconnu ou tout du moins de ce que je n’avais pas vu arriver.

Les américains les seuls touchés ? “Vous” veut dire “nous”

Trouver une boussole pour mieux comprendre les nouveaux enjeux démocratiques, l’influence du big data et de l’analyse de données sur une élection n’est pas qu’une question d’eux mais aussi de nous. C’est un peu la question que je me posais déjà dans un précédent article : Démocratie liquide, civic tech, la nouvelle agora ? Machiavel nous aurait dit de penser par gros temps pour vivre mieux le changement. À la manière de l’enquêteur du 221B Baker Street, il nous faut investiguer pour comprendre en quoi les algorithmes font évoluer (ou pas) les rites de l’agora.

Pour une question qui n’est pas neuve

La référence n’est pas totalement fortuite. Est-ce que vous avez le souvenir de Deep Blue ? Chloé Hecketsweiler et Sandrine Cassini ont eu une rôle d’excavateur de mémoire dans leur article du monde : Comment, avec son programme Watson, IBM veut changer le monde.

A la manière d’une étincelle, les deux journalistes m’ont permis de comprendre que les débats traversent le temps. Les technologies utilisées pour produire des algorithmes sont parfois anciennes. Elles ont déjà une mémoire, des héraults. Deep-Blue est celui qui a battu l'invincible Kasparov en 1997. Le bot développé par IBM à l'époque, entre émerveillement et millénarisme, par sa victoire, suscitait le débat. Puis, il fallut attendre l’augmentation de la puissance de calcul et le débat fût de nouveau là.

Elémentaire mon cher Watson ?

Présidentielle américaine : Facebook au coeur des soupçons. Coupable tout désigné ? La vérité est-elle ailleurs ? Vous ne voyez pas, un indice ? Watson, êtes-vous sûr de vous ? Un algorithme dont l’objectif est de nous faciliter notre vie d’être humain peut-il faire le mal ? Surtout, il nous soulage d’une partie de nos 35 000 micro-décisions par jour. Ce facilitateur du quotidien (transport, santé… et par extension la démocratie), un outil de décharge cognitive, une technologie de rupture, peut-il être le coupable tout désigné ?

Elémentaire mon cher Watson... non ! La réponse serait trop facile. Ce n’est pas le premier outil pour soulager la mémoire de l’Homme et lui permettre d’optimiser son temps. Les murs de Lascaux, l’invention de l’écriture, de l’imprimerie ont permis à l’Homme de multiplier les possibles. Ces technologie innovantes ont bousculé les vieux mondes. En démocratisant la mémoire, en partageant le savoir : elles multiplient le champ des possibles. Peut-on pour autant accuser la machine des intentions de l’Homme. Et pour le citoyen, encore faut-il accéder à ces nouvelles règles.

Entre ce qui arrive et ce qui n’est plus

Un peu comme ces mots d’Hannah Arendt dans la préface de la Crise de la culture :

L’appel à la pensée se fait entendre dans l’étrange entre deux qui s’insère parfois dans le temps historique où non seulement les historiens mais les acteurs (...) les vivants eux-mêmes, prennent conscience d’un intervalle dans le temps qui est clairement déterminé par des choses qui ne sont plus et par des choses qui ne sont pas encore.

L’usage de bot dans le système démocratique bouleverse nos représentations et nos habitudes. La complexité du jeu rend indispensable la mise en place de nouvelles grilles de lecture.

L’enjeu ? La transparence et l’accessibilité du jeu démocratique pour que les citoyens se construisent comme des êtres émancipés.

On est dans ce moment où le changement est là sans qu’on ne l’ait vu ou même entendu arriver. Se pose alors, pour nous, la question d’une certaine éthique démocratique et de la mise en capacité du citoyen pour comprendre ces nouveaux enjeux.

Un «empowerment» citoyen

Le changement acceptable est accessible. Je serais accusé de mot-valise si je parlais d’acculturation aux nouveaux usages démocratiques. C’est mieux quand on le dit, mais c’est peut-être un peu simple d’apparence.

Pour l’enseignant, une enquête est à mener. Il est sur le même pied d’égalité que l’apprenant puisqu’ils vivent le changement ensemble. Sa mission est d’aider l’élève à décrypter le réel et lui donner les moyens de le faire pour devenir. Le citoyen en construction apprend un monde qui ne l’est pas moins.

Agile, il s’adapte à un monde dynamique conscient que : “Nous fabriquons ces calculateurs, mais en retour ils nous construisent”. Le numérique est évidemment culturel mais aussi éminemment politique. Pour pasticher l’Historien : Est-ce que “l’algorithme écrit le monde avec les yeux de son développeur” autrement dit, si la machine est neutre, son auteur l’est-il ?

L’IA plus Moriarty que Watson ?

Un dark-post, selon la définition de Bernard Schmidt, est un message publicitaire hyper ciblé qui va apparaître sur votre mur Facebook, et uniquement sur le vôtre, et qui disparaîtra ensuite de votre fil. Il n’apparaîtra pas sur la page qui l’a émis. Impossible donc de savoir à quoi il ressemble.

En l'occurrence, Cambridge Analytica, au travers de cette technique, a pu contrôler ce que l’utilisateur voit. Son arme ? L’utilisation de l’analyse de données massives grâce aux big data et à la méthode de psychologie OCEAN. Cela permet d'identifier le profil des utilisateurs de Facebook et donc de cibler les électeurs.

A l’évidence, on peut souligner l’importance du calcul machine, on peut également s'intéresser à l’intention politique. Les “robots sont plus stupides que des rats” comme dit Yves Le Cun.  Dans l’Invité d’Ali Badou, il déclare qu’un algorithme n’a pas "La capacité à apprendre par l'observation, acquérir le sens commun, ce que nous on apprend, bébé, vers l'âge de huit mois". Derrière une machine, il y a souvent une intention et donc l’homme.

Se pose la question de la qualité du minerai pour les candidats et celle de la transparence pour les électeurs

Le Big data… l’enquêteur sur le flot de ses réflexions pourrait se dire à la manière de Sherlock Holmes “Il n'y a qu'une affaire qui aujourd'hui pique ma curiosité : l'étrange affaire de Mrs. Hudson, fantomatique logeuse. Je me suis intéressé à ses allées-et-venues qui s'avèrent des plus... sinistres”.  Dans tout ce que je viens de dire, les données ressemblent à cette logeuse qui fait des allées et venues. S’ils se posent la question de la transparence, posons-nous la question de la donnée autrement dit du minerai.

L’usage de bases de données n’est pas nouveau en matière politique. La circulaire du 28 juin 1820 recommandait aux préfets de classer les électeurs selon leurs opinions politiques, pour permettre au ministre de l’Intérieur d’évaluer les probabilités de vote. Le marketing politique non plus n’est pas neuf. Avec les “causeries au coin du feu”, Roosevelt utilisait l’innovation pour diffuser son message. Il s’agit moins de la liste que de celui qui la nourrit. Sa constitution est le fruit d’un regard culturel et humain. Elle est donc susceptible de biais.

Le complément de la baladodiffusion du Techcafé sur l’IA par Pierre Olivier est éclairant. Si les bases de données sont ouvertes, elles sont généralement organisées autour du marketing, de la communication ou de la technique. Aucune d’elles ne serait alors statistiquement fiable. L’objectif peut alors rater sa cible, un peu à l’image des études médicales uniquement faites sur des hommes pour des médicaments que l’on donne aux femmes. On ne mesure pas toujours tous les effets du pharmakon que l’on utilise.

L’optimisation de la vie démocratique

Le numérique a permis de nouvelles formes de militantisme qui dépassent largement la question de l’algorithme. Il a fait évoluer les schèmes.

La gestion entrepreneuriale des campagnes n’est pas un problème en soi à partir du moment où les règles du jeu sont claires. Elles peuvent favoriser la liberté d’expression et l’accession de tous à l’information. Dans un contexte où chacun souhaite être écouté, les plateformes électorales sont des hubs pour connecter le candidat au citoyen. Cette méthode n’est encore une fois pas nouvelle.

Accéder et faire accéder à l’information n’a jamais été aussi facile. Savoir pourquoi elle m’est adressée et d’où elle m’est adressée constitue le noeud du problème. Le Dark-Post casse la règle du jeu par son côté obscur et éphémère. Il représente la différence que l’on peut faire entre liberté d’expression et libération de la parole. La tentation avec l’anonymat est de se laisser à tout dire. Le caractère fugace libère la responsabilité. Comme pourrait le dire Gérard Bronner, l’excès de liberté est liberticide. Quels effets peuvent avoir des informations qui diraient qu’un candidat est reptilien, qu’il a volé. Quelles seraient ensuite sa crédibilité et sa liberté d’action ? Comment imaginer un droit de réponse dans ce cas-là ?

Une intelligence artificielle ne se comportera pas de la même manière avec deux bases de données différentes. Elles sont le plus souvent nourries avec des considérations de marketing, de communication ou techniques. Quid de celles citoyennes ? Fruit d’une action humaine, la question est moins la méthode que celle liée à la confiance et à la transparence. La détérioration des relations à l’autre comme au politique n’est pas, d’ailleurs, liée à l’émergence des outils et de la culture numérique. Elle n’en est que le symbole de son évolution. La question du pourquoi ai-je été sollicité se posera alors pour le citoyen.

(ré) Instaurer la confiance en l’autre...

L’enjeu reste bien la confiance des citoyens en général et des jeunes en particulier dans la démocratie. Le danger avec des outils comme le dark-post est la rupture du contrat de confiance pour la chose politique. L’enquête Cevipof parue en janvier 2017 sur les grandes tendances de la confiance est éclairante sur le sujet. 70 % des français pensent que la démocratie ne fonctionne pas très bien et 44 % ne s'intéressent pas à la politique. Seulement 11% des français gardent leur confiance dans les partis politiques.

Le plus inquiétant est la lecture du chiffre suivant : 73 % des français pensent qu’on n’est jamais assez méfiant quand on a affaire aux autres. La dark-post, c’est l’introduction du doute permanent et au-delà, la multiplication des thèses complotistes. J’entends déjà “Si c’est arrivé une fois, ça arrivera tout le temps”.

Contrairement à une machine, l’homme a besoin de comprendre le sens de sa présence, de celui qui lui parle et de comment il est venu à lui. S’il y a une éducation aux règles de la citoyenneté aux élèves, peut-être faut-il une éducation aux effets et usages du numérique en démocratie. Rien n’est évident y compris pour nos édiles. Dans ce contexte de défiance, la mission des enseignants est de réenchanter le monde.

L’enseignant n’a jamais été aussi indispensable...

Le rôle des enseignants dans la formation de l’élève citoyen ne s’est jamais révélé aussi important dans la perception du numérique comme outil et production/producteur de culturel. Au-delà du constat, l’aveu d’impuissance ?

Peut-être pas ! Jean Paul Moiraud écrit dans son article Le numérique éducatif, entre métamorphose et métanoïa. La porosité de l’espace et la dilution du temps au service de la convergence pédagogique :

Dans chacun des cas, cela nous « condamne » à devenir intelligent, c’est en cela que nous devons proposer des scénarios pour exercer notre activité dans cet espace augmenté et dans un temps qui se  modifie”.

L’éducation à la citoyenneté doit tenir compte de ces nouveaux schèmes de notre vie politique. Faciliter, décrypter et voir le monde tel qu’il est, est un des enjeux pour les systèmes éducatifs. Nous devons faire avec le monde tel qu’il est devant nous et ainsi permettre à l’élève de devenir un citoyen émancipé conscient des bruits de demain pour être confiant en l’avenir. Les enseignants appartiennent à une sphère plus grande qui est l’environnement d’apprentissage personnel de l’élève. La solution reste donc de penser en équipe : des élus aux parents, des adultes aux enfants.

Se donner des normes de conduite différentes, des règles, supposées meilleures, constitue en soi une réponse. Les compétences du XXI siècle : d’apprendre à apprendre, d’agilité et de responsabilité sociale reflètent ces nouvelles habiletés nécessaires. L’empowerment des citoyens est une question qui se pose déjà depuis longtemps. Notre monde dynamique oblige au développement de l’apprentissage, en classe, de pratique émancipatrice.

Elle est vieille comme le monde et se nomme esprit critique. La cité comme l'École n’est pas l’affaire des seuls experts. Elle est de la responsabilité de tous. L'outil ne fait pas l'élection. Il n’a pas d’intention, de volonté. Il n’est que l’interprétation des intentions de l’Homme. Un ami me dirait qu’il faut faire preuve d’un conservatisme dynamique dans la mesure où tout cela est régi par un premier réflexe, l’esprit critique.

Illustration : Régionale 14 mars 2010, Clementine Gallot, Flickr

Sources

Comment Donald Trump a utilisé Facebook pour cibler très précisément les internautes, Xavier Ridel, Slate, 1 février 2017
http://www.slate.fr/story/136199/trump-brexit-cambridge-analytica

Démocratie liquide, civic tech, la nouvelle agora ?, Nicolas Le Luherne, Thot Cursus, 14 novembre 2016
http://cursus.edu/article/28078/democratie-liquide-civic-tech-nouvelle-agora

Comment, avec son programme Watson, IBM veut changer le monde, Chloé Hecketsweiler et Sandrine Cassini, Le Monde, 2 novembre 2017.
http://www.lemonde.fr/economie/article/2017/10/02/watson-le-savant-calcul-d-ibm_5194573_3234.html

Présidentielle américaine : facebook au coeur des soupçons, Jean Bernard Schmidt, Spicee Le Mag, 24 septembre 2017.
http://blogs.spicee.com/presidentielle-americaine-facebook-au-coeur-des-soupcons/

La crise de la culture, Hannah Arendt, Folio Essai, 1961
https://www.decitre.fr/livres/la-crise-de-la-culture-9782070325030.html

A quoi rêvent les algorithmes, Dominique Cardon, Le Seuil, 2015
https://www.decitre.fr/livres/a-quoi-revent-les-algorithmes-9782021279962.html

Yann Le Cun : “Ce qui manque aux machines (pour dépasser l’homme), c’est l’intelligence générale”; L’invité d’Ali Badou, Ali Badou, France-inter, 20 octobre 2017.
https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-d-ali-baddou/l-invite-d-ali-baddou-20-octobre-2017

Complément sur l’IA avec Pierre Olivier, Guillaume Vendée, Tech Café, 1er Aout 2017.
http://techcafe.fr/56-complement-ia-pierre-olivier/

Baromètre de la confiance politique, Vague 8,  CEVIPOF, janvier 2017
http://www.cevipof.com/fr/le-barometre-de-la-confiance-politique-du-cevipof/resultats-1/vague8/

Le numérique éducatif, entre métamorphose et métanoïa. La porosité de l’espace et la dilution du temps au service de la convergence pédagogique, Jean Paul Moiraud, Un blog pour apprendre, apprendre avec un blog, 9 juillet 2017.


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